Politique Internationale — Nous sommes aujourd’hui à moins d’un an et demi des Jeux olympiques et paralympiques de Paris. Le compte à rebours est-il enclenché ou êtes-vous toujours dans une logique de progression par étapes ?
Tony Estanguet — Le compte à rebours a symboliquement démarré à l’été 2021, à l’issue des Jeux de Tokyo lorsque nous nous sommes vu confier les drapeaux olympique et paralympique, devenant ainsi officiellement le prochain pays à organiser les Jeux d’été. En réalité, nous sommes en ordre de marche depuis 2017 et l’attribution des Jeux à Paris, car un tel événement se prépare sept ans à l’avance. Mais il est vrai que 2021 et 2022 ont marqué une accélération dans la préparation de cet événement. Nous sommes dans les temps de passage. Au niveau de la livraison des ouvrages olympiques et paralympiques d’abord, les travaux avancent comme prévu sur les deux chantiers emblématiques du village des athlètes et du centre aquatique olympique. Au niveau des célébrations, nous avons franchi une étape importante avec le dévoilement du concept inédit de cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques sur la Seine. Nos programmes d’engagement continuent à susciter un engouement fort des Français, à l’image du Club Paris 2024 qui a dépassé le seuil des 350 000 membres.
Et ce n’est qu’un début puisque le programme des volontaires, qui a été lancé fin 2022, et le relais de la flamme, sur le parcours duquel nous travaillons avec les territoires, vont amplifier cette dynamique. Sans oublier les huit nouveaux partenaires qui nous ont rejoints en 2021 et les quatre qui ont rallié le projet depuis le début de l’année 2022. Enfin, l’héritage des Jeux de Paris 2024 prend déjà forme, que ce soit avec la mise en place d’une stratégie climat ambitieuse ou des programmes visant à promouvoir une école active — notamment l’instauration de 30 minutes d’activité physique par jour dans les classes de primaire — et, plus largement, à développer la pratique du sport au quotidien et pour tous.
P. I. — De l’avis général, la crise sanitaire est vouée à rester un marqueur durable de nos sociétés. Cette crise est-elle un frein aux ambitions initiales de Paris 2024 ? Par exemple, les Jeux durables sont-ils toujours une priorité ?
T. E. — Face à cette situation inédite, nous restons à la fois optimistes — avec l’espoir que l’effort mondial nous permettra de vaincre le Covid d’ici à 2024 — et humbles face aux conditions incertaines d’une sortie définitive de la pandémie. Nous nous adaptons, c’est inhérent à un événement comme les Jeux. Cela s’est déjà traduit, fin 2020, par une révision du concept qui a permis de gagner encore en maîtrise budgétaire et en compacité, grâce à une réduction du nombre de sites de compétition et à leur optimisation. Nous continuerons à nous adapter et à affiner notre modèle, en capitalisant encore et toujours sur nos atouts : la force du sport, des sites exceptionnels, des actions pour renforcer la proximité entre les athlètes et le public, tout en restant rigoureux sur les fondamentaux — sécurité, transport, technologie… Mais nous ne transigerons pas sur notre ambition d’organiser des Jeux spectaculaires et complètement innovants en termes de participation et d’ouverture : les premières épreuves seront ouvertes au grand public et la première cérémonie d’ouverture accueillera des centaines de milliers de spectateurs en accès gratuit. Nous ne transigerons pas non plus sur notre volonté d’organiser des Jeux écoresponsables et utiles à la fois pour l’emploi et pour la formation, notamment des personnes les plus éloignées du marché du travail, le développement des opportunités pour les entreprises, et la promotion du rôle du sport dans la santé, l’éducation et l’inclusion. Notre engagement sur le plan environnemental reste une priorité.
Le concept même des Jeux de Paris 2024, avec 95 % d’infrastructures sportives existantes ou temporaires, nous permet de présenter une empreinte carbone divisée par deux par rapport aux précédentes éditions. Mais nous souhaitons aller encore plus loin : nous nous engageons à compenser encore plus d’émissions que celles générées par l’événement. Nous mettons également en place des outils de pilotage innovants afin de limiter notre impact sur la biodiversité et de la préserver, d’optimiser les ressources ou encore de privilégier l’économie circulaire. Nous souhaitons ainsi contribuer à la transition écologique du mouvement sportif en laissant en héritage à ses acteurs une méthode et des outils pour une organisation plus durable des événements sportifs. Plus que jamais, les Jeux doivent jouer un rôle d’accélérateur de solutions écoresponsables au service de la société.
P. I. — Tout au long de ces mois de préparation, compte tenu du contexte, avez-vous senti du découragement chez vos partenaires ?
