Politique Internationale — Vous qui êtes un observateur averti du monde olympique, quel regard portez-vous sur l’actuel président du CIO Thomas Bach, qui a pris les rênes de cette vénérable institution en 2013 ?
Alan Abrahamson — Thomas Bach est celui qui a fait entrer le CIO, et avec lui l’ensemble du mouvement olympique mondial, dans le XXIe siècle. On l’a beaucoup critiqué, mais personne ne peut contester son bilan. Il est sans aucun doute le président du CIO qui, depuis le début de l’olympisme moderne, a impulsé le plus de changements dans l’organisation du système. Avec Pierre de Coubertin et Antonio Samaranch, il est celui qui aura le plus marqué l’histoire de cette institution. Enfin, Bach est le président le plus accessible et le plus compétent que le CIO n’ait jamais eu. On le dit froid et détaché. Rien n’est moins vrai : il a montré à maintes reprises de réelles et grandes qualités humaines.
P. I. — Avant d’accéder à ses responsabilités actuelles, Thomas Bach s’est d’abord fait connaître en tant que champion d’escrime. En quoi son expérience de sportif de haut niveau, dans les années 1970 et 1980, a-t-elle influencé le reste de sa carrière ?
A. A. — C’est exact, il a remporté l’or dans l’épreuve du fleuret par équipe aux JO de Montréal en 1976. Puis est arrivé le boycott de 1980 qui a marqué un tournant, non seulement pour Bach, qui aurait eu toutes les chances de rafler une autre médaille à Moscou, mais pour le mouvement olympique dans son ensemble. Il y a un avant et un après Moscou, c’est certain. Après cela, tout a changé. C’est sous Samaranch, qui fut président du CIO de 1980 à 2001, que l’olympisme est passé à la vitesse supérieure. À partir des Jeux de Los Angeles — qui ont été, en retour, boycottés par les Soviétiques — les JO ont pris une autre dimension. Ils sont devenus une machine à faire du cash — l’édition 1984 a permis d’engranger plus de 200 millions de dollars d’excédent. Avec Samaranch, les cinq anneaux sont devenus la marque la plus reconnaissable au monde et le CIO a commencé à brasser des milliards. Le point d’orgue de son mandat a été les JO de Barcelone, qui ont profondément transformé l’image et la physionomie de la ville.
P. I. — Peu de temps après son arrivée à la tête du CIO, les difficultés s’accumulent pour Thomas Bach…
A. A. — Quand Bach est élu en 2013, il est bien loin d’imaginer qu’une avalanche de crises allait bientôt s’abattre sur lui. D’abord, à l’occasion des Jeux d’hiver de Sotchi en 2014, un scandale éclate, lié à des affaires de dopage au sein des équipes russes. Il y a ensuite les Jeux d’été de Rio en 2016, qui se sont soldés par une catastrophe financière, puis le psychodrame autour de la Corée du Nord durant l’hiver 2018, sans oublier, bien sûr, la pandémie de Covid-19 qui, pour la première fois dans l’histoire olympique, a conduit au report des Jeux d’été et à l’organisation sous haute surveillance des Jeux de Tokyo un an plus tard. Et, pour finir, l’invasion de l’Ukraine par la Russie qui plonge le monde en général et le monde du sport en particulier dans la tourmente. Je précise que toutes ces années ont été ponctuées de nouveaux rebondissements dans l’interminable saga, sportive et judiciaire, du dopage russe…
Pourtant, malgré tous ces désastres, Thomas Bach n’en démord pas. Il l’a encore redit dans un discours prononcé devant l’Association des comités olympiques nationaux à Séoul à l’automne 2022 : « Les Jeux olympiques doivent toujours construire des ponts. Ils ne doivent jamais ériger des murs. »
P. I. — De fait, Thomas Bach a toujours cherché à faire des Jeux un instrument au service de la paix…
A. A. — Effectivement, et il s’en est donné les moyens. L’une de ses premières décisions en tant que président a été de céder, en mai 2014, les droits de diffusion des Jeux olympiques à NBCUniversal pour un montant de 7,65 milliards de dollars, et cela jusqu’en 2032. Avec cet accord, le CIO assure son avenir à moyen terme. Dans un monde qu’il considère comme éminemment « fragile », Thomas Bach attache à la sécurité financière une importance majeure.
