Politique Internationale — Le sport n’est pas spontanément un objet de philosophie, contrairement à la culture ou aux grandes problématiques sociétales. Comment expliquer cette mise en retrait ? Le sujet serait-il moins noble que les autres ?
Robert Redeker — Effectivement, le sport est plus le domaine des sociologues. Les philosophes sont plus réticents. À tort ; comme le souligne Montaigne, rien de ce qui est humain ne doit rester étranger à la philosophie. Le sport est un résumé complet de l’univers humain, l’illustrant pour le meilleur et pour le pire. Le meilleur, par exemple, réside dans l’entraide visible au sein d’une équipe de rugby ; ou alors dans le fair-play du public irlandais observant le silence quand le buteur toulousain tape un coup de pied de pénalité, pour prendre le cas d’un match du printemps dernier qui opposait le Stade toulousain au Munster. Le pire renvoie, entre autres, au fanatisme de branches de supporters, à l’ego surdimensionné de certains champions ou aux dérives du sport business. Je n’inclus pas nécessairement le dopage dans cette catégorie du pire : d’abord, parce que le dopage a toujours existé, dès l’Antiquité ; ensuite, parce que l’action de tricher, qu’on le veuille ou non, est inhérente à l’action humaine. Il ne s’agit pas de mépriser le sport sous prétexte que des athlètes en arrivent à se doper ; il faut plutôt regretter le laxisme de certaines fédérations en la matière.
Le sport est aussi un objet de philosophie parce qu’il est un objet de pensée totale. Regardez la variété des domaines qui entrent en jeu : l’industrie, avec la construction de nouveaux outils et de nouveaux équipements ; la chimie, avec le recours, par certains sportifs, à des molécules plus ou moins licites ; ou encore les médias, avec l’inflation des retransmissions sportives. Leibniz est un philosophe que j’aime tout particulièrement : il voit le monde comme une réunion de monades spirituelles et matérielles, la plus ténue d’entre elles étant le reflet de l’univers dans son intégralité. Le sport participe de ce reflet. Le sport peut être comparé, par sa capacité de reflet, à la monade leibnizienne.
P. I. — Au moment de penser le sport, faut-il considérer différemment les sports individuels et les sports collectifs ?
R. R. — Le distinguo surgit rapidement : le sport individuel recherche d’emblée la performance personnelle, motivée par le désir de briller, voire par la volonté d’écraser la concurrence ; les sports collectifs s’épanouissent plus dans le partage, l’échange, l’alliance des compétences. Cependant, des nuances s’imposent : une équipe cycliste au départ d’un grand tour ne tient pas dans l’addition de huit personnes juchées sur leur vélo, pédalant chacune pour elle-même ; au contraire, elles travaillent les unes pour les autres. Quand une équipe emmène son sprinter à quelques kilomètres de l’arrivée, des coureurs se sacrifient au profit de leur coéquipier plus rapide. Dans un genre différent, un champion sur 100 mètres dispose de tout un team derrière lui : un entraîneur, un kiné-ostéo, un spécialiste des données, un nutritionniste… Et, dans une course sur 5 000 ou 10 000 mètres, la stratégie d’équipe n’est pas un vain mot : les coureurs africains des hauts plateaux sont passés maîtres dans l’art de donner le tempo pour éliminer progressivement leurs concurrents.
P. I. — Compte tenu de son enracinement historique, un événement comme les Jeux olympiques est-il de nature à rapprocher le sport d’une perception philosophique ?
R. R. — Il est compliqué de répondre. Au fil des éditions, les JO ont pris une dimension institutionnelle, commerciale, économique, prompte à les éloigner de la passion collective. Et je ne parle même pas de l’instrumentalisation politique : avec Hitler, qui utilise les JO de Berlin en 1936 comme une vitrine esthétique du régime nazi, mis en images par l’effrayant talent cinématographique de Leni Riefenstahl ; pendant la guerre froide, avec les menaces avérées ou pas de boycott ; ou, plus récemment, avec Poutine, qui milita avec succès auprès des instances sportives pour la tenue des Jeux d’hiver à Sotchi. Reste que les JO coïncident avec une fête planétaire sans équivalent. Y a-t-il un autre événement où des citoyens du monde entier peuvent ainsi se retrouver, réussissant à conjuguer rivalité et fraternité ? Cette perspective ouvre des espaces de réflexion. D’une certaine manière, les Jeux olympiques rendent fiers d’appartenir à l’espèce humaine : en marge de la communion des athlètes, la beauté des exploits sur le stade — et celle, éblouissante, des corps pour les réaliser — est bien réelle. La beauté de notre espèce m’enthousiasme.