T. E. — Bien au contraire, et c’est l’un des enseignements des Jeux de Tokyo et du succès rencontré par les cérémonies de passation entre Tokyo 2020 et Paris 2024 au Trocadéro : à l’image des athlètes et du public français présents ces jours-là, l’ensemble des parties prenantes du projet font preuve de beaucoup d’enthousiasme et d’envie dans la perspective de 2024. Malgré le contexte délicat, la magie des Jeux opère toujours, et la force d’attraction de notre projet reste intacte. Les Jeux ont ce pouvoir unique de nous rassembler et de créer des dynamiques positives, pour le mouvement sportif mais aussi pour les acteurs économiques dont certains, comme le secteur de l’événementiel, ont été particulièrement impactés. Notre ambition, c’est que les Jeux soient porteurs d’opportunités pour les grandes comme pour les petites entreprises. Notre méthode, qui s’appuie sur la concertation et l’implication de l’ensemble des acteurs de ce projet — État, collectivités hôtes et collectivités associées aux Jeux dans le cadre du programme Terre de Jeux 2024, mouvement sportif, entreprises partenaires, ONG… —, a également permis de traverser ensemble ces moments difficiles, de prendre les meilleures décisions et de préserver cet élan collectif. Nous avons désormais tous hâte d’être en 2024 et de vivre ces moments de fête et de cohésion.
P. I. — Que peut-on dire aujourd’hui de l’environnement économique de Paris 2024 ? Êtes-vous en ligne avec les grands objectifs — billetterie, engagement des sponsors, schémas de retransmission ?
T. E. — Là aussi, nous sommes dans les temps de passage. Les Jeux de Paris 2024 conservent une grande force d’attractivité auprès des entreprises : fin 2022, nous avons réussi à sécuriser 80 % des recettes attendues des partenariats. Le programme des produits officiels sous licence a également été lancé et, fin 2021, 21 licenciés étaient déjà engagés à nos côtés dont 19 entreprises françaises.
Côté billetterie, les grands principes ont été adoptés par le conseil d’administration de Paris 2024 en mars 2022. Près de 13,4 millions de billets seront mis en vente — soit environ 10 millions pour les Jeux olympiques et 3,4 millions pour les Jeux paralympiques. En ligne avec notre volonté de proposer des Jeux populaires, fédérateurs et ouverts à tous, nous avons fait le choix d’allouer un volume important de billets à un prix d’entrée accessible : 24 euros pour tous les sports des Jeux olympiques et 15 euros pour tous les sports des Jeux paralympiques.
Enfin, les droits de diffusion des Jeux paralympiques de Paris 2024 ont été attribués en janvier 2022 à France Télévisions. Cet accord permettra de faire rayonner cet événement et de mettre en valeur comme jamais les performances des athlètes paralympiques. Le groupe public sera également le diffuseur exclusif en clair des Jeux olympiques, après un accord de sous-licence conclu avec le groupe Discovery. L’environnement économique de Paris 2024, c’est aussi l’ensemble des opportunités économiques liées aux Jeux — à savoir 5 milliards d’euros de marchés. Notre volonté est de permettre à toutes les entreprises et à toutes les structures de l’économie sociale et solidaire, même les plus petites, de s’en emparer, notamment via deux plateformes d’accompagnement : Entreprises 2024 et ESS 2024. Les deux tiers des entreprises qui travaillent avec nous à ce jour sont des TPE-PME.
P. I. — Les Jeux olympiques sont presque autant un événement économique, voire diplomatique, que sportif. Comment voyez- vous cette combinaison des différents volets ?
T. E. — Les Jeux, c’est d’abord du sport… La force des Jeux, ce sont les athlètes, leurs performances, les émotions collectives uniques qu’ils nous font vivre, et les valeurs de fraternité et de dépassement de soi qui nous inspirent. Mais avec 15 000 athlètes emmenés par 208 délégations étrangères, presque autant de chefs d’État ou de gouvernement, plus de 20 000 journalistes accrédités, 45 000 bénévoles, des millions de spectateurs et 4 milliards de téléspectateurs, évidemment, c’est un événement qui rayonne bien au-delà de la sphère sportive. Notre ambition, c’est d’en profiter pour mettre en avant le meilleur de la France, de ses entreprises, de ses territoires, de ses artistes, de ses chefs étoilés… Et de rendre fier tout le pays.
P. I. — Avec un peu de recul, qu’avez-vous pensé des Jeux de Tokyo ? Des Jeux entravés restent-ils des Jeux ? Avez-vous tiré des leçons de Tokyo pour Paris ?
