Politique Internationale — Sur le plan géopolitique, qu’est-ce qu’un pays en général et une ville en particulier peuvent attendre de l’organisation de Jeux olympiques et paralympiques ? Est-ce vraiment si important pour les acteurs concernés ?
Carole Gomez — Depuis vingt ans environ, le sport s’est imposé comme un véritable outil de soft power. Cela signifie que des acteurs — principalement des États — souhaitent exprimer leur puissance à travers le sport. Accueillir un grand événement sportif international comme les Jeux olympiques et paralympiques est un parfait exemple. Cela ne demeure évidemment pas le seul levier : le développement d’une politique sportive, avec des infrastructures de qualité, des formateurs reconnus, des athlètes performants ou encore des pratiquants nombreux, participe également de ce soft power. Voilà pourquoi la possibilité de devenir ville olympique suscite — ou plutôt suscitait — des batailles sans merci.
P. I. — Quels sont les facteurs qui ont favorisé cette accession du sport au rang de soft power ?
C. G. — Plusieurs éléments peuvent ici être identifiés. D’une part, il convient de rappeler que cette irruption s’est effectuée progressivement et que le sport n’a pas élargi son périmètre du jour au lendemain. Ensuite, sur le plan théorique, les travaux du politiste américain Joseph Nye, au cours des années 1990, sur le concept de soft power, c’est-à-dire de « puissance douce », ont permis de faire prendre conscience d’un certain nombre de choses. La chute de l’URSS en 1991 a bouleversé les relations internationales et, avec elles, les différents moyens d’expression de la puissance. À la puissance politique, militaire, nucléaire, d’autres « atouts » ont alors gagné en importance, et le sport en fait clairement partie. Enfin, il ne faut pas occulter la place grandissante du sport dans la société en termes d’enjeux sociaux et économiques. Cette ascension est spectaculaire en l’espace de quelques décennies, avec une mondialisation et une croissance exponentielle de l’économie du sport.
P. I. — L’organisation des Jeux génère-t-elle plutôt des avantages ou plutôt des inconvénients ? On sait que les populations se plaignent souvent de l’avalanche des travaux. Sans parler de l’envolée des coûts et d’une apparente disproportion entre la taille du projet et la brièveté de l’événement…
C. G. — Il est difficile de répondre de manière manichéenne. En théorie, et si les projets sont bâtis autour d’un réel projet social, c’est-à-dire que vous n’organisez pas un événement « juste » pour la compétition mais qu’il s’agit au contraire d’un « prétexte » pour donner l’occasion à votre ville, votre région, votre pays d’évoluer, les Jeux peuvent être une chance formidable. Pourtant, les exemples récents montrent que cela n’est pas toujours le cas. C’est aussi pour cette raison que l’approche d’un projet olympique dans sa globalité est en train de changer. Pendant longtemps, le Comité international olympique (CIO) a souhaité des Jeux somptueux, sophistiqués et ultra- modernes. Ce qui entraînait de véritables gouffres financiers pour les villes organisatrices qui finissaient complètement essorées… On ne compte plus les cas de dérapages : à Londres, Sotchi, Rio, Tokyo ou Pékin, pour ne parler que des derniers Jeux. À cet égard, le poids des photos représentant des « éléphants blancs », ces gigantesques infrastructures n’ayant servi que le temps de la compétition, est terrible pour le CIO. Le système était d’autant plus pervers que, pour décrocher l’attribution, les villes candidates présentaient des dossiers toujours plus audacieux et plus gigantesques, en sous- évaluant très souvent les coûts, ce que Wladimir Andreff appelle la « malédiction du vainqueur de l’enchère ».
P. I. — En quoi le CIO a-t-il modifié sa procédure de sélection des candidatures ?
C. G. — Un certain nombre d’éléments ont fait réfléchir le CIO : la crise économique de 2008 et ses conséquences, la montée en puissance de la société civile comme acteur des relations internationales ainsi qu’une tolérance bien moindre aux « affaires » et aux problèmes de gouvernance. Par exemple, des manifestations monstres se sont déroulées en 2013 au Brésil juste avant l’organisation de la Coupe du monde masculine de football en 2014 et avant les Jeux de 2016. Les gens sont massivement descendus dans la rue pour dénoncer l’augmentation du ticket de bus ; cette hausse était d’autant plus intolérable qu’elle intervenait au moment où des milliards étaient engloutis dans la préparation de ces deux événements sportifs.
