Politique Internationale — Quels sont vos tout premiers souvenirs des Jeux olympiques ? Sont-ils antérieurs au démarrage de votre carrière ?
Alain Bernard — Ils sont bien antérieurs. J’avais neuf ans quand j’ai suivi les JO de Barcelone, en 1992. Je me souviens parfaitement, c’est l’année où Marie-Jo Pérec (1) s’est distinguée. J’avais même pu apercevoir la flamme olympique, puisque le parcours passait à côté d’Aubagne (Bouches-du-Rhône) où j’habitais. 1992 marque une étape dans l’histoire de l’olympisme, car c’est le moment où il est décidé de ne plus organiser la même année les JO d’hiver et les JO d’été. Mes souvenirs de 1996 sont également très vifs, avec la victoire de Jean Galfione au concours de saut à la perche. Pour la natation proprement dite, c’est encore 1992 qui me revient en mémoire avec la médaille de bronze obtenue par Franck Esposito (2). Finalement, les JO laissent une trace à travers tous les grands champions qui les ont animés ! Toujours en 1996, comment oublier Michael Johnson, auteur d’un fabuleux doublé sur 200 et 400 mètres ?
P. I. — Participer aux JO, est-ce le must absolu pour un athlète ?
A. B. — Pour de nombreux sports, comme la natation, le judo, le handball ou l’athlétisme, c’est tout simplement le graal, l’équivalent de la Coupe du monde pour le football. Ce sont des disciplines — avec l’escrime, la lutte, le tir… — dont les JO constituent le moment phare, une fois tous les quatre ans. La situation est différente pour le football ou le tennis par exemple, où les compétitions sont plus nombreuses. Avant 2004 et l’émergence de Laure Manaudou, pas grand monde, hormis un petit cercle de spécialistes, ne s’intéressait à la natation entre deux olympiades. Notre sport est ainsi fait qu’il faut des têtes d’affiche pour susciter l’intérêt de manière continue. Pendant ces années 2000, le nombre de journalistes accrédités pour les championnats de France n’a jamais cessé de croître jusqu’en 2016.
P. I. — Qu’est-ce que l’atmosphère olympique a de si particulier ?
A. B. — C’est une occasion unique de croiser des athlètes venus du monde entier, couvrant un large éventail de disciplines. Sur place, on se rend mieux compte à quel point chaque sport développe une morphologie particulière : en 2008 à Pékin, je me souviens d’une séance de réveil musculaire au milieu du village olympique. J’étais entouré, d’un côté, par un haltérophile de 2,05 mètres qui devait soulever 200 kilos à l’épaulé-jeté et, de l’autre, par des gymnastes de 1,50 mètre ou moins qui faisaient des assouplissements. Pour un peu, je me serais cru dans un épisode de Star Wars, où chaque personnage possède ses propres pouvoirs ! L’atmosphère olympique correspond aussi à des compétitions parfaitement organisées, où tout est carré et le protocole, suivi à la lettre. Cela aussi, c’est très appréciable.
P. I. — En 2008 à Pékin, vous terminez premier du 100 mètres nage libre. Cet exploit, vous y repensez encore ?
A. B. — Je crois que j’y penserai toute ma vie. De la compétition elle-même je conserve les détails gravés au plus près. En revanche, les contours de l’après-course, du podium ou des sollicitations des médias se sont estompés. À ce moment-là, l’euphorie est telle qu’on perd un peu le contrôle des événements ! Disons que des heures qui ont suivi la course, je garde des bribes. Normal de voir des étoiles : quand on est champion olympique, c’est pour l’éternité ! Aujourd’hui, je me sers de cette médaille pour parler aux jeunes, pour leur dire combien cela vaut le coup de se dépasser. Cela s’appliquant autant au sport qu’à quantité d’autres domaines, notamment au sein des entreprises qui sont gourmandes de cet état d’esprit.
P. I. — Après Pékin 2008, il y a Londres 2012 et, pour vous, des résultats plus décevants…
A. B. — Quand vous gagnez, vous habituez les gens au succès. Tant mieux mais, avec le temps, le potentiel d’un athlète s’érode. Ce n’est pas seulement une question d’âge : une certaine usure vous gagne peu à peu, à la fois physique et psychologique. J’ai calculé un jour qu’en quinze ans de carrière — depuis les catégories jeunes jusqu’aux épreuves internationales — j’ai dû nager près de 50 000 kilomètres. À raison de deux séances d’entraînement quotidiennes plus les compétitions le week-end, les distances grimpent vite. Sans compter le travail hors du bassin, à savoir la musculation avec des séances hebdomadaires. La natation est une discipline extrêmement chronophage.
