Politique Internationale — Alors que Paris et la France s’apprêtent à accueillir les Jeux olympiques et paralympiques de 2024, que représente à vos yeux Pierre de Coubertin, le créateur des Jeux olympiques modernes il y a plus de 120 ans ?
Armand de Rendinger — Pour moi, Pierre de Coubertin est d’abord un héritage. Il est le père fondateur d’une Charte qui énumère les règles et les comportements qui s’imposent à tout individu et à toute entité se réclamant de l’olympisme et d’une structure de gouvernance olympique pérenne.
C’est aussi l’initiateur d’un mouvement olympique international structuré qui, après avoir failli disparaître faute de revenus au milieu du siècle dernier, a su s’adapter à l’ère du temps, notamment en permettant aux athlètes professionnels de participer aux JO et en commercialisant l’ensemble de ses actifs, à savoir ses emblèmes et anneaux olympiques.
Ardent promoteur de la langue française, il fit du français et de l’anglais les langues officielles des institutions du mouvement olympique, accordant à notre langue un statut privilégié qu’elle a conservé jusqu’à nos jours. Symbolique pour certains, cet héritage est revendiqué et défendu par nombre de sphères culturelles qui dépassent largement le cadre de la francophonie.
Enfin, Coubertin a jeté les bases d’un CIO, devenu au fil du temps l’institution faîtière du mouvement sportif international et considéré aujourd’hui par l’ONU et l’UNESCO comme un partenaire incontournable de promotion de la paix dans le monde et d’éducation pour la jeunesse.
Cette réalité aux multiples facettes trouve ses racines dans les efforts entrepris par Coubertin aux plans national et international pour promouvoir sa vision du sport et des valeurs olympiques, dont certaines étaient bien éloignées des doctrines d’éducation prônées à l’époque.
Grâce à son goût de l’écriture, il nous laisse plus de 30 ouvrages, 15 000 pages d’écrits, une cinquantaine de brochures et plus de 1 200 articles répertoriés… une vraie mine pour les historiens. La lecture de ces archives est sans doute le meilleur moyen pour comprendre ce que cet homme, fondateur d’un ordre nouveau s’appliquant à l’économie du sport, a été et ce qu’il représente encore aujourd’hui.
P. I. — Quelles sont ces valeurs olympiques qu’il n’a cessé de mettre en avant ?
A. de R. — Pour Coubertin et ses supporters, les valeurs olympiques se confondent avec les valeurs humaines de référence que sont le dépassement de soi, le respect de l’autre, la discipline, l’universalisme, la fraternité et la joie.
Dans sa Charte, il insiste sur la nécessaire indépendance du mouvement olympique vis-à-vis des politiques et sur le refus de toute implication des États dans sa gestion. Force est de constater aujourd’hui que l’on est bien loin de ce principe, tant la politique est partout : aussi bien dans le choix des pays organisateurs, qui ne répondent pas toujours aux critères exigés en matière de libertés et d’inclusion des minorités, que dans la contribution financière des États au financement du mouvement olympique. Le sport est devenu un puissant instrument de soft power, et pas uniquement pour les pays émergents.
P. I. — Depuis quelques années, des aspects plus controversés de sa personnalité ont commencé à émerger. On l’a taxé, en particulier, de « réactionnaire »…
A. de R. — Parce qu’il s’appuyait, pour faire passer ses convictions, en matière de sport sur des théories en vigueur et défendues par certains pouvoirs scientifiques et politiques de son temps ? Il faut savoir que la notion de compétition et le besoin de se surpasser n’étaient pas admis par les partisans d’une éducation sportive à l’école qui se voulait égalitaire, donc limitée à la gymnastique. Faire référence à des études scientifiques pour considérer que l’homme ne peut pas vivre sainement et s’épanouir sans avoir été éduqué dans un esprit de compétition peut effectivement être contesté et choquer de nos jours certaines âmes bien-pensantes.
Pour Coubertin, le besoin de se confronter à autrui est inné en l’homme et a toujours existé. Aussi est-il nécessaire de l’encadrer, selon des règles que l’on retrouve dans la Charte olympique actuelle. Réactionnaire sans doute pas, mais militant politique assurément, tout comme le CIO en tant qu’acteur magnifiant le champion olympique et développant ses actions diplomatiques d’éducation et de paix.
P. I. — On l’a aussi traité de colonialiste et de raciste…
A. de R. — Parce qu’il disait qu’il était fier d’être un « colonial fanatique », qu’il voyait dans le sport un excellent moyen de « discipliner les indigènes » et que « ces derniers avaient l’apanage de la force physique et qu’il appartenait à l’homme occidental de leur apprendre à s’en servir » ? Difficile effectivement pour les tenants de la notion de l’inexistence des races ou de l’absence de différences entre elles d’accepter de tels propos, surtout quand ils sont accompagnés de déclarations reprises par certaines élites de la IIIe République française du type « les races sont de valeur différente et à la race blanche, d’essence supérieure, toutes les autres doivent faire allégeance ».
