Politique Internationale — Sur quels critères jugera-t-on la réussite des Jeux paralympiques de Paris 2024 ?
Marie-Amélie Le Fur — Il y a deux volets distincts. Le premier est lié à la réussite des Jeux dans leur ensemble, Jeux olympiques et Jeux paralympiques. La visibilité, la popularité de la manifestation, sa médiatisation ou encore les performances des athlètes français sont les critères à prendre en compte. La vision que va offrir Paris au monde entier s’inscrit dans ce cadre. Cette ville est un écrin qui compte des sites iconiques, et le reflet de ce décor comptera pour beaucoup dans la réception de Paris 2024.
Le second volet réside dans l’héritage que ces Jeux paralympiques vont laisser. Constatera-t-on un essor de la pratique sportive des personnes en situation de handicap ? Tous les types de handicap seront-ils concernés ? Le regard sur ces sportifs qui ne sont pas moins capables mais qui ont des capacités différentes va-t-il évoluer ? Sur cette série de questions, nous avons de grands espoirs et sommes conscients que Paris 2024 constituera un formidable tremplin.
P. I. — Une chose est de formuler des attentes, une autre est de les chiffrer. Avez-vous des indicateurs tangibles sur lesquels vous appuyer ?
M.-A. L. — Lors des Jeux paralympiques de Tokyo, l’équipe de France a aligné 137 athlètes. À Paris, ce nombre devrait être sensiblement étoffé. Au Japon, à l’exception du cécifoot et du rugby fauteuil, nous avons brillé par notre absence dans les sports collectifs. En 2024, nous espérons concourir dans plus de disciplines. Renforcer la place des handicaps sévères et féminiser les effectifs est aussi à l’ordre du jour : à Tokyo, seulement un quart de l’équipe était constitué de femmes. Nous devons commencer à opérer ce changement dès Paris 2024. Quant aux espoirs de médailles à Paris, il est encore trop tôt pour se prononcer. Laissons nos athlètes continuer à se préparer, il sera toujours temps d’ajuster nos objectifs de résultats.
S’agissant de l’héritage des Jeux paralympiques sur la pratique sportive des personnes en situation de handicap, nous manquons trop de statistiques pour tracer un cap chiffré. En dehors de nos deux fédérations spécifiques, la Fédération française handisport (FFH) et la Fédération française du sport adapté (FFSA), il est difficile d’évaluer le nombre de pratiquants en situation de handicap. En revanche, il existe une situation plus facile à percevoir : la place qu’occupe le sport dans la vie des personnes en situation de handicap. Trop souvent, cette pratique est perçue comme non essentielle, non prioritaire dans le parcours de vie. Cela devrait être tout le contraire, la pratique sportive devrait être encouragée et facilitée au maximum, car elle est source d’appropriation de son handicap et d’émancipation.
P. I. — Vous êtes en train d’expliquer que, si Paris 2024 modifiait un tant soit peu cette perception, cela vaudrait une avalanche de chiffres…
M.-A. L. — Le but est que les personnes en situation de handicap désireuses de faire du sport bénéficient d’une approche la plus transversale possible, avec le soutien conjoint des associations, des clubs, des fédérations, des fabricants d’installations, des acteurs économiques en général… Ces interventions multiples contribuent à l’effort en faveur de l’accessibilité universelle, le but étant que le handicap ne soit plus un obstacle rédhibitoire pour accéder à quantité de domaines. Nous aurons d’autant plus les projecteurs braqués sur nous que le handicap n’est pas un sujet marginal. Nous sommes dans un pays, la France, où, selon les typologies, entre 10 et 12 millions de personnes peuvent être considérées comme handicapées. Notre combat est celui de l’inclusion en général.
P. I. — Existe-t-il un compte à rebours pour les Jeux paralympiques, au même titre que pour les Jeux olympiques ? Y a-t-il des étapes de préparation qui doivent être bouclées en temps et en heure sous peine d’enrayer le bon déroulement de la manifestation ?
M.-A. L. — Les installations qui serviront aux Jeux olympiques sont en grande partie les mêmes que celles qui seront utilisées deux semaines plus tard par les Jeux paralympiques. En termes d’organisation, il est prévu que 3 000 personnes en situation de handicap rejoignent les effectifs des bénévoles destinés à encadrer à la fois les Jeux olympiques et les Jeux paralympiques. Comme ces personnes requièrent un temps de formation un peu plus long, elles doivent être recrutées davantage en amont. Quant aux compétitions, sans doute n’est-il pas question du même concept selon qu’il s’agit des JO ou des Jeux paralympiques, mais les unes ne sont pas supérieures aux autres ; de même, les JO ne sont pas le spectacle de premier plan, et les Jeux paralympiques, la manifestation qui arrive dans un second temps. Il est important que les deux événements puissent se répondre. Pourquoi pas une transmission de la flamme de l’un à l’autre ?
P. I. — Depuis le début de leur existence, les Jeux paralympiques se sont toujours déroulés après les JO olympiques. Peut-on imaginer l’inverse ou, du moins, que ces deux manifestations aient lieu concomitamment ?