Une fois cette stabilité acquise, Bach a fait adopter en décembre 2014 un plan de réformes en 40 points baptisé Agenda 2020, qui prévoit notamment la création d’une chaîne olympique. En février 2018, il a mis sur les rails la « nouvelle norme », une série de 118 mesures visant à revoir l’enchaînement des étapes techniques qui jalonnent la préparation des JO.
En mars 2021 a été adopté l’Agenda 2020 + 5 qui propose une nouvelle feuille de route et énonce 15 recommandations fondées sur cinq principes. Le premier de ces principes est la solidarité.
C’est au nom de cette solidarité que les Russes ont pu participer, en tant que AOR (athlètes olympiques de Russie) aux JO de 2018 à Pyeongchang et de COR (Comité olympique russe) aux JO de Tokyo en 2021 et de Pékin en 2022.
C’est également au nom de la solidarité que Bach a œuvré en faveur de la parité homme-femme. À la fin de l’année 2022, le CIO comptait 101 membres, dont 62 sont entrés en fonction depuis son arrivée. Sur ces 62 membres, 27 sont des femmes, soit 43,5 %.
Pour la première fois dans l’histoire du CIO, les commissions — ces groupes d’experts chargés de faire des recommandations au président — sont équilibrées en termes de genre : 273 femmes, 273 hommes. À titre de comparaison, en 2013, lorsque Thomas Bach a pris ses fonctions, les femmes ne représentaient que 20 % des postes dans ces mêmes commissions. En outre, fin 2022, 13 des 31 présidents de commission étaient des femmes. Là aussi, il s’agit d’un record.
Quant à la Commission exécutive, qui assume la responsabilité générale du CIO et veille au respect de la charte olympique, elle compte aujourd’hui 5 femmes sur 15 membres : Nicole Hoevertsz (vice-présidente), Nawal El Moutawakel, Mikaela Cojuangco- Jaworski, Kristin Kloster et Emma Terho.
P. I. — Néanmoins, tout n’est pas entièrement positif. La réputation du CIO reste durablement entachée par des affaires de corruption…
A. A. — Vous avez raison. L’ombre de la corruption plane sur le CIO depuis des décennies. Cela a commencé avec les Jeux de Los Angeles où, pour la première fois, l’argent a ruisselé de toutes parts. Après l’éclatante réussite des Jeux de Barcelone, de nombreuses villes ont voulu se porter candidates. C’est le début d’un cirque mondial qui connaîtra son apogée en 2005, 2007 et 2009. Dans ces années-là, le CIO voyait défiler les stars politiques du monde entier pour promouvoir leur pays.
La corruption est un phénomène bien réel. Elle s’est exercée notamment à deux niveaux : lors de la procédure d’attribution des Jeux pour favoriser telle ou telle ville et dans le cadre de la passation des marchés de construction des installations olympiques. On dit que les Jeux de Sotchi auraient coûté 51 milliards de dollars. Vrai ou faux, cela n’a pas d’importance. Le chiffre — colossal — est resté gravé dans les mémoires.
P. I. — Face à ces dérives, comment Bach a-t-il réagi ?
A. A. — Dès 2016, il a réfléchi à un changement dans la procédure d’attribution. Depuis 2019, les candidatures ne sont plus soumises à un vote. Finies ces visites de candidature si propices aux petits « cadeaux ». Fini le cirque. À la place, il a instauré un dialogue discret et ciblé avec « toutes les parties intéressées », c’est-à-dire non seulement une ville, mais plusieurs villes, une région ou un pays. C’est ainsi qu’en 2021 Brisbane, en Australie, a été désignée pour organiser les Jeux d’été de 2032.
