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Ukraine, le dernier rempart

Entretien avec Olga Stefanichyna, vice-première ministre d’Ukraine par Isabelle Lasserre, rédactrice en chef adjointe au service international du Figaro

n° 182 - Hiver 2024

Isabelle Lasserre — En quoi la guerre entre Israël et le Hamas affecte-t-elle l’Ukraine ?

Olga Stefanichyna — Rien n’a fondamentalement changé pour l’Ukraine. Nous continuons toujours à nous battre contre la barbarie russe. Nous continuons à souffrir de l’agression russe. Et nous conservons le même objectif : libérer entièrement notre pays et en chasser définitivement les forces russes. Ce but n’a en rien été affecté par le nouveau conflit au Proche-Orient. Ce qui a changé, en revanche, c’est la moindre attention portée par nos alliés occidentaux à ce qui se passe en Ukraine. C’est comme si l’Europe et l’Otan avaient brusquement oublié que la guerre se déroule à leurs frontières, sur lesquelles pèse la menace militaire de la Russie. Toute l’attention occidentale, celle des dirigeants mais surtout celle des médias, s’est déportée en quelques jours sur le conflit Israël/Hamas et ses atrocités. Nous comprenons, bien sûr, que c’est le monde réel. Mais, d’un point de vue humain, nous avons le sentiment que nos souffrances ne sont plus que des titres de journaux qui peuvent disparaître du jour au lendemain. Nous compatissons avec la douleur du peuple israélien depuis le 7 octobre, comme nous comprenons la nécessité que justice lui soit rendue. Mais une guerre doit-elle à ce point en effacer une autre ? Je ne le crois pas. D’autant que la guerre qui sévit en Ukraine ne concerne pas seulement l’Ukraine. C’est aussi une guerre livrée par la Russie contre l’Otan et contre l’Union européenne. Et si l’armée de Vladimir Poutine n’est pas directement engagée sur le territoire de l’UE, c’est bien parce que l’Ukraine assure, pour les Européens, un rôle de dissuasion vis- à-vis de l’agresseur russe.

I. L. — Depuis l’échec de la contre-offensive, certains dirigeants occidentaux considèrent qu’il est temps pour l’Ukraine d’envisager des négociations avec la Russie. Qu’en pensez- vous ?

O. S. — C’est toujours la même histoire et c’est agaçant ! L’annexion brutale de la Crimée, il y a dix ans, avait provoqué un choc dans le monde occidental. Mais, au bout de quelques mois, l’attention était retombée et l’Ukraine s’était laissé imposer un processus de négociations, avec les accords de Minsk, qui n’a absolument rien résolu. La même émotion a accompagné l’invasion russe de février 2022. Et aujourd’hui, la même fatigue lui succède de la part des Occidentaux, avec les mêmes demandes qui n’aboutiront à rien puisque de toute façon Vladimir Poutine ne veut pas négocier et ne veut pas se retirer de l’Ukraine. Nous avons compris qu’il nous faut compter avant tout sur nous-mêmes et sur nos propres forces.

Plusieurs initiatives ont été prises. D’abord, le format Ramstein (1), qui garantit la durabilité du soutien militaire. Il sera opérationnel et demeurera quels que soient l’instabilité du monde et le résultat des diverses élections en Occident. Le deuxième point fort, c’est le statut de candidat à l’Union européenne qui a été accordé à l’Ukraine. À cette occasion, les pays européens ont promis qu’ils seraient à nos côtés « aussi longtemps qu’il le faudra ». Ce n’était pas évident au départ. C’était une déclaration très forte. Aujourd’hui, certains voudraient se débarrasser du problème ukrainien, se décharger de la patate chaude, du fardeau. Et surtout abandonner leurs responsabilités en nous forçant à négocier. Il y aura, c’est sûr, des négociations un jour. Mais seulement une fois que toutes les préconditions édictées par l’Ukraine dans sa formule de paix (2) — acceptée par les Occidentaux — seront réunies. Si les États-Unis et l’Europe refusent de céder à la Russie, ils enverront un signal de fermeté au reste du monde, à l’Iran, à la Corée du Nord, à la Chine. L’Union européenne en sortira renforcée. Si, au contraire, les Occidentaux se contentent d’une solution en demi-teinte, l’agression russe se trouvera légitimée et avec elle des dizaines de milliers de meurtres de civils. On ne sait même pas combien d’entre eux sont morts à Marioupol… L’agression risquera alors de se reproduire ailleurs. Ce serait le pire des scénarios. Une fois pour toutes, une solution négociée qui n’inclurait pas l’intégrité territoriale de l’Ukraine et le jugement des criminels de guerre voudrait dire non pas que l’Ukraine a échoué, mais que l’Occident a succombé à la pression de la Russie.

I. L. — Craignez-vous un nouveau Munich ?

O. S. — J’en ai surtout marre de toutes les promesses vides. En fait, nous avons déjà eu plusieurs Munich ! Après l’annexion de la Crimée en 2014, les accords de Minsk et le gel de la situation qu’ils impliquaient représentaient déjà un Munich ! Ce n’est pas que les Européens aient eu de mauvaises intentions. Mais ils n’ont pas tiré la leçon des guerres de Poutine. L’histoire se répète, inlassablement. L’Ukraine a une triste expérience des demi-solutions qui lui sont imposées par la communauté internationale. Ce fut le cas à Bucarest en 2008 lors du sommet de l’Otan, où le veto de la France et de l’Allemagne, sous la pression de Vladimir Poutine, avait à moitié fermé les portes de l’Alliance à l’Ukraine et à la Géorgie. Ce fut aussi le cas avec le mémorandum de Budapest en 1994 (3), quand l’Ukraine a été contrainte de se débarrasser de ses armes nucléaires en échange de garanties de sécurité qu’étaient censés lui fournir les États-Unis, la Grande-Bretagne et la Russie. À peine deux ans plus tard, en pleine guerre de Tchétchénie, la Russie entrait au Conseil de l’Europe… Toujours la carotte et le bâton. Quand les Ukrainiens demandent aujourd’hui aux Occidentaux de les aider à se défendre contre l’invasion russe, ils ne leur demandent, en réalité, que de tenir les promesses qu’ils ont faites il y a trente ans… L’histoire de la région prouve que les demi-solutions n’ont jamais marché. Après le sommet de Bucarest, Vladimir Poutine a envahi la Géorgie en 2008, puis la Crimée en 2014. Je le répète : aujourd’hui est venu le temps des décisions, ainsi que le temps du noir et du blanc. Si les Européens décident de soutenir l’Ukraine, ils doivent le faire entièrement. Ils …