Politique Internationale — Les Jeux olympiques de Paris 2024 seront des Jeux paritaires. Qu’est-ce que cette première représente pour vous ?
Brigitte Henriques — La statue de Pierre de Coubertin érigée dans le hall de la Maison du sport français qui abrite le Comité national olympique et sportif français (CNOSF) rappelle l’engagement du rénovateur des Jeux olympiques, qui a relancé l’épreuve en 1896. Pour autant, celle d’Alice Milliat, désormais installée tout à côté, rend également hommage à cette pionnière (1) qui a milité avec succès pour que les femmes puissent participer aux épreuves d’athlétisme des JO. Ce sera chose faite en 1936. Les Jeux de Paris 2024, qui vont tendre vers la parité totale, continueront donc à creuser le sillon de la féminisation du très haut niveau.
Jusqu’à présent, il arrivait que certaines délégations se présentent sans la moindre femme ou, en tout cas, avec une présence féminine réduite au strict minimum. Cette époque est désormais révolue : si l’on considère que l’évolution de la société se vérifie à la lumière de la place accordée aux femmes, alors la société actuelle, à travers le sport, continue de progresser. Des délégations paritaires aux JO : la symbolique portée par Paris 2024 est extrêmement forte.
P. I. — Avant que cette décision soit prise, où se situait la France en termes de parité olympique ?
B. H. — D’une olympiade à l’autre, les chiffres varient mais nous sommes en moyenne à 60 % d’hommes et 40 % de femmes. En 2020, après que les deux équipes de France, olympique et paralympique, ont été réunies sous la même bannière du CNOSF, il a été décidé que chaque équipe aurait deux porte-drapeaux, un homme et une femme. Voilà encore une étape supplémentaire en termes de parité qui a été franchie.
P. I. — Le CNOSF est un acteur parfaitement identifié. En revanche, on connaît moins bien l’éventail de ses missions…
B. H. — Elles sont de deux ordres. D’une part, les relations avec le Comité international olympique (CIO) dont le CNOSF est en quelque sorte l’émanation au niveau français ; d’autre part, la représentation de l’équipe de France olympique et paralympique. Dans cette perspective, nous sommes le porte-parole de quelque 109 fédérations et membres associés, la Fédération française des échecs étant la dernière en date à avoir été affiliée au CNOSF.
Fort de cette participation, le CNOSF s’appuie sur un tissu considérable : à savoir 17 millions de licenciés et de sportifs réguliers, 150 000 clubs, 3,5 millions de bénévoles et 1 million d’encadrants. La densité de ce périmètre et sa diversité sont synonymes de grande richesse et contribuent à diverses actions au service de notre société. Ainsi, quand les pompiers mènent une opération de secours sous terre, il faut savoir qu’ils sont systématiquement accompagnés de spéléologues amateurs. On pourrait ainsi multiplier les exemples, mais disons que les disciplines rassemblées sous l’égide du CNOSF sont des morceaux de notre histoire — à l’instar de la Fédération de longue paume qui nous renvoie à un sport déjà pratiqué à la cour des rois de France —, avec à la fois un fort ancrage territorial et des échanges constants avec les autres régions du monde.
P. I. — Le CNOSF fait-il de la politique ?
B. H. — Énumérons simplement, sans être exhaustif, les événements qui viennent de se produire ou qui vont se dérouler au cours des prochaines années : une pandémie, la guerre en Ukraine, une campagne présidentielle, trois éditions des Jeux olympiques durant mon mandat (Tokyo, Pékin et Paris)… Et j’en oublie. Dans ces conditions, face aux tumultes de l’actualité ou aux échéances programmées, comment la politique pourrait-elle être absente de la vie du CNOSF ? Ma feuille de route prévoit six grands axes de travail : le premier, qui consiste à peser dans le débat relatif aux grandes orientations du sport, implique par définition une proximité avec les pouvoirs publics. Les autres axes requièrent également de jouer sur des leviers politiques. Qu’il s’agisse de la sortie du Covid, de l’évolution du modèle économique des fédérations, de la préparation de Paris 2024 ou encore des relations internationales, la dimension politique est partout présente. Et que dire des grandes causes éducatives et sociétales ? Cet axe qui fait évidemment partie de nos priorités — avec les questions de santé, de mixité, de lutte contre les discriminations et les violences sexuelles dans le sport — est lui aussi un dossier politique.
