Politique Internationale — Les Jeux olympiques et paralympiques de Paris 2024 sont-ils une étape supplémentaire dans la trajectoire des Jeux ou incarnent-ils davantage une forme de rupture ?
Thomas Bach — Paris 2024 correspond à l’entrée dans une nouvelle ère des Jeux olympiques, qui bénéficieront pleinement des réformes de l’Agenda olympique 2020 du CIO. Cette feuille de route stratégique requiert des Jeux qu’ils soient à la fois plus durables, plus inclusifs, plus jeunes et plus urbains. Dans chaque domaine, un saut a été accompli pour atteindre un stade inégalé jusqu’à présent. Prenons la parité, qui est un dossier fondamental : pour la première fois dans l’histoire des Jeux, elle est totale. Même nombre de femmes et d’hommes, pour le même nombre d’épreuves. Peu à peu, nous nous étions rapprochés de cette parité, à hauteur de 48 % de femmes pour les Jeux olympiques Tokyo 2020, mais certaines équipes féminines — dans les sports collectifs — n’étaient pas suffisamment étoffées. Ce n’est plus le cas. Paris 2024 va définitivement ancrer la nouvelle donne. À noter enfin que la parité n’est pas l’apanage des seuls athlètes. Au sein des différentes commissions du CIO, nous avons atteint notre objectif de 50-50. Avant l’Agenda olympique 2020, la place des femmes dans ces commissions ne dépassait pas 23 %.
P. I. — Des Jeux les plus durables jamais imaginés, dites-vous. Comment s’est forgée cette réflexion et comment la mettre en application ?
T. B. — D’abord et avant tout, le CIO ne travaille pas seul dans son coin. Nous suivons le cap fixé par les Nations unies dans l’accord de Paris adopté lors de la COP 21, et les Jeux sont l’un des vecteurs de ce changement de paradigme. Pour concrétiser cette vocation durable, les infrastructures sont le premier levier. Dans l’examen de candidature d’une ville qui souhaite accueillir les Jeux, nous sommes très attentifs au fait que la plupart des installations soient déjà existantes. Et si ce n’est pas le cas, nous militons pour des infrastructures temporaires rapidement démontables et susceptibles d’être réutilisées dans un autre cadre. Si l’existant n’est pas là et le temporaire, problématique, un principe de délocalisation vertueux pour l’environnement est une solution que nous préconisons. Pour les Jeux de Paris 2024, 95 % des sites sont déjà existants ou temporaires. À Los Angeles en 2028, nous serons à 100 %.
En marge des infrastructures, la réduction de l’empreinte carbone est l’indicateur de référence. Par rapport à Londres 2012, Paris 2024 va abaisser les émissions de CO2 de 50 %. Le comité d’organisation s’est d’ailleurs engagé à organiser des Jeux olympiques et paralympiques à empreinte positive pour le climat, une décision qui fait suite à l’engagement pris par le CIO de faire en sorte que tous les Jeux olympiques affichent un bilan carbone négatif à partir de 2030. Aujourd’hui, nous constatons un phénomène d’émulation très encourageant : la politique volontariste de Paris 2024 en matière de carbone réveille les ardeurs de Los Angeles.
P. I. — Nous sommes désormais à moins d’un an et demi de Paris 2024. Êtes-vous confiant dans le processus de préparation de cette échéance ?
T. B. — Ma confiance est totale. Le CIO, qui suit attentivement le calendrier de préparation, a toutes les raisons d’être satisfait. Non seulement les délais sont respectés, mais le Comité d’organisation a réussi à présenter un budget équilibré en tenant compte des nouvelles contraintes liées à l’inflation. Nous nous félicitons aussi de la capacité d’innovation observée dans de nombreux domaines. Avec une mention spéciale à la créativité française à travers la mascotte de Paris 2024 ou encore le concept d’une cérémonie d’ouverture le long de la Seine, qui réinvente le modèle des Jeux en les ouvrant au plus grand nombre !
P. I. — Faut-il voir une signification particulière dans le fait que Paris accueille les Jeux ?
T. B. — Comment pourrait-il en être autrement ? Paris 2024, ce sont les Jeux du centenaire, un siècle après l’édition de 1924, celle impulsée par le baron Pierre de Coubertin et qui signifie pour l’olympisme l’accession à la modernité. Au-delà de cet aspect historique, Paris 2024 est aussi très important par les attentes qu’il suscite : pour la première fois depuis le Covid, le rendez-vous va pouvoir se dérouler normalement. Être débarrassé de la menace sanitaire au — mauvais — souvenir encore si proche, quel motif de réjouissance !