Du coup, les villes candidates sont de moins en moins nombreuses. Prenons l’exemple des Jeux de 2022. Lors de la phase de candidature, six villes (Lviv, Stockholm, Cracovie, Oslo, Pékin et Almaty) s’étaient manifestées. Finalement, les quatre villes européennes se sont retirées tour à tour, pour des motifs politiques, économiques, ou en raison de la désapprobation de la population. Le CIO a dû choisir entre Pékin et Almaty (Kazakhstan), en optant finalement pour la capitale chinoise, avec toutes les questions que cela implique. Je pense qu’à travers cet exemple il a pu mesurer un peu plus à quel point des Jeux toujours plus grands et toujours plus beaux n’étaient désormais plus la bonne équation. Ou alors il allait finir par décourager les candidats. C’est une réflexion essentielle, car il ne faut jamais oublier que les Jeux sont l’assurance-vie du CIO. Si personne ne veut plus les accueillir, le CIO aura tué sa poule aux œufs d’or. En conséquence, le Comité international a décidé de sortir du « quoi qu’il en coûte » et a mis au cœur de son projet le concept d’héritage.
P. I. — Comment résumer cette notion d’héritage post-JO ? Quels sont ses critères d’appréciation ?
C. G. — On peut distinguer deux volets : l’héritage matériel (les infrastructures) et immatériel (ce qui va rester ancré dans la société a posteriori).
L’héritage matériel est sans doute le plus visible et celui qui interpelle le plus, notamment à travers l’existence d’éléphants blancs. Plus aucune ville ne peut se permettre de se doter d’installations qui seront ensuite laissées à l’abandon, pour des raisons économiques évidentes, mais également en termes d’image. Quant à l’héritage immatériel, c’est-à-dire la place du sport dans la société, il fait également de plus en plus partie des critères d’appréciation : le pays organisateur va-t-il profiter des Jeux pour dynamiser la pratique parmi ses concitoyens, pour faire avancer un sujet particulier (santé, inclusion, bien-être…) ? Sur quels axes va-t-il travailler en priorité ?
Les villes candidates et le CIO vont donc chercher à mettre en avant ces héritages à travers de nombreuses initiatives. Et à démontrer que les Jeux ne se limitent pas à des athlètes d’exception, des stades pleins et des retransmissions suivies dans le monde entier. C’est un véritable projet de société.
P. I. — Projetons-nous sur Paris 2024 : cette candidature est-elle encore liée à l’ancien monde ou incarne-t-elle déjà le futur de l’olympisme ?
C. G. — Paris 2024 seront les premiers Jeux d’été olympiques et paralympiques à être organisés totalement sous l’égide de l’Agenda 2020, qui intègre pleinement la question de l’héritage. Il est encore un peu tôt pour dire si ces Jeux incarneront le succès de la nouvelle voie. En tout cas, depuis l’attribution officielle en 2017, Paris 2024 communique sur des objectifs très ambitieux, à la fois sur l’aspect matériel et immatériel.
P. I. — Jusqu’à présent, il y a peu de villes olympiques qui se soient singularisées par l’exploitation de l’héritage des Jeux…
C. G. — Les Jeux de Barcelone restent sans doute, dans l’imaginaire collectif, l’exemple le plus marquant. Plusieurs raisons peuvent expliquer cela. D’une part, ils interviennent à un moment important pour l’Espagne, puisqu’ils ont été attribués en 1986, l’année de l’entrée du royaume dans la Communauté européenne. En d’autres termes, on bascule définitivement dans l’ère post-Franco. D’autre part, l’accueil de ces Jeux a permis de modifier en profondeur la physionomie de la capitale de la Catalogne : encore aujourd’hui, le quartier olympique reste vivant, avec des installations — sportives et extra-sportives — qui continuent d’être utilisées et un aménagement qui résiste à l’épreuve du temps. Ces Jeux ont également permis de projeter l’image d’une ville jeune, dynamique, festive — image qui sera partagée à l’échelle du monde entier. De ce point de vue, Barcelone est un peu l’exception qui confirme la règle.
P. I. — En marge de l’organisation des Jeux, la chasse aux médailles est-elle, là aussi, un moyen pour certains pays d’affirmer leur puissance ?