M.-A. L. — Ces deux schémas ont déjà été mis sur la table mais, pour le moment, l’agenda est organisé de telle façon que les Jeux paralympiques se déroulent deux semaines après les JO. Il y a d’autres moyens d’établir un rapprochement. Les Jeux de Paris 2024 ont permis de franchir des caps importants, notamment avec le logo unique. Lors des Jeux de Tokyo, pour la première fois, les équipes de France olympique et paralympique n’ont fait qu’une. À Pékin, c’est un unique emblème qui a orné les tenues de nos sportifs d’hiver. L’objectif étant toujours de valoriser l’unité sans gommer la singularité de chacun.
P. I. — Malgré ces efforts, l’idée demeure que l’engagement en faveur des Jeux paralympiques est beaucoup moins fort que pour les JO…
M.-A. L. — Parce que c’est la réalité ! Sorti en 2018, le rapport Onesta (1) a montré que, pour un euro investi pour la préparation d’un athlète paralympique, quinze euros le sont pour un athlète olympique. Ce gros différentiel fait qu’un sportif paralympique est moins en capacité de bien se préparer. Il est le reflet du retard que nous avons pris dans le développement de notre modèle parasportif — retard qui explique le recul de la France au tableau des nations. L’ambition de réussir les Jeux futurs doit nous inciter à réfléchir collectivement au modèle parasportif de demain, à son développement, à son rayonnement. Et à prendre chacun notre responsabilité : acteurs du sport, monde économique, pouvoirs publics… La prise de conscience est réelle, les évolutions sont notables, mais nous devons aller encore plus loin pour accompagner nos athlètes dans leur processus de haute performance.
P. I. — Qu’avez-vous retenu des Jeux paralympiques de Tokyo ?
M.-A. L. — Je ne suis pas la mieux placée pour porter un jugement sur ces Jeux paralympiques de Tokyo : en effet, avant de pouvoir les observer, j’ai été mobilisée la première semaine en tant qu’athlète. Cela dit, ma position de témoin privilégié pendant les jours suivants était extrêmement intéressante, et j’espère que ce retour d’expérience pourra profiter à la paralympiade suivante. En matière de logistique, de transport et de mobilité en général, les athlètes ont pu bénéficier de bonnes conditions. Je retiens aussi le professionnalisme de l’accueil des Japonais. À Paris, si nous voulons obtenir des résultats encore meilleurs qu’à l’accoutumée, nous devons accentuer notre stratégie d’accompagnement des athlètes en amont des Jeux, en renforçant la professionnalisation des coachs, en sécurisant les ressources financières des athlètes, en optimisant l’utilisation de la data, etc. Nous devons aussi continuer les processus de détection, notamment dans les trois sports majeurs des Jeux paralympiques (en nombre de médailles) que sont l’athlétisme, le cyclisme et la natation. S’organiser pour tirer tous les bénéfices des Jeux « à la maison », notamment dans le domaine de la récupération et de la préparation mentale, est également essentiel.
P. I. — Ces Jeux de Tokyo ont été placés malheureusement sous le signe de la crise sanitaire. Ont-ils été gâchés pour autant ? Faut-il déjà se projeter pour 2024 dans un contexte perturbant ?
M.-A. L. — Aucun athlète au monde ne peut se réjouir d’évoluer devant des tribunes vides. Il manque un supplément d’âme, cet afflux d’émotions généré par le public lorsqu’il assiste à de grands spectacles sportifs. Mais la bulle sanitaire n’a pas que des mauvais côtés. À Tokyo, par la force des choses, les athlètes du monde entier se sont un peu retrouvés entre quatre yeux. Cette proximité a permis une belle communion au sein de l’équipe. De retour à Paris, je n’oublie pas non plus cet événement organisé au Trocadéro pour rendre hommage aux médaillés des deux équipes de France, olympique et paralympique. Ce rendez-vous a été décidé parce qu’au Japon il était impossible de fêter les champions. Aussitôt après être descendus du podium, ils devaient prendre l’avion pour repartir chez eux. C’est un peu frustrant de quitter une compétition dans ces conditions ! La cérémonie au Trocadéro a permis de gommer une partie de cette frustration. Le fait également de voir nos deux équipes de France si étroitement associées était extrêmement positif.
P. I. — Paralympiade après paralympiade, quelles avancées observez-vous ? Avez-vous le sentiment d’une plus grande reconnaissance pour les athlètes paralympiques ? Sentez- vous, chaque fois, les Jeux paralympiques monter en puissance ?