P. I. — Avec le recul, quel impact a eu la pandémie sur le mouvement olympique ? Avez-vous craint un instant que les Jeux ne puissent plus jamais se dérouler normalement ?
T. B. — Dès le début de l’année 2020, juste avant le premier confinement, j’ai choisi de m’exprimer. Une lettre pour dire que plus rien ne serait jamais comme avant, et pas seulement pour le monde du sport. J’ai écrit aussi qu’après la crise sanitaire d’autres bouleversements, sociaux, économiques, politiques, étaient susceptibles de se produire : cette crise d’ampleur à laquelle nous faisons face actuellement et qui exige de se mobiliser dans tous les domaines.
Si compliqué que soit le contexte, il réserve paradoxalement des opportunités. S’agissant de l’olympisme, nous sommes obligés de nous concentrer sur l’essentiel. Cela nous conduit à envisager un peu différemment le format des Jeux. La tendance — et elle est partie pour durer — consiste à promouvoir des Jeux faisables et qui coûtent moins cher. « Faisables » ne signifie pas qu’il s’agit d’une manifestation au rabais : simplement, nous allons moins loin dans les détails qui, auparavant, relevaient plus de l’agrément que de l’organisation pure et simple. Ce qui compte désormais, c’est de se focaliser sur l’essence même des Jeux, et pas sur les à-côtés.
P. I. — Vous parlez de la crise sanitaire et des nombreuses difficultés qui en découlent. Parmi les séismes actuels, il y en a un qui était moins attendu : la guerre en Ukraine. Quelles sont ses répercussions sur l’olympisme ? Où situez-vous votre capacité d’intervention ?
T. B. — D’abord et avant tout, le mouvement olympique est inscrit dans son époque. Il en subit donc les vicissitudes, que cela touche aux tensions géopolitiques, aux équilibres économiques ou aux modes de vie. La guerre en Ukraine confirme que le CIO ne vit pas dans une bulle ou dans un vaisseau spatial. Nous ressentons ce conflit comme un choc, aux antipodes des valeurs de l’olympisme qui, faut-il le rappeler, perpétuent d’abord l’entente et le rassemblement des peuples. L’invasion russe en Ukraine est ni plus ni moins qu’une violation de la charte olympique. Elle nous conduit à réagir et, partant de là, nous avons pris un certain nombre de mesures strictes et claires. La première a consisté à s’assurer, auprès de l’ensemble des fédérations sportives partenaires, qu’aucun événement sportif ne serait organisé sur le sol russe ou biélorusse. Auprès de ces instances, notre discours est très ferme : il n’y a pour le moment aucune possibilité pour ces deux pays, la Russie et la Biélorussie, d’être associés au concert sportif mondial. Ils ne peuvent pas être le théâtre d’événements qui placent les athlètes sur le devant de la scène.
Ensuite, il existe un autre point sur lequel nous sommes intransigeants : les manifestations qui dépendent de nos interlocuteurs traditionnels doivent se dérouler sans que le moindre drapeau ou tout autre signe emblématique qui défendraient les couleurs de la Russie ou de la Biélorussie ne soient visibles.
Enfin, vous savez qu’il existe un ordre olympique (1) ; cet ordre a compté parmi ses récipiendaires Vladimir Poutine et son vice-premier ministre. Pour la première fois dans son histoire, le CIO a décidé de leur retirer ces distinctions immédiatement après le déclenchement de la guerre en Ukraine.
P. I. — Quid de la participation des athlètes russes et biélorusses à Paris 2024 ? Peut-on dire, d’ores et déjà, que ces deux nations seront mises au ban ?
T. B. — Le principe fondamental des Jeux olympiques est d’unir tous les athlètes sans aucune discrimination, y compris d’ordre politique. C’est un principe sur lequel nous avons toujours insisté : la neutralité politique des Jeux olympiques et des grands événements sportifs doit être respectée par tous les responsables politiques. Sans cela, comment les athlètes arméniens et azéris, israéliens et palestiniens, ou encore américains et iraniens pourraient-ils se rencontrer ? Dès lors que les gouvernements décident, pour des raisons politiques, quels athlètes peuvent participer à quels événements, le sport international n’existe plus. Si nous devions prendre en compte toutes les tensions géopolitiques actuelles pour la préparation des Jeux, un tel événement deviendrait impossible à organiser. La question des athlètes est désormais sensible. Les mesures de protection prises par le CIO pour contrer les tentatives d’ingérence de certains gouvernements dans l’autonomie des organisations sportives nous ont conduits à aller à l’encontre de nos valeurs et de notre mission consistant à unifier le monde dans une compétition pacifique, puisque nous avons dû interdire la participation d’athlètes sur la seule base de leur passeport.