P. I. — Les philosophes antiques ont-ils fait des Jeux olympiques un terreau de réflexion ?
R. R. — Les Jeux olympiques ne deviennent pas instantanément un théâtre capable de rassembler la plupart des nations et de permettre à toutes les cultures de s’exprimer. Dans l’Antiquité, les Jeux s’inscrivaient dans une démarche cultuelle — pour rendre hommage aux divinités — et voyaient le monde grec s’autocélébrer. Bien plus que les philosophes, les poètes, à l’image de Pindare, étaient en première ligne : leurs chants d’aèdes saluaient les vainqueurs tout en proclamant la dimension semi-divine de l’événement. Inversement, quelqu’un comme Aristote, le philosophe par excellence, ne prêtait strictement aucune attention aux Jeux olympiques. Chez Platon, l’aîné d’Aristote, la perception était déjà plus fine : il professait que la gymnastique est au corps ce que la musique est à l’âme, comme une mise en ordre, une recherche d’harmonisation globale.
P. I. — Au-delà de l’Antiquité, à quel moment l’histoire de la philosophie retrouve-t-elle un ancrage dans le sport ?
R. R. — Il faut patienter jusqu’à la fin du XIXe siècle. À cette époque, un courant de pensée recommence à s’intéresser au monde antique. Celui-ci ressort des limbes. Les Jeux olympiques font partie de cet horizon peu à peu redécouvert par les historiens, les hommes de lettres et les esprits instruits en général. Fin XIXe, nous sommes aussi au temps de l’accélération de la révolution industrielle : le sport est perçu comme une bonne façon de discipliner les masses de travailleurs. Au début du XXe siècle, l’activité physique devient en France un objet de lutte entre le clergé, d’une part, et les instituteurs, de l’autre ; le premier y voyant un élément de pastorale tandis que les seconds cherchent à contrebalancer cet élan. Les deux institutions, l’État, à travers l’école, l’Église, à travers les patronages et le catéchisme, se servent alors du sport pour encadrer et former la jeunesse. La philosophie n’est pas loin dans cette volonté d’étayer par le sport les années de formation.
En marge de ces grands courants et de ces affrontements, des penseurs éminents pratiquent l’exercice physique quotidiennement. Sait-on que Descartes était un fort habile escrimeur ? Il est d’ailleurs l’auteur d’un Art d’escrime, d’épée comme de sabre, pour bien défendre sa vie en chevalier. Une fois, sa lame lui a même permis de régler leur compte à quelques brigands qui voulaient le rançonner sur sa barque. Quant à Kant, pas une de ses journées ne s’écoulait sans qu’il se promenât pendant une bonne heure. L’Histoire raconte qu’il a renoncé à ce passe-temps une seule et unique fois : le jour où il a appris la prise de la Bastille. Plus proche de nous, Michel Serres était un authentique aficionado du rugby. Sans oublier Alexis Philonenko, « fan » de boxe !
P. I. — C’est peu de dire que les sportifs, y compris les plus grands champions, sont parfois raillés pour leur expression orale assez sommaire. Au point que certains commentateurs affirment que les athlètes n’ont aucune capacité pour l’abstraction. Faire de l’exercice physique à haute dose est-il à ce point antagoniste de la réflexion philosophique ?