P. I. — Les violences faites aux femmes sont-elles suffisamment prises en considération ? On ne compte plus les cas de dérives graves dans le milieu du sport…
B. H. — Notre credo sur ce point ne souffre d’aucune approximation : tolérance zéro ! En aucun cas on ne doit pouvoir expliquer, justifier ou atténuer ces violences. Pour agir, le CNOSF a créé officiellement au début de cette année une commission dédiée : la Commission de lutte contre les violences sexuelles et les discriminations dans le sport. Cette instance a vocation à accompagner l’ensemble des acteurs du mouvement sportif, en relation directe avec les autorités publiques et les autorités judiciaires. Elle est co-présidée par Jean Zoungrana, le président de la Fédération française de canoë-kayak et des sports de pagaie, et par Catherine Moyon de Baecque (2) qui sait mieux que quiconque que ces actes ne doivent plus être passés sous silence, sous aucun prétexte.
P. I. — Vous êtes la première femme élue à la tête du CNOSF. Quelle signification y accordez-vous ?
B. H. — Redisons sans grandiloquence que la société continue de progresser. Il y a un livre que je recommande à tout le monde : La plus belle histoire des femmes (3). Cet ouvrage vient opportunément rappeler qu’à l’aube de l’humanité rien ne prédestine les femmes à être dominées par les hommes. Mais deux éléments vont se conjuguer pour faire basculer la situation : d’abord, pour se reproduire, les tribus comprennent assez vite qu’il faut aller capturer les femmes des tribus voisines, sous peine d’entretenir durablement la consanguinité ; ensuite, l’image de la femme pâtit d’une appréciation négative, à laquelle participe par exemple le sang des règles. En comparaison, les hommes bénéficient d’une perception flatteuse, mixte de force, de pureté, de virilité et de sagesse. Dès l’Antiquité se forgent ainsi des idées qui traverseront les siècles… Elles ne sont pas à la gloire des femmes.
P. I. — D’où la nécessité de continuer à faire bouger les choses…
B. H. — Cette volonté m’a toujours animée depuis l’époque où j’étais vice-présidente de la Fédération française de football (FFF) en charge de la féminisation. Je me félicite d’ailleurs de la belle progression des effectifs du football féminin : nous comptions 20 000 licenciées en 1985, le cap des 50 000 a été franchi en 2011, celui des 100 000 en 2016, et enfin nous avons dépassé les 200 000 licenciées en 2019, au sortir de l’organisation de la Coupe du monde féminine de football en France !
P. I. — Pourquoi a-t-il fallu attendre aussi longtemps avant qu’une femme puisse piloter le CNOSF ?
B. H. — Nous sommes dans un cas de figure assez classique. Comme beaucoup d’autres écosystèmes, le sport offre encore trop peu de postes à responsabilités aux femmes. Un autre obstacle réside dans la perception des femmes elles-mêmes. Elles se considèrent souvent comme plus à l’aise pour occuper une fonction de numéro deux que pour assumer le leadership. Par rapport à un homme, elles sont moins désireuses de prendre la lumière, moins prêtes à faire valoir leurs prétentions, moins soucieuses de bondir immédiatement sur les opportunités. Ce constat est d’autant plus regrettable que les femmes ont toutes les capacités pour jouer un rôle moteur, pour guider une équipe, une entreprise ou n’importe quel autre organisme d’envergure. Aujourd’hui, au sein du CNOSF, le bureau directeur est désormais à parité, avec 11 femmes et 11 hommes. Cette mixité est source de richesse. Les 18 commissions du CNOSF sont également co-présidées par une femme et un homme. Elles se composent à 60 % d’hommes et 40 % de femmes, ce qui représente une répartition encourageante.
P. I. — On sent bien que la cause des femmes vous importe fortement…
B. H. — Depuis mon élection, je me suis employée aussi à réduire certaines inégalités salariales. Une meilleure place faite aux femmes dans les univers professionnels est un combat de longue haleine. Le syndrome de l’imposteur que j’évoquais précédemment est encore vivace. Il contribue à ce que les femmes aient toujours le sentiment de devoir prouver plus que les hommes. On leur pardonne moins, finalement.
P. I. — Vous venez du football. N’est-ce pas un inconvénient au moment d’appréhender l’univers olympique, moins centré sur l’argent, la rentabilité, le business… Au passage, qu’est- ce qui vous a donné le goût du ballon rond ?