Gardons aussi à l’esprit qu’en toile de fond il y a la question du rôle unificateur des Jeux olympiques. Dans un passé proche, plusieurs dirigeants internationaux, mais aussi l’ONU, à travers une résolution adoptée par consensus en décembre 2022, ont rappelé le caractère conciliateur de l’olympisme et sa contribution à la concorde entre les peuples.
À cet égard, dans plusieurs ligues européennes ou américaines, on note la participation d’athlètes russes dont les performances sont appréciées. Ou encore en tennis, où nous voyons des joueurs russes et biélorusses affronter des joueurs ukrainiens.
P. I. — À vous écouter, la porte de Paris 2024 n’est pas définitivement fermée aux athlètes des deux pays en question…
T. B. — La position du CIO est très claire : nos sanctions contre les responsables, c’est-à-dire les États et les gouvernements, doivent être maintenues. Ce qui ne nous empêche pas de nous demander, sur la question des athlètes pris à titre strictement individuel et neutre, jusqu’à quel point ceux-ci peuvent être privés de participation aux événements sportifs. S’ils respectent la charte olympique et les sanctions du CIO, nous ne pouvons pas les exclure pour des actes commis par leurs gouvernements. D’un autre côté, nous voulons que le Comité national olympique ukrainien puisse constituer une équipe forte aux Jeux de Paris 2024. C’est pourquoi, très vite après le déclenchement du conflit, nous avons créé un fonds de solidarité pour quelque 3 000 athlètes ukrainiens et leur entourage. Un fonds qui permet notamment aux intéressés de continuer à s’entraîner et de prendre part aux compétitions. Cette aide n’est pas un « one shot » : au fil des mois, son montant a triplé. À titre personnel, je me suis déplacé à Kiev l’été dernier pour rencontrer les athlètes ukrainiens et le président de l’Ukraine. Plus que jamais, le CIO se trouve aux côtés des victimes de cette guerre.
P. I. — Pour conclure sur le sujet, que souhaitez-vous que l’on retienne dans la position du CIO vis-à-vis de la guerre en Ukraine ?
T. B. — Pour fonctionner, les Jeux olympiques et le sport international doivent être respectés comme politiquement neutres. Si nous prenions une position politique dans un monde soumis aujourd’hui à tant de tensions géopolitiques, nous finirions par être broyés par ces forces politiques.
P. I. — Entre la diplomatie sportive et la diplomatie tout court, les frontières sont parfois minces. Politiser le sport, ce n’est rien de moins que faire de la politique. Au fil des époques, les responsabilités du CIO ont-elles évolué ?
T. B. — Il n’est pas judicieux de demander au CIO de régler des problèmes auxquels les chancelleries elles-mêmes ne parviennent pas à trouver de solution. D’une part, ce n’est pas notre rôle, d’autre part, nous ne sommes pas outillés pour cela. Le CIO, dans certains dossiers géopolitiques, a montré qu’il savait briser la glace et qu’il avait ce pouvoir d’ouvrir des portes, sachant que ces étapes inaugurales se révèlent parfois cruciales. À cet égard, les exemples sont plus parlants que les longs discours : quand la Corée du Sud a été choisie pour accueillir les Jeux d’hiver en 2018, nous nous sommes dit, au sein du Comité, qu’il fallait faire une place aux sportifs nord-coréens. Les discussions avec Séoul ont été serrées : il a fallu un changement de président pour que l’option que nous défendions soit retenue. Nous avons obtenu, le jour de la cérémonie d’ouverture, que les athlètes de Corée du Nord puissent défiler avec leurs voisins de Corée du Sud, au sein d’une même équipe unifiée de Corée. Vu de loin, on pourrait croire qu’il s’agit de petits ajustements qui ne concernent que la planète sportive. En réalité, le CIO a ouvert une porte à l’occasion de ces Jeux d’hiver, pendant lesquels les plus hautes autorités de la Corée du Sud et de la Corée du Nord — deux pays en état de guerre — se sont rencontrées et se sont mises d’accord pour poursuivre leur dialogue. Cela a conduit à la tenue de rencontres de tout premier plan entre le président de la Corée du Sud Moon Jae-in, le président des États-Unis Donald Trump et le dirigeant suprême de la Corée du Nord Kim Jung-un.