P. I. — L’or olympique a-t-il changé votre vie ?
A. B. — Sans nul doute. J’ai pu accéder à une notoriété que jamais je n’aurais pensé acquérir. Cette notoriété, je la mesure encore aujourd’hui. De temps en temps, elle a pu se révéler un peu pesante mais les avantages sont infiniment supérieurs aux inconvénients. Grâce au sport exercé à ce niveau, j’ai pu voyager et faire des rencontres qu’il m’était, là aussi, impossible d’imaginer.
P. I. — Quand vous vous êtes retiré des bassins, avez-vous eu le sentiment qu’il serait difficile d’entamer une deuxième vie ?
A. B. — Je ne peux pas dire que j’ai été saisi de vertige. D’abord, je n’ai pas été champion olympique dès le début de ma carrière, comme certains qui se couvrent de lauriers dès l’orée de la vingtaine. En 2008 à Pékin, j’avais déjà 25 ans. Cela donne un certain recul. Ensuite, je n’ai pas attendu mes dernières longueurs pour réfléchir à l’après. Mes activités actuelles de consultant dans le domaine du sport, d’encadrement au Cercle des nageurs d’Antibes (Alpes- Maritimes), d’animation de stages de natation pendant l’été et bien sûr d’ambassadeur du team EDF ont eu le temps de mûrir pendant ma carrière. La seule chose qui est arrivée un peu plus tard est ce rôle d’adjoint au maire d’Antibes en charge de la jeunesse.
P. I. — Quand avez-vous rejoint le team EDF ?
A. B. — Je m’en souviens très bien. Nous sommes en 2007, à l’occasion d’un meeting à Saint-Raphaël (Var). J’ai déjà entendu parler du team EDF — certains nageurs comme Solenne Figuès et Hugues Duboscq en font partie —, mais je n’en sais pas beaucoup plus. À l’issue de cette première rencontre, je mesure immédiatement l’opportunité qui m’est offerte. Nous, les nageurs et nageuses de haut niveau, sommes des sportifs professionnels au sens où nous nous entraînons sans relâche. Mais nous n’avons pas les rémunérations qui sont le corollaire du sport professionnel : pour vivre, chaque nageur est tributaire de ses propres résultats et des contrats qu’il parvient à obtenir. Bref, la tâche n’est pas facile. Être membre du team EDF est un formidable moyen pour s’entraîner sereinement. La démarche est balisée : en échange d’un certain nombre de jours de disponibilité — pour effectuer des actions de concert avec l’entreprise —, l’athlète perçoit une rémunération annuelle via un contrat d’image, ce partenariat étant revu tous les deux ans.
P. I. — Votre carrière de sportif de haut niveau est terminée, ce qui ne vous empêche pas de rester membre du team…
A. B. — Mais mon rôle a évolué. J’ai quitté la catégorie des athlètes olympiques ou paralympiques pour rejoindre celle des « ambassadeurs ». Des jours de disponibilité sont toujours requis, au service d’un contenu différent : lorsque j’étais en activité, il s’agissait surtout de promouvoir la marque EDF, via par exemple des campagnes de publicité. Aujourd’hui, ma fonction d’ambassadeur tourne davantage autour d’interventions devant les salariés du groupe : pour parler notamment de l’esprit d’équipe, de la quête d’objectifs ou de la résistance à la pression. C’est une communication proactive, où se mêlent plusieurs registres.
P. I. — Est-ce le rôle des grandes entreprises d’accompagner les athlètes de cette manière ?
A. B. — Le team EDF a comme horizon les Jeux olympiques et les Jeux paralympiques. Deux événements où les participants doivent déployer des valeurs d’effort, d’engagement, de rigueur, et j’en oublie, largement partagées par une entreprise comme EDF. Les athlètes olympiques et paralympiques ont conscience qu’ils représentent la France aux yeux du monde entier. EDF incarne parfaitement cette excellence au regard de l’international. Ces deux univers, le sport d’une part, l’énergie d’autre part, empruntent une même trajectoire par bien des aspects.
P. I. — À titre personnel, ce partenariat est-il source de fierté ?
A. B. — Évidemment. Pouvoir associer son nom à une entreprise aussi prestigieuse est source de grande satisfaction. Une entreprise aussi solide également. Un petit exemple à cet égard : le premier confinement venait à peine de commencer qu’EDF nous a réunis, l’ensemble du team, en visioconférence. L’entreprise tenait à nous dire que cette crise ne modifiait en rien l’ensemble des engagements pris avec les uns et les autres. Personne ne doutait de la force des liens, mais c’est aussi quand le monde alentour tangue qu’on peut expérimenter cette confiance mutuelle. Depuis, le team s’est encore étoffé avec l’arrivée de Romain Cannone (3) entre autres. Nous sommes aujourd’hui un groupe d’une trentaine de sportifs ou anciens sportifs, qui couvre un large éventail de disciplines, avec notamment la double championne olympique de judo Clarisse Agbégnénou, le champion paralympique de saut en longueur Arnaud Assoumani ou encore le double champion du monde de pentathlon moderne Valentin Belaud. À l’origine, le team EDF s’était surtout enraciné autour des sports d’eau comme la natation et le canoë-kayak, en lien évident avec l’hydro-électricité. Aujourd’hui, le périmètre s’est considérablement élargi.