M.-A. L. — J’ai la chance d’avoir pu participer à quatre reprises aux Jeux paralympiques. Cela permet de mesurer le chemin parcouru. Les avancées, depuis 1960 et la création des Jeux paralympiques, sont tangibles. Au début, la manifestation était embryonnaire, vraiment à part des Jeux olympiques. Il a fallu attendre 1988 pour que les Jeux paralympiques se disputent dans la même ville, avec la possibilité à la fois de séjourner au village olympique et d’utiliser les installations disponibles pour les Jeux olympiques. Ce constat de montée en puissance se vérifie aussi à l’échelle nationale : en France, depuis 2008, les athlètes médaillés aux Jeux paralympiques reçoivent des primes d’un montant équivalent à celui de leurs camarades titrés aux Jeux olympiques. Les Jeux de Londres, en 2012, ont marqué un tournant dans la visibilité du mouvement paralympique. Bien que le renforcement de la médiatisation des Jeux paralympiques reste l’une de nos préoccupations majeures, les évolutions sont notables. À Tokyo, et pour la première fois de leur histoire, les Jeux paralympiques ont fait la une du journal L’Équipe. Il est important de préciser que ces avancées dans le champ sportif vont bien au-delà du sport de haut niveau, et se traduisent par un développement du mouvement parasportif dans sa globalité.
P. I. — Un point d’organisation : pourquoi les sportifs en situation de handicap mental sont-ils aussi peu représentés lors des Jeux paralympiques ?
M.-A. L. — Il ne s’agit évidemment pas de porter atteinte aux personnes présentant une déficience intellectuelle et, d’ailleurs, cette question de leur participation occasionne de nombreux débats au sein des institutions concernées. Pour le moment, trois disciplines sont accessibles à ces athlètes lors des Jeux paralympiques, à savoir la natation, le tennis de table et l’athlétisme. En revanche, pour les paralympiques d’hiver, ils ne sont pas représentés. La situation n’est, je l’espère, certainement pas immuable.
P. I. — Les athlètes sont-ils suffisamment soutenus ? Par leur club, leur fédération, les entreprises, les pouvoirs publics…
M.-A. L. — Leurs trajectoires peuvent se révéler très différentes. Certains sont intégrés depuis leur jeunesse dans les structures sportives existantes. D’autres s’affirment plus tard. Tous ont en commun de présenter des parcours de vie singuliers, des itinéraires souvent cabossés porteurs d’une grande richesse.
P. I. — Où en est le parasport en France ?
M.-A. L. — La bonne nouvelle, c’est le nombre croissant d’acteurs qui sont sensibilisés au parasport et qui considèrent son développement comme une nécessité. En revanche, des freins demeurent : j’ai évoqué auparavant le poids des mentalités, mais nous pâtissons également du manque d’investissements dans les installations, de l’insuffisance de créneaux horaires disponibles et, bien sûr, de budgets limités. Face à ces problématiques, la solution n’est pas de pointer le comportement de tel ou tel : le handicap est une question qui doit brasser l’ensemble des compétences ; par exemple, aussi bien le ministère de l’Éducation que le ministère de la Santé sont amenés à intervenir. Nous devons tous œuvrer pour un dialogue plus nourri entre les différents acteurs afin de pouvoir appliquer des solutions concrètes.
P. I. — Que faudrait-il pour que les médias s’intéressent davantage au parasport ? Certes, les Jeux paralympiques bénéficient d’une réelle couverture, mais l’attention retombe vite…
M.-A. L. — Nous constatons effectivement un système à deux vitesses. Autant les Jeux paralympiques parviennent à être sous les feux des projecteurs, autant le reste des compétitions passe globalement sous les radars. À croire que, d’une paralympiade à l’autre, il ne se passe pas grand-chose. Ce prisme doit changer. On pourrait parfaitement concevoir que l’on s’intéresse aux Jeux paralympiques un ou deux ans en amont. Entre la télévision, la radio, les réseaux sociaux et le multimédia sous toutes ses formes, on ne manque pas de supports pour diffuser des reportages, des magazines ou des interviews. Le monde parasportif doit également s’associer à cet effort, via un gros travail de pédagogie. Je comprends parfaitement que le téléspectateur puisse rester un peu hermétique devant une compétition parasportive s’il n’a pas une connaissance précise des règles, des classifications et des codes en général. Dans cette optique, nous devons chercher à accompagner nos médias, à former plus de consultants, des personnes qui ont le profil et l’expertise pour s’adresser au plus grand nombre et parvenir à les intéresser.
P. I. — Y a-t-il un pays qui, en matière de parasport, fait figure de référence ?
M.-A. L. — Tout dépend de l’angle sous lequel on se place. En termes de résultats et de moyens, le Royaume-Uni est un exemple. Non seulement les athlètes britanniques réalisent d’excellentes performances lors des Jeux paralympiques, mais la sphère médiatique relaie abondamment les efforts mis en œuvre dans la recherche, l’innovation ou la médecine. À l’arrivée, c’est tout un pays dans sa diversité qui soutient ses représentants. Mais si l’on privilégie l’approche sociétale plutôt que les résultats purs et durs, alors les pays scandinaves sont une référence. Ils développent réellement une société inclusive où les personnes en situation de handicap — et en particulier celles qui font du sport — sont valorisées autant que les autres.
(1) Ce rapport a été commandité par le ministère des Sports.