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Lettre de prison

Depuis qu’il a été arrêté en octobre 2021 après un long exil, Mikhaïl Saakachvili croupit dans la cellule d’un hôpital pénitentiaire à Tbilissi. Condamné par contumace à six ans de détention par le pouvoir prorusse de Géorgie, il est devenu le prisonnier politique le plus connu de la région. Et sans doute aussi l’un des plus menacés : une longue grève de la faim et l’absence de traitements médicaux adéquats l’ont cloué au fond de son lit. Il a perdu près de 50 kilos, traîne plusieurs maladies et s’épuise psychologiquement à cause de l’enfermement. Ses proches affirment qu’il meurt à petit feu.

L’ancien président, qui après la révolution des Roses en 2004 a réformé la Géorgie à la vitesse de l’éclair pour la rapprocher de l’Union européenne et de l’Otan, est devenu la bête noire de Vladimir Poutine et de ses « correspondants » géorgiens. Ce qui explique l’injuste détention qu’on lui inflige (comme Navalny en Russie). On comprendra que, dans un tel contexte, l’interview qu’il accorde à notre Revue a un caractère assez exceptionnel…

I. L.

Isabelle Lasserre — Comment allez-vous ?

Mikheïl Saakachvili — J’ai passé les quatorze derniers mois à l’hôpital sous administration pénitentiaire, presque sans voir la lumière du jour et sans respirer d’air frais. Ma vie se déroule au rythme des transfusions sanguines et des prises d’innombrables médicaments. J’ai beaucoup de mal à marcher. Je reste allongé sur mon lit la plupart du temps.

I. L. — De quoi êtes-vous accusé exactement ?

M. S. — J’ai été reconnu coupable par contumace de deux abus de pouvoir, l’un basé sur la rumeur véhiculée par un policier qui m’accuse de lui avoir donné l’ordre de frapper un membre du Parlement devant ses supérieurs, lesquels ont pourtant tous nié… Dans l’autre cas, on me reproche d’avoir utilisé le pouvoir discrétionnaire qu’ont tous les présidents pour gracier des condamnés. Je pense que cette accusation est un précédent unique dans le monde !

I. L. — Pourquoi ne vous libère-t-on pas ?

M. S. — Bidzina Ivanichvili (1) et ses supérieurs en Russie (2) savent très bien que je conserve d’ardents supporters dans le pays. Je suis aussi un symbole dans toute la région, celui d’un homme qui s’est élevé contre l’expansionnisme russe. C’est la raison pour laquelle Poutine et ses associés ont continué à me harceler pendant toutes ces années. Je ne suis plus président, mais Poutine continue de me comparer à Navalny (3). Et Medvedev (4) a prononcé une intervention très violente contre moi récemment. Ivanichvili pense que, si j’étais libéré et autorisé à me déplacer librement en Géorgie, son projet — qui consiste à éradiquer toute opposition politique — s’effondrerait. Alors ses maîtres à Moscou perdraient le contrôle de la Géorgie et devraient affronter dans la foulée de nouveaux défis dans le Caucase du Nord.

I. L. — Pourquoi la présidente Salomé Zourabichvili n’a-t-elle pas utilisé son droit de grâce pour vous libérer ?

M. S. — Salomé Zourabichvili s’est révélée être une ennemie idéologique de la révolution des Roses. Elle considère, au minimum, que la responsabilité de la guerre de 2008 est partagée entre la Russie et la Géorgie. Elle a aussi souvent rejeté la faute de l’invasion russe sur moi personnellement. Par surcroît, je ne peux exclure qu’elle ait peur pour sa propre sécurité au sein de ce qui devient de plus en plus clairement un État mafieux.

I. L. — Qu’est-ce qui vous a poussé à rentrer en Géorgie malgré les risques (5) ?

M. S. — La seule option aurait été de rester en sécurité en Ukraine, de regarder de loin comment les Russes tentent de mettre la main sur les institutions géorgiennes, d’observer à distance l’abrogation de nos réformes et la fuite de centaines de milliers de nos meilleurs esprits et de nos meilleurs ouvriers vers l’Europe et les États-Unis, laissant un pays dépeuplé. La situation s’est encore aggravée depuis que sont arrivés des émigrés russes qui se sont installés à leur place. J’étais tellement désespéré de voir tous ces changements que j’ai voulu essayer d’insuffler à nouveau …