Politique Internationale — Ces dernières années, des événements majeurs ont agité la planète, à commencer par la crise sanitaire et la guerre russo-ukrainienne. Sont-ils de nature à reléguer la préoccupation climatique au second plan ?
Jean Jouzel — Si l’on se place sur le court terme, ces événements percutent évidemment l’urgence climatique. Je prends l’exemple de la campagne pour les élections présidentielles en France : nous espérions vivement que les candidats puissent se positionner vis- à-vis des deux rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), publiés respectivement en février et en avril 2022. Les circonstances ont fait que la situation en Ukraine a focalisé toutes les attentions. À l’arrivée, la question environnementale a été notoirement absente des débats électoraux. Lors de la récente marche pour le climat à laquelle j’ai participé, des pancartes rappelaient que les candidats ne consacraient que 3 % du temps de leurs interventions à se pencher sur les problématiques écologiques. Mais un événement comme la guerre russo-ukrainienne n’est pas seulement préoccupant pour sa capacité à monopoliser les débats. Pour œuvrer contre le réchauffement climatique, la solidarité internationale est indispensable. Sans elle, les actions d’envergure deviennent bien plus difficiles à mettre en place.
P. I. — Et la crise sanitaire ? A-t-elle oblitéré les interventions sur le climat ? Sous prétexte qu’il a fallu protéger la planète contre une pandémie —même s’il n’est pas question de contester le caractère hors norme de la situation —, l’environnement n’a- t-il pas été négligé ?
J. J. — Observons d’abord l’impact de la Covid sur les émissions de gaz à effet de serre. Entre 2019 et 2020, les émissions mondiales de CO2 ont reculé de 7 %. On devrait dire qu’elles n’ont reculé « que » de 7 %. C’est bien la preuve que le ralentissement des activités, en particulier du transport, ne suffit pas pour devenir vertueux. Il faut également être en mesure d’exercer différemment ces activités. Le mode de fonctionnement des sociétés dans leur globalité doit être questionné. Cela étant dit, la Covid aura permis de découvrir soudain un monde avec moins de bruit, moins de pollution, moins de nuisances de toutes sortes. Ce qui a incité un certain nombre de personnes à s’installer à la campagne. Cette volonté de goûter un monde plus vert n’est pas anodine.
P. I. — Entre deux rapports du Giec, il s’écoule généralement de cinq à sept ans. Est-ce le bon tempo ?
J. J. — Les rapports du Giec sont suffisamment importants pour qu’on se souvienne parfaitement de leur année de publication : 1990, 1995, 2001, 2007, 2014 et tout dernièrement 2022. Cela ne servirait à rien de resserrer les éditions : nous sommes sur des évolutions qui ne nécessitent pas de porter des diagnostics dans des délais trop rapprochés. Cela n’empêche pas l’Organisation météorologique mondiale (OMM) de publier chaque année un rapport, mais il contient des données plus ciblées — températures, précipitations, événements extrêmes... — qui méritent d’être réactualisées. J’en profite pour rappeler que le Giec est constitué de trois groupes d’experts : le groupe 1 travaille sur les causes du réchauffement climatique, sur ses aspects physiques et sur leurs projections ; le groupe 2 s’intéresse aux conséquences du réchauffement et traite de l’adaptation ; le groupe 3, enfin, examine les pistes visant à atténuer les émissions. Qu’il soit bien clair que le Giec n’est pas là pour faire des recommandations sur les solutions à adopter. Son objectif est que les décideurs politiques s’appuient sur son diagnostic pour prendre les mesures permettant de lutter efficacement contre le réchauffement climatique et de s’y adapter.
P. I. — À ce rythme, le prochain rapport du Giec n’interviendra pas avant la fin de la décennie. N’est-ce pas un peu tard s’il s’agit de tirer une nouvelle fois la sonnette d’alarme ?
J. J. — L’activité du Giec ne se limite pas à ces rapports en forme de bilan à un instant T. Plusieurs rapports spécialisés sont également publiés à intervalles réguliers. Sur les océans, l’utilisation des terres ou encore le scénario 1,5° C, pour ne citer que les plus récents. Ce scénario 1,5° C est très intéressant : au départ, l’accord de Paris signé à l’issue de la COP 21 en décembre 2015 visait à limiter le réchauffement climatique à long terme à 2° C maximum — nous avons déjà dépassé 1° C — avec, au passage, un objectif de neutralité carbone dans la seconde partie de notre siècle. Et puis les ambitions se sont affinées : désormais, même s’il n’est pas gravé dans le marbre, un effort pour limiter le réchauffement à 1,5° C est devenu la norme. C’est la preuve que les travaux du Giec ne sont pas une matière figée : les rapports spécialisés sont un moyen utile de préciser des trajectoires.