P. I. — Paris 2024, vous y pensez déjà ?
A. B. — Comment ne pas y penser ? Cet horizon s’annonce assez fantastique. Il est d’autant plus stimulant que tout est nouveau puisque Paris n’a pas accueilli les Jeux depuis un siècle. Nous tous, acteurs directs, observateurs privilégiés, spectateurs engagés, allons devoir faire face à un afflux de sollicitations. Il faudra bien gérer l’événement.
P. I. — Disputer des Jeux à la maison, est-ce un atout ou un inconvénient pour les athlètes tricolores ?
A. B. — Les deux options sont recevables. Commençons par la plus positive : les Jeux olympiques à Paris offrent une formidable visibilité à nos athlètes. C’est un moyen pour eux de raconter leur histoire, qui est une vraie histoire, compte tenu de la densité d’un parcours qui mène aux JO. A contrario, même si le volet n’est pas systématiquement négatif, jouer à la maison entraîne fatalement un surcroît de pression. Aujourd’hui, rares sont les athlètes qui peuvent espérer parfaire leur préparation en toute discrétion : avec les réseaux sociaux par exemple, vos moindres faits et gestes sont scrutés. Or un sportif a besoin de tranquillité pour effectuer ses routines et se mettre dans cette fameuse bulle qui le rend imperméable à la pression extérieure. À Paris, en 2024, l’un des enjeux du camp tricolore sera de savoir protéger ses athlètes.
P. I. — Cette histoire que les athlètes vont raconter, c’est l’histoire des valeurs du sport…
A. B. — Cette histoire est d’autant plus belle qu’elle ne se borne pas à des destins individuels. Derrière la progression des athlètes, il y a des clubs, des associations, des bénévoles, tout un écosystème que Paris 2024 va pouvoir mettre en exergue. L’encadrement est fondamental pour permettre à un sportif de haut niveau d’aller le plus loin possible.
P. I. — Des Jeux réussis en 2024, ce sont des Jeux où la moisson de médailles tricolores sera ample…
A. B. — La récolte de médailles est un élément important, mais il ne faut pas non plus sacraliser la quête des résultats. Des Jeux réussis sont d’abord et avant tout des Jeux qui vont laisser un héritage. Celui- ci sera quantifiable et se mesurera à l’engouement des Français pour la pratique sportive. À l’heure actuelle, on constate un grand écart parmi la population : d’un côté, il y a une vraie appétence pour l’exercice physique — les périodes de confinement ont coïncidé avec une montée en flèche des tutos sports ; de l’autre, les habitudes de sédentarité restent difficiles à bousculer. Cette dernière situation est d’autant plus dommageable qu’il ne faut pas grand-chose pour se remettre en forme : à raison de 30 minutes de marche par jour pour les personnes les plus sédentaires, on redécouvre un rythme vertueux. En tout cas, pas question d’avoir des complexes : les adeptes de la course à pied vous parlent volontiers de marathon, mais ceux qui préfèrent ne pas aller plus loin que 15 minutes en petites foulées ne doivent pas se sentir mésestimés.
P. I. — Vous préconisez un sport santé…
A. B. — Les conséquences bienfaisantes d’une activité physique régulière sont unanimement reconnues : les problèmes de poids, de maladies cardiovasculaires ou de santé mentale trouvent un bénéfice évident. Cette liste de pathologies auxquelles le sport apporte des remèdes de complément, voire des remèdes tout court, n’est pas exhaustive.
P. I. — Craignez-vous un impact de la crise sanitaire sur les Jeux à Paris ?
A. B. — Le seul impact que je repère jusqu’à présent consiste dans le bouleversement des calendriers. Pour la natation, le report des compétitions dû au Covid a obligé les instances internationales à des adaptations parfois peu cohérentes. Or ces changements de calendrier font peser des contraintes sur la physiologie des athlètes, quand on sait que chaque échéance est précédée par une réduction des cadences d’entraînement de moitié environ. Dans la perspective des JO de Paris 2024, les nageurs vont devoir s’habituer à faire du yoyo, à moins de faire l’impasse sur d’éventuelles compétitions afin de privilégier l’entraînement olympique. La période s’annonce aussi compliquée que passionnante…
(1) Championne olympique du 400 mètres.
(2) Franck Esposito a obtenu la médaille de bronze sur 200 mètres papillon aux JO de Barcelone en 1992.
(3) Romain Cannone a été médaillé d’or à l’épée aux JO de Tokyo en 2021.