Isabelle Lasserre — Le risque d’une troisième guerre mondiale, régulièrement évoqué depuis l’invasion russe de l’Ukraine, est-il selon vous réel ?
Bruno Tertrais — Je n’ai pas cette impression. La dernière guerre mondiale remonte à plus de soixante-dix ans. Et aucune des guerres qui lui ont succédé n’avait ses caractéristiques, pas même la guerre froide, qui a pourtant fait courir le risque d’un conflit nucléaire entre les États-Unis et l’URSS. Certains conservateurs américains ont bien considéré, après la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’Union soviétique, qu’ils avaient gagné la « troisième guerre mondiale ». De la même manière, ils ont assimilé la guerre contre les talibans après le 11 septembre 2001 à une « quatrième guerre mondiale », qui aurait été gagnée par les États-Unis… L’expression est donc galvaudée. Il faut revenir aux sources. Qu’est-ce qu’une guerre mondiale ? C’est une guerre qui oppose au moins deux grandes puissances de rang planétaire, qui se déroule sur de multiples théâtres, et dont les conséquences dépassent le niveau régional.
Par exemple, si la Chine et les États-Unis s’affrontent demain en mer de Chine du Sud mais que le conflit reste contenu, il ne s’agira pas d’une « guerre mondiale ». Ces précautions prises, on peut sans risque avancer qu’en 2024 n’importe quelle confrontation militaire entre grandes puissances aurait de toute façon un impact planétaire. Même s’il demeurait limité, elle aurait immédiatement de lourdes répercussions sur les marchés financiers. La mondialisation est aussi une mondialisation de la guerre. Mais nous vivons pourtant aujourd’hui une période particulière de l’Histoire. Bientôt quatre- vingts ans sans affrontement direct entre grandes puissances, c’est quelque chose d’exceptionnel. Nassim Nicholas Taleb, le théoricien du « cygne noir » (1) et de la « puissance de l’imprévisible », considère que ce n’est pas assez pour en conclure qu’il se passe quelque chose d’exceptionnel dans l’Histoire du point de vue statistique et qu’il est nécessaire d’y trouver des explications. Je pense au contraire qu’on peut en avancer quelques-unes.
I. L. — Lesquelles ?
B. T. — D’abord, l’interdépendance économique et financière, qui empêche les États de penser à la guerre comme à un outil de politique rationnel. Un dirigeant chinois ne pourrait plus démarrer un conflit aujourd’hui sans penser à ses conséquences sur l’économie du pays. Ce n’est cependant pas suffisant, car les passions l’emportent souvent sur les intérêts. Il y a une autre explication : le monde aurait été vacciné contre la guerre mondiale après la séquence de 1914- 1945. Mais ce n’est pas non plus suffisant. Le temps a passé et les nouvelles générations ont oublié. La troisième explication est celle de la dissuasion nucléaire. À mon sens, elle a joué un rôle dans l’esprit des dirigeants en rendant la guerre beaucoup plus coûteuse depuis 1945. J’ajoute que la dissuasion n’est pas seulement nucléaire. Il y a de nos jours un réseau solide d’alliances occidentales qui n’existait pas en 1939 et qui ralentit le passage à l’acte des grandes puissances. Les Chinois, par exemple, testent la …
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