P. I. — Iriez-vous jusqu’à dire que Thomas Bach a l’étoffe d’un leader mondial ?
A. A. — Absolument, il est un véritable leader mondial. Je vous en donnerai deux exemples. En novembre 2022, il a été invité à prendre la parole au G20 de Bali. Il a dit en substance : « Le sport olympique a besoin de la participation de tous les athlètes qui en acceptent les règles, même et surtout si leurs pays sont en conflit ou en guerre. Une compétition entre des athlètes issus uniquement d’États partageant les mêmes valeurs n’est pas un symbole de paix crédible. » Et il a ajouté : « En cette ère de division, notre rôle est clair : unir le monde, et non approfondir les divisions. »
Un peu plus tôt, le 25 janvier, dix jours avant la cérémonie d’ouverture des Jeux d’hiver le 4 février, le président chinois Xi Jinping a reçu M. Bach pour des entretiens en tête à tête à Pékin. Il s’agissait de la première rencontre de Xi avec un dignitaire étranger depuis le début de la pandémie deux ans plus tôt. Il est vrai que le président chinois s’intéresse de près aux JO. C’est lui qui avait supervisé les préparatifs des Jeux d’été en 2008. Pékin est d’ailleurs la première ville à avoir accueilli à la fois les JO d’été et d’hiver.
Avant l’entrée en fonction de Thomas Bach, on disait souvent que le sport et la politique ne faisaient pas bon ménage. Le nouveau président du CIO administre la preuve qu’il n’en est rien.
P. I. — Pouvez-vous donner un exemple de son implication dans les affaires du monde ?
A. A. — L’exemple le plus frappant est la manière dont il a organisé la venue d’athlètes nord-coréens aux JO d’hiver en 2018. De nombreux obstacles sont apparus en cours de route — qui ont nécessité de grands efforts de conciliation entre la DRPK, la Corée du Sud, le Japon et le CIO. Au final, la Corée du Nord a envoyé à Pyeongchang 22 athlètes pour concourir dans cinq disciplines et, comme à Sydney en 2000 et à Athènes en 2004, les sportifs nord et sud-coréens ont défilé ensemble lors de la cérémonie d’ouverture. L’équipe féminine coréenne de hockey comptait des joueuses du Nord et du Sud. Les Nord-Coréens ont également participé aux épreuves de ski alpin, de patinage artistique, de patinage de vitesse sur piste courte et de ski de fond. Pendant ce temps, la RPDC a dépêché une délégation de quelque 400 personnes, dont le président en titre Kim Yong-nam, un orchestre, des pom-pom girls et des athlètes de taekwondo. Le mois suivant, Bach s’est rendu à Pyongyang pour rencontrer le dirigeant nord-coréen Kim Jong-un.
Les Jeux de 2018 ont envoyé un « message puissant », a déclaré Bach, ajoutant : « Nous espérons maintenant que le monde politique utilisera cet élan pour le dialogue à leur niveau, car maintenant, c’est aux politiciens de jouer. »
Il a tenté d’adresser le même message de paix lors des JO de Pékin début 2022 alors que la guerre se profilait à l’horizon. Cette fois, cela n’a pas marché. Vladimir Poutine avait fait le déplacement à Pékin pour la cérémonie d’ouverture et, quatre jours plus tard, ses troupes franchissaient la frontière ukrainienne. L’idéal olympique a ses limites…
P. I. — Si le CIO n’a pas le pouvoir d’empêcher une guerre, au moins peut-il prendre soin des sportifs…
A. A. — C’est exactement ce que Thomas Bach a en tête lorsqu’il dit que l’essentiel, ce sont les athlètes, tous les athlètes sans exclusive. C’est pourquoi, sous sa direction, le CIO a élaboré le principe d’une équipe olympique de réfugiés, en partenariat avec le HCR, dans le but de sensibiliser l’opinion internationale à la situation critique des réfugiés. La première équipe, à Rio en 2016, était composée de 10 athlètes de quatre nationalités différentes. À Tokyo en 2021, ils étaient 29, issus de 11 pays.
P. I. — Faut-il que les athlètes russes soient présents à Paris en 2024 ?
A. A. — Je rappellerai simplement le précédent des JO de Pyeongchang en 2018. L’approche globale de M. Bach a consisté — malgré les très fortes pressions exercées par un certain nombre de parties prenantes en Occident — à établir une distinction claire entre, d’une part, les athlètes russes admis à participer aux épreuves et, d’autre part, l’État russe.
