Patrice de Méritens — De quand date la bascule du monde qui voit la montée en puissance des autocraties ?
Isabelle Mandraud — C’est un mouvement de fond qui s’est déployé progressivement. Après l’élan en faveur de la démocratie des années 1990 — suite à la chute de l’URSS et à la fin de l’apartheid —, puis après les révolutions arabes des années 2010, on a assisté à un retournement, un durcissement des régimes autocratiques. Opacité de la gouvernance, népotisme kleptocratique, corruption omniprésente, hostilité et esprit de revanche de la part des dirigeants autocrates : en dix ans le monde a changé de visage.
Nous donnons les chiffres dès l’amorce de notre livre : la population mondiale dirigée par des gouvernements autocratiques est passée de 49 % en 2011 à 70 % en 2021, soit 5,4 milliards de personnes. Plus d’un quart des habitants de la planète vit sous le joug d’un régime fermé. Quelle que soit l’issue de la guerre déclenchée par Vladimir Poutine contre l’Ukraine, l’autocratisation du monde est en marche. Et si le chef du Kremlin se veut l’initiateur et le porte-voix de cette entreprise de transformation de l’ordre international, il n’est pas le seul à y participer : la Chine et l’Iran sont ses alliés majeurs, avec d’autres —l’Inde, la Turquie, la Syrie, le Venezuela, la Birmanie, la Corée du Nord, l’Égypte ou bien encore le Mali, rejoints désormais par la Tunisie du président Kaïs Saïed, qui profitent du mouvement pour conforter leurs intérêts.
Julien Théron — L’autocratisation est le pendant exact de la démocratisation qu’on a trop considérée comme un mouvement naturel et irréversible dans les années 1990. Le monde démocratique s’est reposé sur ses lauriers, estimant qu’avec l’effondrement du bloc soviétique le système libéral capitaliste ainsi que la démocratie avaient réussi. Or l’Histoire, contrairement à ce que d’aucuns ont pensé, n’est nullement achevée. Le partenariat Russie-Chine est en ordre de bataille et ne cesse de se renforcer depuis les années 2000, même s’il est désormais plus asymétrique. À plus grande échelle, le principe de ceux qui aspirent à se saisir du pouvoir et à le conserver indéfiniment consiste à se protéger mutuellement jusqu’à former une sorte d’« internationale autocratique » de pays alliés. Ceux-ci votent de concert aux Nations unies, coopèrent sur le plan sécuritaire, mutualisent leur propagande, développent des échanges commerciaux privilégiés, nouent des alliances militaires tout en se fournissant en armes les uns auprès des autres. Tout cela se fait, motivé par des intérêts partitifs, au mépris des principes de la Charte des Nations unies et des droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels de la Charte internationale des droits de l’homme.
P. M. — Comment s’opère cette sorte de subversion ?
J. T. — Pour saisir la manœuvre, il faut se rappeler que l’ONU est une organisation fondée sur les droits de l’homme et non sur la démocratie, et cela pour des raisons historiques : un certain nombre d’États fondateurs n’étaient en effet pas sous le régime de la démocratie. D’une …
Ce site est en accès libre. Pour lire la suite, il vous suffit de vous inscrire.
J'ai déjà un compte
M'inscrire
Celui-ci sera votre espace privilégié où vous pourrez consulter à tout moment :
- Historiques de commandes
- Liens vers les revues, articles ou entretiens achetés
- Informations personnelles