C. G. — Pour chaque pays, mais encore plus pour le pays organisateur, l’obtention de médailles est un élément hautement signifiant. Rappelons-nous, du temps de la guerre froide, la compétition entre la RDA, l’URSS et les États-Unis ; ou encore la (légère) brouille diplomatique entre Pékin et Washington à l’issue des Jeux de Pékin de 2008, chacun revendiquant la première place selon qu’on prenait en compte le nombre total de médailles ou seulement le nombre de médailles d’or. Cela peut paraître anecdotique, mais l’attention et le temps consacrés par les chancelleries chinoises et états-uniennes à démêler cette querelle laissent penser au contraire qu’il s’agissait d’une question importante.
De même, encore plus récemment, regardez les Jeux d’hiver de Pékin en 2022 : la Chine est arrivée troisième au classement des médailles, devant les États-Unis. Pour une nation qui ne possède pas de tradition ancienne de sports d’hiver, la performance n’est pas mince. Elle donne une idée du soin avec lequel les athlètes chinois se sont préparés pour ces Jeux et des consignes qui ont été passées par les autorités. En l’occurrence, les médailles vont toujours plus loin que des récompenses à un instant T. Elles consacrent d’abord, comme le montre l’exemple chinois, un intense travail de repérage et de préparation en amont.
Les médailles boostent ensuite l’image d’un pays : il est souvent plus facile de citer des sportifs ou des sportives connus que des personnalités politiques. Ce sont en quelque sorte de nouveaux ambassadeurs qui participent à la diplomatie sportive de leur État.
P. I. — Dans la perspective de Paris 2024, il faut donc encourager la France à porter prioritairement son effort sur les disciplines traditionnellement pourvoyeuses de médailles…
C. G. — Cette stratégie a déjà été expérimentée : en 2012, pour les Jeux de Londres, le Royaume-Uni avait annoncé la couleur en concentrant toute son attention sur les sports et les athlètes susceptibles de faire des podiums. Cela veut dire que les intéressés étaient mis dans les meilleures conditions, avec les investissements financiers nécessaires. Inversement, les disciplines où les espoirs étaient faibles avaient été reléguées au second plan. Tout dépend de la culture du pays concerné. En France, les avis divergent sur ce sujet. Il sera donc essentiel de suivre comment Paris 2024 va, ou non, modifier le logiciel.
P. I. — Le revers de cette chasse aux médailles est la lutte contre le dopage. Jusqu’à quel point la réputation d’un pays peut être abîmée par ce fléau ?
C. G. — Les récents scandales de dopage au sein du sport russe ont montré à quel point ce genre d’affaires pouvait ternir l’image d’un pays. Mais le phénomène reste difficilement quantifiable. En l’occurrence, s’il apparaît certain que la Russie a pâti de la révélation de ces scandales et de l’adoption des sanctions, la nature et l’ampleur du préjudice sont impossibles à chiffrer avec précision.
P. I. — Vous parlez de diplomatie sportive. Est-ce à dire que le sport est un objet de politique internationale ? La stratégie du boycott, en particulier, est-elle encore efficace ?
C. G. — Oui, le sport est indéniablement devenu un objet de politique internationale, et tout ce qui a pu être dit auparavant le démontre.
Concernant le boycott, j’ai tendance à penser qu’il s’agit d’une pratique dépassée. Il pouvait être une arme intéressante du temps de la guerre froide (le seul fait qu’on se souvienne des boycotts de Moscou et de Los Angeles est révélateur), car la logique des blocs permettait de créer une dynamique. Or, aujourd’hui, cette logique n’est plus perceptible ou, tout du moins, moins structurante. Porté par un seul, voire une poignée de pays, le phénomène a peu de répercussions. On a pu le constater pour Pékin 2022. Alors que, le 6 décembre 2021, les États-Unis ont appelé au boycott pour protester contre le génocide des Ouïghours en Chine, force est de constater qu’ils ont été très peu suivis. In fine, les États-Unis, qui cherchaient à pointer du doigt, à isoler, à ostraciser Pékin, à attirer l’attention sur la question ouïghoure, n’y sont pas véritablement parvenus. Ces Jeux ont, en outre, été l’occasion de mettre en scène la puissance chinoise et les liens privilégiés qui l’unissent à la Russie de Vladimir Poutine, invité en personne alors qu’il était théoriquement interdit de toute cérémonie en raison des scandales de dopage. Fait significatif, la cérémonie s’est déroulée en présence du secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres et du prince héritier d’Arabie saoudite Mohammed ben Salmane, dessinant ainsi un nouveau visage des relations internationales et des rapports de force mondiaux.