P. I. — Les textes sont une chose, les décisions des politiques en sont une autre. Considérez-vous que les gouvernements dans leur ensemble ont pris la mesure de l’urgence climatique ?
J. J. — Au niveau des objectifs affichés, il n’y a pas, dans la plupart des pays, de décalage important par rapport aux conclusions du Giec. Aux États-Unis, le remplacement de Donald Trump par Joe Biden a constitué une bonne nouvelle pour les défenseurs du climat : avec Biden, l’administration américaine a dans sa ligne de mire cet objectif de neutralité carbone à l’horizon de 2050. Même un pays comme la Chine, que l’on ne situe pas spontanément dans le camp des plus vertueux, trace un cap avec la neutralité carbone pour 2060. La plupart des États se disent engagés dans la bataille contre le réchauffement. Les COP, ces sommets qui se tiennent chaque année, sont des jalons qui permettent d’évaluer les engagements de chacun et de constater l’énorme fossé qui subsiste entre les buts proclamés et la réalité. Cette situation est très préoccupante : pour rester sur une trajectoire compatible avec l’objectif de 1,5° C, les émissions de gaz à effet de serre devraient, par rapport à 2010, baisser de 45 % d’ici à 2030. Or, actuellement, la tendance est celle d’un accroissement de 15 % à cette échéance. Si l’ambition n’est pas sérieusement réévalué e d’ici là, nos émissions seront alors deux fois trop importantes ; et il deviendra difficile d’éviter des réchauffements proches de 3° C au-delà de 2050. On mesure bien l’ampleur de la tâche. C’est un véritable défi qu’il nous faut relever de toute urgence si l’on veut que les jeunes d’aujourd’hui puissent s’adapter aux conditions climatiques qu’ils connaîtront dans la seconde partie de ce siècle.
P. I. — Comme dans le sport de haut niveau, y a-t-il, en matière de lutte contre le réchauffement, des bons éléments et des moins bons ? Si oui, quels sont les pays ou les régions du monde en pointe dans la lutte contre le carbone ?
J. J. — Certains pays sont plus volontaristes que d’autres, à commencer par les pays européens. Ils prévoyaient une limitation de 40 % des émissions de gaz à effet de serre à l’horizon de 2030 par rapport à 1990, et se sont engagés désormais sur un objectif de - 55 %. C’est effectivement une étape absolument nécessaire pour atteindre la neutralité carbone en 2050. J’ai parlé précédemment des États-Unis et de la Chine qui ont intégré la nécessité de s’affranchir davantage des énergies fossiles. A contrario, des pays comme la Russie, le Brésil ou l’Australie campent sur des perspectives beaucoup moins dynamiques. Dans certains cas, cela tient à l’attitude du dirigeant en place : au Brésil, par exemple, le président Bolsonaro faisait peu de cas de l’urgence climatique. Quant à l’Inde, elle part de loin, avec une très forte dépendance au charbon.
P. I. — Doit-on faire un distinguo marqué entre ces bons élèves et les moins bons ? Dans plusieurs pays plutôt vertueux, de nombreux observateurs se demandent s’il est vraiment nécessaire de consentir autant d’efforts alors que d’autres pays renâclent à participer au mouvement en faveur du climat…
J. J. — Il faut rappeler que tout le monde ne part pas avec les mêmes chances sur la ligne de départ. Certains pays sont tellement tributaires du charbon qu’il leur est difficile de modifier leur mix énergétique avec le même impact que ceux dont l’éventail de ressources est plus varié. Voilà pourquoi il est bon de travailler sur cette idée de trajectoire, compatible avec l’objectif de neutralité carbone. Mais il faut absolument que l’ambition affichée se concrétise, et ce n’est pas le cas.