Sorties ou non de leur contexte, de telles affirmations « font froid dans le dos » ! Coubertin voulait-il dire qu’il était indispensable d’« inclure », à l’instar de ses pairs, les indigènes dans notre moule d’éducation européenne pour leur permettre de mieux mettre en valeur leurs qualités innées ? Si tel était le cas, cette forme de générosité ou de main tendue à l’autre qui est différent s’apparenterait effectivement à du racisme stricto sensu. N’est-ce pas le même reproche que l’on adresse parfois au CIO, qui serait sous la coupe de responsables d’origine essentiellement européenne ou anglo-saxonne ?
Il est malheureux qu’aujourd’hui encore, malgré les progrès réalisés en matière d’inclusion, on trouve dans le traitement différencié réservé aux Jeux paralympiques par rapport aux Jeux olympiques des relents de théories véhiculées du temps de Coubertin.
Seuls sept membres du CIO, parmi la centaine de pays qui le composent, ont fait acte de présence à la cérémonie d’ouverture des Jeux paralympiques de Rio de Janeiro au Brésil le 7 septembre 2016. Une seule page dans le journal L’Équipe consacrée aux résultats de ces derniers, contre plus de seize pages pour relater quotidiennement les exploits des athlètes des Jeux olympiques. Les Jeux paralympiques de Tokyo en 2021 ou de Pékin en 2022, au-delà de la qualité des retransmissions télévisuelles, n’ont pas été mieux lotis que les précédents.
En dépit de toutes les belles paroles et de toutes les promesses, la ségrégation entre les valides et les handicapés perdure. À quand l’unité olympique promise ? À quand un traitement équilibré et égalitaire des exploits des uns et des autres ? Ce n’est pas en se référant à Coubertin et aux thèses que certains pensent devoir lui attribuer que la solution sera trouvée ; et cela, d’autant plus qu’au sein du mouvement olympique des courants d’influence majeurs s’opposent à toute unification lors d’un même événement des Jeux olympiques et des Jeux paralympiques, prétextant des difficultés logistiques, voire économiques. Rien n’interdit pourtant de réduire le gigantisme des Jeux olympiques pour y intégrer les paralympiques. Tant que la séparation de ces deux manifestations dans le temps sera maintenue, gageons que l’intégration complète des sportifs en situation de handicap ne pourra se faire que lentement.
P. I. — On l’a dit misogyne…
A. de R. — Parce qu’il s’est opposé farouchement à la participation des femmes aux Jeux olympiques ? Coubertin écrivait à propos du sport féminin qu’il était « impratique, inintéressant, inesthétique et, nous ne craignons pas de le dire, incorrect » ! Si ce n’est pas de la misogynie, cela lui ressemble beaucoup… À l’évidence, il ne militait pas pour que la femme soit considérée comme l’égale de l’homme en lui permettant de partager les mêmes devoirs et les mêmes droits dans une même communauté. Mais en cela il ne faisait que suivre l’esprit du temps.
Aujourd’hui encore, les femmes sont minoritaires au sein du CIO (moins de 40 %) et des organes de gouvernance du sport mondial. Cette sous-représentation est-elle due aux conditions de création du CIO ? Est-ce l’absence de compétitions mixtes, excepté dans l’équitation, qui encouragerait cette discrimination, puisque, pour des raisons physiques et morphologiques, il serait vain de faire concourir, à armes égales, les femmes et les hommes dans une même épreuve sportive ?
Le sujet mériterait, en tout cas, que l’on recueille l’avis des principales intéressées, à commencer par trois membres du CIO : l’Américaine Anita DeFrantz, la Marocaine Nawal El Moutawakel et l’ambitieuse championne perchiste russe Yelena Isinbayeva. Sans oublier l’ancienne membre du CIO, particulièrement active dans le monde olympique, l’Allemande Claudia Bokel.
En attendant, depuis les JO de Londres de 2012, nous sommes bien loin de la farouche opposition affichée par Coubertin, même si les premières femmes admises aux JO le furent en 1924 à Paris. L’égalité homme-femme parmi les athlètes participant aux Jeux est devenue une quasi-obligation et une réalité.
P. I. — Ce n’est pas tout : Coubertin se voit également affublé de l’étiquette de nationaliste, de militariste et de va-t-en-guerre. D’où vient cette accusation, selon vous ?
A. de R. — Parce qu’il répétait au début du siècle dernier que le sport de compétition et l’activité physique auraient aussi pour vertu de renforcer les aptitudes des citoyens pour combattre à la guerre et, en conséquence, prendre leur revanche contre l’ennemi prussien ? La pratique du sport, telle que Coubertin l’envisageait, serait donc une arme nouvelle pour entrer en guerre en 1914 et vaincre plus facilement ce rival héréditaire si bien entraîné à l’effort, donc au succès ?