P. I. — Au fil des éditions, plusieurs multinationales se sont associées aux Jeux. Les niveaux de parrainage diffèrent, mais la logique est la même : il s’agit de lier son image à un événement planétaire. Comment ces entreprises géantes se superposent- elles aux États et aux organisations institutionnelles ?
C. G. — Cela fait maintenant une bonne quarantaine d’années que la sphère économique a compris que le monde du sport, dont l’olympisme, était un marché porteur. Cette marchandisation du sport s’est développée à vitesse accélérée : on est en présence aujourd’hui d’un formidable produit marketing. L’essor est tel que ces deux univers, les entreprises d’un côté, le sport et l’olympisme de l’autre, sont devenus étroitement imbriqués. Les sponsors, les équipementiers, les annonceurs sont prêts à payer des fortunes pour voir des sportifs et des sportives, des clubs, des stades porter leur nom. Le naming des stades est, à ce titre, particulièrement intéressant à étudier : les noms des personnalités de la ville ou de la région sont désormais remplacés par certaines marques d’assurance, de compagnies aériennes ou de divertissement.
Notons néanmoins un point qui peut se révéler important pour la suite : compte tenu des scandales de ces dernières années et des dénonciations parfois violentes de ces méga-événements sportifs internationaux, certains sponsors se font plus discrets et ne revendiquent plus bruyamment leurs liens avec ces compétitions. Ce fut le cas avec la Coupe du monde masculine de football en Russie ou encore lors des Jeux d’hiver de Pékin de 2022.
Rappelons aussi que les sponsors sont des acteurs majeurs en termes de réforme de la gouvernance. En janvier 2021, plusieurs d’entre eux, dont Skoda et Nivea, avaient menacé de se retirer du sponsoring si le championnat du monde de hockey sur glace était maintenu au Bélarus, en dépit de la situation politique liée à la réélection très largement contestée d’Alexandre Loukachenko.
P. I. — Au-delà de la lutte que se livrent les États pour organiser les Jeux, attirer des sponsors ou engranger le maximum de médailles, diriez-vous que le sport demeure un instrument de concorde entre les peuples ?
C. G. — Le sport peut être effectivement un instrument de concorde. Et j’insiste sur le « peut », car il serait totalement erroné de penser à une éventuelle automaticité. Tout le monde connaît la « diplomatie du ping-pong », qui a permis d’esquisser une reprise des relations diplomatiques entre la Chine et les États-Unis, interrompues depuis 1949. En avril 1971, profitant d’une compétition organisée au Japon, et à la suite de plusieurs rebondissements, Pékin a convié sur son sol une équipe de pongistes américains. Le voyage s’est suffisamment bien passé pour que quelques mois plus tard, en février 1972, le président Nixon effectue son premier voyage officiel en Chine. Ce type de diplomatie sportive n’est pas du tout exceptionnelle : on peut citer la diplomatie du cricket entre le Pakistan et l’Inde, celle du baseball entre Cuba et les États-Unis, etc. Au-delà de la concorde entre les peuples, le sport se révèle aussi un puissant moteur pour faire bouger les lignes sur des thématiques aussi essentielles que la parité, l’inclusion ou encore le respect d’autrui. Certains sportifs sont des figures tellement charismatiques que leur voix porte.
P. I. — La parité justement : à Paris, pour la première fois, on dénombrera autant d’athlètes féminines que d’athlètes masculins sur la ligne de départ…
C. G. — Théoriquement, les jeux de Paris seront les premiers jeux paritaires de l’Histoire. Il aura donc fallu 128 ans pour y parvenir, avec une considérable accélération au cours des dernières années. Cette question de la parité part de très, très loin : ne l’oublions pas, les Jeux ont été créés par les hommes pour les hommes. C’est le baron Pierre de Coubertin lui-même qui le dit : dans son projet inaugural de Jeux olympiques, il insiste sur les valeurs masculines et voit dans les Jeux l’occasion de décliner cette virilité. Il faut évidemment se situer dans le contexte de l’époque où ce genre ce discours paraissait parfaitement normal. Ce chemin très long vers la parité, le sport tout entier l’a emprunté. Souvenons-nous que la première Coupe du monde de football a eu lieu en 1930 et qu’il a fallu attendre 1991 pour que les femmes aient la leur. Les freins (politiques, sociologiques, économiques, etc.) demeurent encore nombreux, les défis immenses, mais quelque chose est sans doute en train de se passer...