B. H. — Je suis venue au football par atavisme familial. Dans ma famille, tout le monde jouait au foot ! Je me souviens d’ailleurs d’avoir dû patienter un peu avant de pouvoir rejoindre un club. À l’époque, c’était impossible pour les toutes jeunes filles. Alors j’ai fait de la gymnastique en attendant ! Plus tard, j’ai eu la chance de mener une carrière internationale pendant dix ans. J’ai cette passion du football chevillée au corps : je ne rate jamais un match de l’équipe de France, masculine ou féminine. Bien sûr, le ballon rond est un monde à part, avec son lot de stars, de médiatisation, de chiffres astronomiques. Mais ce n’est pas que cela : la FFF est une fédération qui comprend plus de 300 salariés, et son rôle social est très important. Le développement du football dans les quartiers est un bel outil du vivre-ensemble, qui montre à quel point la pratique du sport peut structurer une société. Les rouages économiques du foot sont un moyen d’ancrer l’impact social. J’ai vocation à me servir de la connaissance de cet univers pour développer l’audience d’autres disciplines.
P. I. — Projetons-nous dans un futur proche : que seront des JO 2024 réussis ?
B. H. — Plusieurs critères entrent en compte. L’excellence opérationnelle en est un : on attend de Paris 2024 qu’il n’y ait aucune fausse note en termes d’organisation. Le nombre de médailles est un autre indicateur de poids : les athlètes tricolores devront performer. Le rayonnement dans tous les sens du terme sera également scruté à la loupe : Paris sera le centre du monde, et sur les plans culturel, économique ou écologique, nous devrons honorer ce statut. Enfin, le dernière critère cible, c’est l’héritage des Jeux : Paris ville olympique ne disparaîtra pas au lendemain des compétitions. Il restera des infrastructures pérennes, une dynamique au service d’une nation sportive, des acteurs qui comptent dans le débat public…
P. I. — Comment, concrètement, le CNOSF contribue-t-il à forger cette réussite ?
B. H. — Les leviers d’action sont nombreux. Sur un plan général, nous animons l’ensemble du mouvement sportif, dans le cadre de la loi sur le sport de mars 2022. Cela commence par la base, avec l’encouragement du sport à l’école : le programme des trente minutes d’activité physique quotidienne en primaire sera complété par deux heures de sport supplémentaires par semaine au collège. Pour les pratiquants réguliers, nous appuyons le développement de 5 000 nouveaux terrains de sport d’ici à 2024. La construction et la maintenance des équipements sont essentielles à l’activation d’une politique sportive. Voilà quelques grandes lignes d’horizon qui ne doivent pas occulter des initiatives très spécifiques à Paris 2024, comme la mise sur les rails du Club France et du Club des supporters.
P. I. — Que sont exactement ces deux clubs ?
B. H. — Le Club France est le centre névralgique de l’équipe de France pendant une édition des Jeux. C’est l’endroit où nous célébrons les athlètes médaillés, où nous présentons les fédérations, où nous accueillons nos partenaires. À Paris, le Club France sera implanté dans le parc de La Villette. Il s’enrichira — une nouveauté en 2024 — d’une exposition liée à l’olympisme, un projet en forme de panorama historique pour un mouvement unique en son genre, toujours célébré, jamais figé. De son côté, le Club des supporters, comme son nom l’indique, consistera à fédérer les enthousiasmes autour des athlètes français et à rassembler le maximum de Français derrière leur équipe nationale. Portés par leurs encouragements, nos athlètes pourront ainsi profiter de ce que les Anglo-Saxons appellent le « home advantage ».
P. I. — Au fur et mesure que se rapproche la dernière ligne droite avant Paris 2024, sentez-vous la pression monter ?
B. H. — La pression est déjà là ! Rien d’étonnant à cela : l’événement est tellement fort que nous sommes tous en prise avec l’émotion, l’excitation ou l’impatience qui accompagnent les Jeux olympiques et leur préparation. La pression ne concerne pas les choix stratégiques : les orientations majeures ont déjà été définies avec soin. La crainte porte davantage sur les petits grains de sable qui peuvent parfois enrayer la formidable mécanique. Et comme nous sommes dans une mécanique de précision, dans l’exigence de l’excellence, nous n’avons pas le droit à l’erreur.
(1) Alice Milliat fut à l’origine du premier championnat de France d’athlétisme féminin puis du premier match de football féminin officiel.
(2) Cette ancienne athlète, lanceuse de marteau, a été victime d’une agression sexuelle en équipe de France. Elle n’a pu compter que sur elle-même pour saisir la justice et obtenir réparation. Trois agresseurs sur quatre ont été condamnés, et la responsabilité de l’État a été reconnue.
(3) Cet ouvrage, cosigné par la philosophe Sylviane Agacinski, l’anthropologue Françoise Héritier ainsi que les historiennes Nicole Bacharan et Michelle Perrot a été publié au Seuil en 2011.