Il a déclaré que le fait d’autoriser des athlètes à concourir à titre individuel sous la bannière « AOR » était une « reconnaissance de la réalité », précisant que ces sportifs « devaient déjà subir un certain degré de punition collective même s’ils étaient individuellement innocents ». Mais, pour lui, il n’était pas utile d’humilier ces athlètes en les privant de leurs origines. Beaucoup étaient favorables à une exclusion totale avant même que la procédure régulière, à laquelle toute personne et toute organisation ont droit, soit arrivée à son terme. Tous ceux qui n’étaient pas d’accord avec cette position étaient qualifiés de « non éthiques ». Bach a rétorqué qu’il ne voyait pas en quoi sanctionner des athlètes innocents était plus « éthique » !
P. I. — Une autre controverse a éclaté au sujet de la règle 50 de la charte olympique qui interdit toute manifestation politique pendant les Jeux…
A. A. — Au lendemain de l’assassinat de George Floyd, en 2020, des voix se sont élevées pour demander que cette règle soit remise en question, l’objectif étant que l’antiracisme ne soit pas considéré comme un discours politique, mais comme la norme. Thomas Bach n’est pas allé dans ce sens. Là encore, il s’appuie sur l’exemple du boycott des jeux de Moscou en 1980, qui, selon lui, a manqué sa cible. Ceux qui en ont le plus souffert ont été les athlètes occidentaux empêchés de concourir. Mais cette mesure n’a eu aucune incidence sur la politique de l’Union soviétique. Bach est profondément convaincu que la mission des JO est de réunir les meilleurs athlètes du monde, issus des 206 comités olympiques nationaux, dans une compétition sportive pacifique. Pour lui, les JO sont d’abord une affaire de sport.
P. I. — Vous qui le connaissez bien, est-il le même homme en privé et en public ?
A. A. — Je peux vous dire que c’est un homme d’une loyauté absolue, profondément humain. Rappelez-vous la manière dont il a réagi quand la jeune patineuse Kamila Valieva s’est effondrée sous l’effet du stress lors des Jeux de Pékin, n’hésitant pas à fustiger l’attitude « glaçante » de son entraîneur !
Certes, Bach n’est pas un saint. Personne n’accède à un tel poste de responsabilité sans être capable de prendre des décisions difficiles, surtout dans une institution comme le CIO où les gestions de crise font partie du quotidien. Mais il a osé des gestes que personne d’autre avant lui n’avait accomplis. Je veux parler de l’attentat contre des athlètes israéliens aux Jeux de 1972. Pendant cinquante ans, le CIO n’a pas assumé ce qui s’est passé à Munich. Aucun hommage aux victimes n’avait été organisé.
En tant que président, Thomas Bach, un Allemand, a simplement fait ce qu’il fallait faire. Depuis des années, les familles des 11 Israéliens tués demandaient qu’on respecte une minute de silence lors de la cérémonie d’ouverture des Jeux. En 2021, à Tokyo, le moment tant attendu s’est enfin produit.
Et, le 5 septembre 2022, cinquante ans jour pour jour après les événements de Munich, lors d’une cérémonie à Tel-Aviv, Bach a présenté ses excuses pour tout ce temps qu’il a fallu au CIO avant de rendre hommage « d’une manière digne » aux victimes de cette tragédie.
P. I. — Vous n’avez pas vraiment répondu à la question sur la présence des athlètes russes en 2024. Seront-ils à Paris ?
A. A. — Parfois, le passé n’est pas d’un grand secours pour prédire l’avenir. Mais, en l’espèce, je crois pouvoir dire que c’est le cas. Dans l’esprit de Thomas Bach, qui, encore une fois, a été profondément marqué par le boycott des Jeux de Moscou, les Jeux olympiques et paralympiques ont vocation à rassembler le monde entier dans une compétition pacifique, sans aucune discrimination. Il l’a dit et répété à maintes reprises : la participation aux compétitions sportives doit être fondée exclusivement sur les mérites sportifs d’un athlète et sur le respect des règles du sport…