Finalement, toutes ces négociations politiques n’auront malheureusement pas produit les résultats escomptés. Cela montre très clairement les limites du CIO dans son engagement pour la paix : nous ne pouvons qu’ouvrir des portes ; c’est ensuite aux responsables politiques de les franchir.
P. I. — Vous savez ce que l’on dit, que les Jeux sont devenus la vitrine par excellence du sport business, et ce n’est pas un compliment. Dans la ligne de mire, un périmètre économique en constante progression, entre contrats pharaoniques et inflation de droits en tout genre. Qu’en pensez-vous ?
T. B. — Connaissez-vous beaucoup d’événements, pas seulement sportifs, où les partenaires économiques ne font pas figurer leur logo sur le terrain, ni même dans les coulisses ? Où les marques, le jour J, ne déploient aucune initiative commerciale et/ou marketing ? C’est bien simple, il n’y en a pas. Aux Jeux, un seul emblème, universellement connu, a droit de cité, les anneaux olympiques, et les entreprises sponsors l’ont parfaitement compris. Elles l’admettent d’autant mieux qu’avec la couverture médiatique sans précédent de l’événement elles disposent des leviers pour promouvoir leur image. Parlons des flux financiers : certes, les Jeux génèrent des rentrées d’argent, mais à qui sont-elles destinées ? Surtout pas au CIO, à son administration ou à ses rouages. Quelque 90 % des montants que nous percevons sont redistribués aux acteurs du sport, via les comités olympiques nationaux et les fédérations internationales. Le sport, à tous les niveaux, est par conséquent le premier à se retrouver ainsi irrigué et, à travers lui, les multiples couches de la société. L’argent du sport qui va au sport : notre philosophie est intangible.
P. I. — Vous effectuez actuellement votre second mandat à la tête du CIO. Êtes-vous déjà dans l’optique d’une transmission ? Avez-vous l’ambition de réaliser un programme que votre successeur aura pour mission de faire fructifier ?
T. B. — Au CIO, nous travaillons depuis 2014 avec une feuille de route : l’Agenda olympique 2020 et, depuis 2021, l’Agenda olympique 2020 + 5. Ces ensembles d’objectifs stratégiques nous ont conduits à moderniser le mouvement olympique sur de nombreux plans et à le préparer pour l’avenir. Paris 2024 est un rendez-vous clé qui permet de décliner plusieurs de ces avancées, dont j’ai fait état précédemment. Je travaille au quotidien pour que le CIO soit un instrument à la fois de stabilité et de durabilité. Sans bases solides, ces missions ne peuvent pas s’exercer. Dans cette perspective, nous veillons constamment à consolider ce socle.
P. I. — Votre parcours, aussi bien personnel que professionnel, est dédié pour une très large part à l’olympisme et au sport en général. Si vous deviez écrire vos mémoires, quels seraient vos souvenirs les plus marquants ?
T. B. — Disons-le tout net, je ne suis pas près d’écrire mes mémoires ! Me concentrer sur ma tâche, voilà ce qui m’importe au premier chef. Les Jeux de Paris 2024 se rapprochent à grands pas et ils réclament de l’attention. Relater des souvenirs, ou identifier les plus marquants, prendrait beaucoup de temps tant l’univers du sport en général et le mouvement olympique en particulier sont des environnements fascinants, et cela à plusieurs titres. D’une part, parce qu’ils s’adressent à des milliards de personnes, sur les cinq continents, qui s’intéressent au sport. D’autre part, parce que les Jeux olympiques revêtent une importance toute particulière dans les domaines de la culture, de la politique et de l’économie. Ces interrelations doivent être basées sur nos valeurs olympiques, que j’espère éternelles : l’excellence, la solidarité et la paix. Personnellement, tout a commencé avec ma médaille d’or olympique (2). Plus récemment, j’ai eu l’opportunité de m’adresser aux dirigeants du G20 en insistant sur ces mêmes valeurs et sur le rôle unificateur du sport.
Entre ces deux dates, plusieurs décennies se sont écoulées : c’est dire la richesse que prodigue le sport, avec son lot de rencontres, d’événements et d’aventures inoubliables !
(1) L’ordre olympique est la plus haute distinction liée à l’olympisme. Il récompense les plus grands champions, mais aussi ceux qui contribuent à la dimension universelle du mouvement olympique.
(2) Thomas Bach a remporté la médaille d’or au fleuret par équipes aux Jeux de Montréal en 1976.