R. R. — Le jugement est ô combien réducteur. Le cycliste Guillaume Martin (1) est titulaire d’un DEA de philosophie consacré à Nietzsche. Sans doute ce double parcours — sportif et académique — aussi pointu est-il une exception, mais il interdit de se gausser de la parole des athlètes. Ceux-ci présentent des circonstances atténuantes : d’abord, ils sont souvent d’origine sociale modeste, parfois immigrée ; ensuite, leur formation se coule souvent dans des usines à champions, où il n’y a pas beaucoup de place pour d’autres horizons que la réussite sportive ; dans le cas du football, les jeunes sont même totalement focalisés sur le seul ballon rond. Enfin, ces apprentis pâtissent d’une pression excessive, celle infligée par leur entourage proche qui espère que les performances déboucheront sur un confort matériel accru, voire sur la gloire et l’intégration à l’univers des stars. Pour autant, le sport est-il une exception dans cette quête du haut niveau dès le plus jeune âge ? On pointe du doigt ces enfants ou ces ados qui ne rêvent que d’exploits sur les stades ou dans les gymnases, mais personne ne s’émeut du rythme tout aussi soutenu dans les filières artistiques, la danse et la musique notamment. Répéter ses gammes indéfiniment quand on a sept ou huit ans : le pianiste est-il mieux loti que le sportif ? Cette terrible contrainte est pourtant indispensable à l’excellence de quelques-uns qui apportent de la joie à tous.
P. I. — À titre personnel, vous souvenez-vous des premiers épisodes qui vous ont donné le goût du sport ?
R. R. — Cela remonte à l’école primaire. Je me souviens d’une journée où un élève répétait sans arrêt le même nom, Fausto Coppi. C’était en janvier 1960, le grand champion cycliste italien venait de mourir. Je me suis renseigné et j’ai appris qui était Coppi : l’un des plus grands coureurs de l’Histoire, le campionissimo, le premier à avoir réalisé le doublé Giro-Tour de France en 1949 avant de rééditer cette performance en 1952. Un peu plus tard, le gamin du Sud-Ouest que j’étais a découvert le rugby des villages. « On ne guérit jamais de son enfance », chantait Jean Ferrat. La mienne m’a permis de cheviller cette double passion du rugby et du cyclisme qui ne m’a ensuite plus jamais quitté. Certes, d’une époque à l’autre, on peut être déçu par le déroulement d’une compétition, le comportement d’un champion ou l’évolution de sa discipline favorite, mais le véritable engouement, lui, ne bouge pas. Le sport devenu un secteur économique à part entière ne m’a pas refroidi. Certains disent « C’était mieux avant », je ne partage pas cette opinion. Replongez-vous dans un match de rugby d’il y a trente ou quarante ans grâce aux images de l’INA. Vous y verrez que hormis quelques belles séquences de jeu le rythme des rencontres est souvent ennuyeux : les coups de pied en touche foisonnent, plutôt que les passes. En comparaison, les matchs d’aujourd’hui sont d’une tout autre intensité : il n’y a quasiment jamais de temps mort. Moins sympathiques, ils sont plus beaux.
P. I. — Il n’y a peut-être jamais de baisse de rythme dans les matchs de rugby d’aujourd’hui, en revanche, les contacts sont suffisamment impressionnants pour dissuader les parents de mettre leur(s) enfant(s) à ce sport. Un philosophe peut-il s’accommoder d’un combat de gladiateurs ?
R. R. — Les joueurs de rugby ont changé de gabarit. Auparavant, que l’on fût petit, grand, gros ou maigre, on avait sa place dans une équipe. Ce sport ne souffrait d’aucune discrimination physique : tout le monde pouvait se retrouver sur le pré. Aujourd’hui, les avants mesurent 1,95 mètre, pèsent 110 kilos et courent le 100 mètres en moins de 11 secondes. Si vous n’êtes pas taillé pour les réceptionner dans le buffet, alors vous êtes cassé en deux. Forcément, la morphologie des rugbymen a subi d’impressionnantes modifications. Sont-ce pour autant des gladiateurs ? Cela signifierait que leur vie se limite à un combat. Ce n’est pas le cas. Certains suivent des cursus universitaires, d’autres prennent la parole publiquement sur des thèmes de société, d’autres encore ont une fibre artistique. Jean- Pierre Rives (2) est un peintre et sculpteur de talent.
P. I. — Vous rappelez que le dopage renvoie à une tricherie consubstantielle à la nature humaine. Le fait que le dopage n’épargne plus aucune discipline n’érode-t-il pas votre goût du sport ?
