Comment en sommes-nous arrivés là ? Comment la Russie en est-elle arrivée à ce que le politologue Boris Pastoukhov appelle « l’une des plus grandes catastrophes » dans l’histoire du pays (1) ? Le Kremlin a déclenché, le 24 février 2022, une guerre insensée contre l’Ukraine et y consacre des fortunes — on a parlé d’un coût de 7 milliards de dollars pour les cinq premiers jours (2) —, alors que, d’après des données de 2020, 30 millions de Russes n’ont pas de toilettes chez eux car ils ne sont pas reliés à un système collectif de canalisation (3), 40 % des hôpitaux n’ont pas de chauffage central, et plus de 30 % n’ont même pas d’eau chaude (4). Le rouble s’effondre ; l’économie russe se replie sur elle-même (5), accroît sa dépendance vis-à-vis de la Chine et est de plus en plus consacrée à la guerre — le budget que Moscou compte allouer à la défense devrait augmenter de 70 % en 2024 et dépasser les dépenses sociales (6). La Russie elle-même prétend fièrement vouloir se concentrer sur ses relations avec l’Asie, alors que, depuis Pierre le Grand au moins, elle n’a eu de cesse de se rapprocher de l’Europe. Des centaines de milliers de Russes — souvent jeunes et très bien formés — ont quitté le pays depuis février 2022, sans compter ceux qui en étaient déjà partis, sans faire de bruit, au cours des années précédentes — de 1,6 à 2 millions de personnes qualifiées entre 2000 et 2018, semble-t-il (7). La Russie souffre pourtant de sérieux problèmes démographiques et, d’après le New York Times d’août 2023, la guerre aurait déjà fait dans les deux camps près de 500 000 tués et blessés, majoritairement russes (8).
Cette guerre n’est toutefois que le symptôme, le plus criminel, le plus dénué de toutes perspectives, d’une évolution de la Russie, alors que beaucoup pensaient que celle-ci, après la chute de l’URSS, construirait à sa façon un État de droit et une économie de marché. Il importe donc de réexaminer ces trois dernières décennies qui ont marqué, non une progression vers la démocratie, mais un retour vers des pratiques liberticides, et de s’interroger sur les raisons de cet échec.
De nombreux Russes se posent ces questions, certains dans des livres — par exemple, ceux des journalistes Mikhaïl Zygar et d’Elena Kostyuchenko, déjà publiés en anglais (9) —, beaucoup sur les réseaux sociaux, et leurs débats témoignent souvent des impasses dans lesquelles se trouve leur pays. Le 11 août 2023, Alexeï Navalny, le plus célèbre prisonnier politique de Russie, a ainsi diffusé un texte qui a suscité bien des réactions et qui, en dépit de certains points contestables, lance des pistes de réflexion méritant d’être approfondies (10).
Un bilan ébauché par Navalny
Alexeï Navalny a dévoilé, pendant plus de dix ans, les pratiques de corruption au sein des élites russes et a été victime en août 2020 d’une tentative d’empoisonnement de la part du FSB. Sauvé en Allemagne, il a été emprisonné …
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