Parce qu’il était un patriote déçu, impatient de récupérer nos chères provinces d’Alsace et de Lorraine ? Parce que son beau- père, l’Alsacien Gustave Rothan, avait été ministre plénipotentiaire de Napoléon III dans les pays allemands ? Certes, on le suspectait d’avoir une certaine admiration pour l’ordre prussien. Plus grave encore : il s’est ouvertement félicité de la bonne préparation des Jeux de Berlin par le gouvernement allemand et a remercié Adolf Hitler de les avoir si bien organisés et célébrés. À cet effet, il enregistra un message qui fut lu à la cérémonie de clôture des Jeux et qui disait en substance : « Que le peuple allemand et son chef soient remerciés pour ce qu’ils viennent d’accomplir. »
C’en était trop pour certains historiens qui n’hésitèrent pas à voir en lui un thuriféraire du régime nazi. Gardons-nous bien de donner corps à un jugement de ce type, aussi péremptoire et farfelu qu’injurieux.
On prête beaucoup à Coubertin et surtout on sort souvent de son contexte des déclarations qu’il aurait faites et des prises de position qu’il aurait affichées. S’il était effectivement ce personnage « douteux » et réactionnaire que quelques sociologues avisés et historiens savants voient en lui, on peut se demander pourquoi il connaît une telle reconnaissance posthume.
P. I. — Vous semblez balancer à propos de Coubertin entre critique et curiosité intellectuelle. Comment se fait-il, au-delà de votre propre parcours de sportif, que vous vous intéressiez à ce personnage ?
A. de R. — À la lecture de ses œuvres et en tenant compte du contexte dans lequel il a vécu, il serait pour moi tout aussi ridicule et stupide de porter aux nues Pierre de Coubertin que de le condamner. Il a été l’acteur majeur de la renaissance des Jeux olympiques après plus de quinze siècles de mise en sommeil. Il est le créateur d’une institution olympique, instrument de paix et d’éducation, qu’il voulait indépendante, autonome, internationale, universelle et où le principe de la sélection des individus et de leur cooptation était, à son avis, la meilleure garantie d’une saine gouvernance sportive. Rien que pour cela, le baron Pierre de Coubertin mérite qu’on porte sur son bilan un regard respectueux et objectif.
P. I. — Concernant Coubertin, peut-on encore parler d’un héritage à gérer et surtout à faire évoluer ?
A. de R. — Assurément, Coubertin était un homme sûr de son fait et obstiné qui mettait tout en œuvre pour parvenir à ses fins. Humaniste, chercheur, mais aux prétentions scientifiques contestables, helléniste, passionné de politique et de littérature, pédagogue, chrétien, catholique social. Bien qu’il se fût rallié à la république des Ferry, Gambetta et Carnot, son esprit était plus monarchiste que républicain, plus élitiste que démocrate.
Ses études de sciences politiques n’avaient pas gommé son goût originel pour la carrière militaire. Il était antidreyfusard, non pas par antisémitisme, mais par respect de l’ordre militaire.
Et, bien sûr, il était un sportif complet. Lors de ses séjours scolaires en Grande-Bretagne, il avait pris goût à la pratique régulière de disciplines sportives, telles que la boxe, l’escrime, l’aviron, le tir et l’équitation. Coubertin était en quelque sorte un pentathlonien des temps modernes !
En résumé, il était persuadé de la justesse de sa vision du sport et de l’olympisme. Il considérait que chacun pouvait rejoindre les élites par la pratique sportive et l’effort. Nous sommes donc, là encore, loin de cette caricature de génie talentueux, de prophète olympique ou de réactionnaire aux convictions et aux recherches douteuses.
Pour moi, il est avant tout un homme cultivé, curieux, d’une certaine époque et qui s’était forgé une conception de l’olympisme moderne et de ses bienfaits. Cela mérite en soi le respect, et ce d’autant que plus qu’un siècle plus tard son œuvre, aussi vénérée ou contestée qu’elle soit, a acquis une dimension économique et médiatique unique difficilement imaginable au moment où elle a été conçue.
P. I. — Si je vous suis bien, Coubertin, prisonnier des préjugés de son temps et de son milieu, n’était pas un visionnaire, mais juste un homme passionné, animé par une foi inébranlable en l’utilité du sport…
A. de R. — Effectivement, il n’était pas ce révolutionnaire de la pensée préparant l’avènement d’un monde nouveau, comme ses admirateurs aiment à le dépeindre. Il n’en reste pas moins qu’il a légué à ses successeurs un magnifique instrument d’éducation et de gouvernance sportive.
Coubertin a marqué une rupture, a su créer un puissant mouvement et lui donner les outils nécessaires pour se gérer. Ce mouvement repose sur des vertus, pour certaines immuables et incontournables. Mais quelle valeur et quelle pérennité aurait cet héritage s’il ne s’accompagnait pas d’une réflexion permanente sur ce que pourrait être la société de demain — une société au sein de laquelle le sport et l’olympisme auraient toute leur place ? C’est sans doute le plus beau défi que le CIO et son président auront à relever dans les années qui viennent.