R. R. — Je ne minore pas le dopage, je le remets en perspective. Je le minore d’autant moins qu’il s’inscrit comme l’une des principales mutations du sport moderne. Il y a encore trente ou quarante ans, le dopage surgissait de manière un peu inattendue : on savait qu’il existait mais on le considérait un peu comme un épiphénomène, ou alors l’apanage de quelques disciplines décidément trop exigeantes. Aujourd’hui, il relève d’un système institutionnalisé. Il existe dans de nombreux sports des filières, des méthodes et une fraude organisées. Parfois même cette forme de tricherie, comme ce fut le cas du temps de la RDA, est carrément orchestrée par les pouvoirs publics. Le sport reflète la nature humaine dans toutes ses dimensions. Il y a des organisations de malfaiteurs dans la société, il y en a dans le sport — c’est normal. Je prends ce mot dans le sens que lui donne Émile Durkheim quand le père de la sociologie française écrit : « Le crime est normal parce qu’une société qui en serait exempte est tout à fait impossible. » Durkheim précise sa pensée ainsi : « Le crime est donc nécessaire : il est lié aux conditions fondamentales de toute vie sociale, mais, par cela même, il est utile ; car ces conditions dont il est solidaire sont elles-mêmes indispensables à l’évolution normale de la morale et du droit » (3). Trois mots importent : normal, nécessaire, utile. Ils concernent aussi la tricherie dans le sport. Le dopage, qui est une des formes du crime, fait ainsi partie des conditions d’existence de l’activité sportive comme activité collective. Il en est solidaire. Il faut néanmoins le combattre avec toute l’énergie dont nous sommes capables. Il serait sot, en revanche, et même fanatique, de penser pouvoir l’éradiquer. Aimer le sport, c’est combattre ses errements, qui sont les mêmes que les errements de toute société humaine.
P. I. — Regarder une compétition à la télévision — ou dans un stade — en qualité de philosophe, cela implique-t-il quelque chose de particulier ? D’autres facettes du sport sont-elles mises en exergue ?
R. R. — J’assiste à une compétition comme amateur de sport, aucunement en tant que philosophe. Et je crois que c’est la même attitude qu’adopte sur le moment devant le spectacle sportif un peintre, un écrivain ou un architecte. L’envie de peindre, d’écrire, vient après. Comme dit la chanson de Guy Béart reprise par Carla Bruni, « c’est après que ça se passe ». Observer philosophiquement un spectacle sportif signifie-t-il que l’on garde un œil neutre, un vocabulaire mesuré en toutes circonstances et un calme olympien ? Alors j’en suis loin, comme beaucoup. Quand je regarde un match du Stade toulousain, j’ai une fibre de supporter. Ce chauvinisme peut s’exercer sans excès. J’en reviens aux JO qui allient rivalité et fraternité. Le supporter soutient son équipe, mais cela ne doit pas l’empêcher de reconnaître les mérites de l’adversaire.
P. I. — Les sportifs sont-ils les héros des temps modernes ?
R. R. — Par rapport aux artistes, aux politiques ou aux grands scientifiques, les sportifs ont un immense avantage : ce sont des hommes et des femmes ordinaires, avec des traits et une existence dans lesquels chacun peut se reconnaître. Excluons simplement les footballeurs de renom, qui pour certains vivent hors-sol, dans un univers parallèle ressemblant à celui de la jet-set. Bref, la banalisation des figures de sportifs les hisse plus facilement sur un piédestal : on les admire d’autant plus qu’ils ne sont pas à des années-lumière de l’homme de la rue dans leur comportement. Mais le terme d’héroïsme est inapproprié. Les héros, ce sont ces Ukrainiens qui risquent leur vie pour défendre leur pays face à l’invasion russe. Les sportifs sont les éléments d’un star system qui fait briller les yeux de millions de gens.
P. I. — Le philosophe préfère-t-il le sport santé ou le sport compétition ?
R. R. — Les deux univers s’opposent. Quand la recherche de performance oblige à repousser ses limites, le sport santé prône la santé et l’équilibre. Mais jusqu’à quel point la modération est-elle appréciée ?
(1) Guillaume Martin fut le meilleur grimpeur du Tour d’Espagne 2020, se hissa à la huitième place du classement général du Tour de France 2021 et s’illustra sur le Tour d’Italie 2022.
(2) Ancien capitaine du XV de France, vainqueur du Grand Chelem à deux reprises, en 1977 et 1981.
(3) Émile Durkheim, Crime et santé sociale (1895), in Textes, vol II, Éditions de Minuit, 1975, pp. 173-180.