P. I. — Quels sont les ingrédients d’une politique climatique réussie ?
J. J. — Un grand nombre d’initiatives sont approuvées par la quasi- totalité des dirigeants. Par exemple, il ne fait plus guère de doute que la voiture électrique va poursuivre son essor et qu’elle va rapidement constituer une solide alternative au véhicule thermique. De même, les développements dans l’hydrogène sont prometteurs. Est-il besoin de revenir sur la contribution des énergies renouvelables au mix énergétique ? Elles incarnent par définition l’avenir. Au passage, établissons les responsabilités. Lorsqu’on parle de politique, on sous-entend que l’État a un rôle essentiel à jouer. Or l’État a une influence, certes, il donne des impulsions, mais il ne peut pas tout. La réussite d’une politique climatique repose sur l’engagement de tous : les élus régionaux et locaux, les entreprises, le système éducatif, les ONG, les citoyens, les médias… Personne ne peut plus se tenir à l’écart du défi environnemental. S’agissant des pouvoirs publics, le rôle de la décentralisation est important : l’expérience montre que les régions disposent des capacités pour concrétiser sur le terrain des décisions prises à un échelon supérieur.
P. I. — Vous parliez de la nécessité de changer de mode de fonctionnement. Est-ce une injonction au citoyen ?
J. J. — Ce changement de mode de fonctionnement consiste à faire preuve de davantage de sobriété. Les citoyens doivent prendre leur part dans cet effort. Par exemple, est-il bien nécessaire de rouler en SUV (1) ? Je crois qu’on peut parfaitement garder la même qualité de vie en ayant recours à des équipements, des biens de consommation ou des loisirs moins polluants. Ceux qui opposent systématiquement la défense de l’environnement au confort des populations se trompent : devenir sobre, ce n’est pas se priver, mais avant tout avoir un regard sur nos comportements.
P. I. — Encore faut-il que les citoyens soient sensibilisés…
J. J. — Ils le sont ou tout au moins devraient l’être. De nombreuses publications circulent — documents, études, sondages, rapports, travaux universitaires… — dont les données souvent bien mises en perspective permettent d’alerter l’opinion. À cet égard, les scénarios de Réseau de transport d’électricité (RTE) sont très parlants. Atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2050 implique une transformation profonde du mix électrique, avec, en premier lieu, un développement significatif des énergies renouvelables. Ces données et les évolutions qui en résultent recueillent un écho dans l’opinion et motivent les initiatives pour adopter un comportement vertueux. Aujourd’hui, le matin en ouvrant sa fenêtre, plus personne ne peut se dire : « Je ne peux rien faire pour améliorer l’état de la planète. »
P. I. — Les organisateurs de Paris 2024 veulent faire de l’événement les premiers Jeux zéro carbone. Cet affichage écologique va- t-il devenir la règle pour les grandes manifestations de ce genre ? Avec le risque d’une exploitation marketing…
J. J. — L’ambition de Paris 2024 est une excellente nouvelle. On peut presque parler de défi car les choses ne sont pas si simples à mettre en œuvre. Un enrobage marketing ? Dans le cas de Paris 2024, j’observe que Tony Estanguet et son équipe accordent une grande attention à ce dossier. De manière plus générale, quel projet d’envergure, tous secteurs confondus, peut échapper à un volet développement durable ?
P. I. — Au début de l’année 2022, vous avez remis un rapport à la ministre de l’Enseignement supérieur, Frédérique Vidal. Quelles sont précisément ses visées ?
J. J. — Ce rapport a été rédigé par un groupe de travail dont le rapporteur était Luc Abbadie, professeur et chercheur à la Sorbonne. Il repose sur un objectif : faire en sorte que 100 % des étudiants, quelle que soit leur filière, aient une bonne compréhension des enjeux de la transition. Sensibiliser et former aux enjeux de la transition écologique fait désormais partie des missions de l’enseignement supérieur inscrites dans la loi de programmation de la recherche. La tâche réclame un engagement de la puissance publique, de tous les directeurs d’établissement, des enseignants, des étudiants. Des contenus relatifs à cette transition écologique doivent être instillés à différentes étapes des cursus académiques, en premier lieu au cours des deux premières années après le bac. Le chantier est lourd mais crucial : les membres des élites de notre pays sont trop nombreux à ignorer les implications de l’urgence climatique, de la protection de la diversité et de l’environnement. En donnant à la génération montante les outils pour une meilleure connaissance, nous leur offrons la possibilité de ne pas subir les événements…
(1) Véhicules surélevés, plus lourds et plus puissants, qui émettent environ 25 % de CO2 de plus que les voitures de taille moyenne.