T. E. — Les Jeux restent les Jeux, avec les émotions uniques que seul le sport peut offrir, même derrière nos écrans. Dans le contexte sanitaire compliqué de l’année 2021, ils ont été une bouffée d’air frais qui nous a vraiment fait du bien. Et après plusieurs mois, je reste impressionné par la résilience des équipes de Tokyo 2020 et par leur capacité à s’adapter à ce contexte difficile. De notre côté, ces Jeux ont été riches d’enseignements. L’observation du dispositif sanitaire mis en place à cette occasion a permis d’approfondir notre planification et notre stratégie d’anticipation des risques. La cinquantaine de mesures de simplification et d’optimisation adoptées par le comité d’organisation de Tokyo sont en cours d’analyse et certaines pourraient nous inspirer, comme la rationalisation des services de transport ou la gestion des relations médias sur place. Paris 2024 a ses propres enjeux, mais ce qui reste commun à toutes les éditions des Jeux, c’est la force du sport. Nous allons donc continuer à capitaliser sur nos sites de compétition, véritables écrins pour le sport, et sur le lien entre les athlètes et le public au travers d’initiatives permettant à tous de goûter à la magie des Jeux. Enfin, l’expérience de Tokyo a confirmé la nécessité d’être rigoureux, de ne laisser échapper aucun détail technique — sécurité, transport, technologie, mesures face aux fortes chaleurs… — afin de proposer des Jeux inoubliables.
P. I. — C’est peu dire qu’aujourd’hui la planète est traversée par de grands élans sociétaux : l’inclusion, la parité, le mouvement MeToo, la culture woke… Comment se situent les JO dans cet océan de diversité ? Ont-ils une voix spécifique à faire entendre ?
T. E. — À Paris 2024, nous avons la conviction que les questions environnementales et sociales doivent être au cœur du modèle d’organisation des événements sportifs. Nous croyons également à la force d’inspiration des athlètes. Beaucoup d’entre eux sont engagés à nos côtés parce qu’ils partagent la même envie de faire bouger les lignes sur des enjeux de société qui nous tiennent à cœur, comme la promotion des valeurs de respect, de tolérance. Le simple fait de rassembler tous les athlètes olympiques et paralympiques au sein d’une seule et même équipe de France, comme nous l’avons fait depuis un an avec les comités olympique et paralympique français, peut contribuer à changer les regards sur le handicap par exemple. Au-delà des Jeux, c’est le sport qui nous réunit. Nous sommes convaincus qu’il change les vies et qu’il a un rôle essentiel à jouer dans un grand nombre de domaines. C’est pourquoi nous souhaitons profiter de l’élan des Jeux pour lui donner une place plus centrale dans notre société, développer la pratique sportive pour tous et en faire un outil d’impact social. C’est le sens de notre stratégie Impact 2024 qui s’est notamment traduite par la création du Fonds de dotation Paris 2024. Ce Fonds permet de valoriser, de soutenir et de faire grandir des projets d’innovation sociale par le sport dans les domaines de l’éducation, de la santé, de l’égalité femme-homme, de la lutte contre les discriminations, de l’inclusion ou encore de la transformation écologique. Depuis sa création en 2020, 10 millions d’euros ont été distribués, dont 3,5 millions d’euros par Paris 2024, à plus de 300 projets et 700 000 bénéficiaires — jeunes, femmes, personnes en situation de handicap… — partout en France.
P. I. — Avant de participer au premier chef à l’organisation des JO, vous avez été acteur sur le terrain. Qui plus est un athlète titré. Quel rôle est le plus enviable entre ces deux missions ? Votre expérience de sportif vous sert-elle dans vos fonctions actuelles ?
T. E. — Quand j’ai mis fin à ma carrière sportive, je ne pensais pas retrouver un challenge aussi stimulant que celui qui consiste à aller décrocher des médailles. Mais très vite, je me suis engagé dans ce projet, et c’est peut-être encore plus passionnant. Fédérer tout ce que notre pays compte de meilleur pour proposer un nouveau modèle de Jeux, accueillir le monde et rendre fiers tous les Français, c’est une mission que je n’échangerais pour rien au monde. Et mon parcours d’athlète m’aide énormément. Ce que j’ai appris tout au long de ma carrière, c’est qu’on ne gagne pas si l’on n’a pas l’ambition de gagner. Cela vaut dans le sport comme dans tous les domaines. Alors sur chaque sujet, on fixe son ambition et on ne l’abandonne pas au prétexte que ça ne s’est jamais fait, comme une cérémonie d’ouverture des Jeux hors d’un stade par exemple. La rivière m’a aussi appris que rien ne se passe jamais comme prévu, parce que les mouvements d’eau changent tout le temps et qu’on doit donc constamment s’adapter. Mais l’enseignement le plus important peut-être de ma première vie d’athlète, c’est qu’on ne réussit jamais seul. Il n’y a que des performances collectives, même dans un sport individuel comme le canoë.