Politique Internationale — Comment un architecte conçoit-il un village olympique, lieu fonctionnel hébergeant athlètes et délégations durant la quinzaine des Jeux, mais également vitrine symbolique de la ville hôte ?
Dominique Perrault — L’aventure du village olympique a commencé en 2016, lorsque la ville de Paris a conçu sa candidature avec l’idée originale d’installer le site sur trois communes : Saint- Denis, Saint-Ouen et L’Île-Saint-Denis. Le choix de territoires essentiellement constitués d’installations industrielles en activité ou en friche était très ambitieux. Dès le départ, c’était le signal d’une volonté de transformer des territoires délaissés pour qu’ils s’intègrent dans la métropole et dans la région. L’idée n’est pas seulement de construire un lieu pour accueillir les 15 000 athlètes, mais de créer un quartier durable qui sera légué en héritage aux habitants et accompagnera l’intense développement urbain de cette partie nord de la capitale, entre Paris et Roissy. Nous faisons un travail de révélation pour que ce site retrouve un visage humain, renoue à la fois avec sa géographie naturelle et son passé chargé d’histoire. Nous fêtons les retrouvailles avec la basilique des rois de France, avec les grands chemins qui circulaient autour de Paris au Moyen Âge et surtout avec la Seine, trait d’union de toute l’Île-de- France.
Le village olympique est prétexte à une formidable redécouverte, celle des tracés historiques disparus parce que le train, les autoroutes, les grands équipements ont recomposé la géographie naturelle. Sur le site du village olympique, le sol descend en pente douce vers le fleuve, avec des différences de niveau d’une quinzaine de mètres qui avaient été complètement gommées par les installations industrielles. Nous remettons au jour ce relief naturel en aménageant des espaces publics, des rues, des allées serpentant jusqu’au bord de l’eau, pour permettre les retrouvailles avec la Seine. Je souhaite tracer un parallèle entre l’île de la Cité et l’île Saint-Denis, montrer que la Seine est le fleuve commun. Ainsi, ces territoires un temps laissés à l’abandon réintègrent le grand cœur de l’Île-de-France.
P. I. — Au-delà de la valorisation du rapport à la Seine, profondément liée à l’image de Paris, comment avez-vous intégré le patrimoine industriel au cœur du village olympique ?
D. P. — J’ai dû composer, et c’est une chance, avec un patrimoine industriel unique : celui des usines édifiées au début du XXe siècle pour alimenter en électricité le métro parisien. Une partie de ce patrimoine bâti, la Cité du cinéma, ex-projet de Luc Besson, a déjà fait l’objet d’une réhabilitation emblématique. Pendant la durée des Jeux, elle abritera l’ensemble des restaurants, services, supports pour les 15 000 athlètes qui habiteront dans le village. C’est un bâtiment très intéressant, doté en son milieu d’une grande nef, deux fois plus grande que celle de la Tate Modern à Londres, qui relie la partie haute du site et le bord du fleuve. Au-delà de cette vaste opération d’aménagement comprenant des hôtels, des restaurants, des commerces et des logements, nous construisons un quartier ouvert sur la Seine, autour de la Cité du cinéma, héritage architectural et industriel du nord de Paris. Après les jeux, ce quartier accueillera de nouvelles activités et deviendra l’un des centres les plus importants de la vie urbaine des années à venir.
P. I. — En quoi le village olympique préfigure-t-il la ville durable de demain ?
D. P. — Les architectes, avec les entreprises et les promoteurs, construisent les bâtiments les plus durables possible du point de vue de la qualité environnementale : le village fait la part belle au bois ainsi qu’aux matériaux biosourcés et recyclés. Tout cela fait partie d’un processus vertueux d’amélioration de la qualité des constructions au regard du développement durable. Mais, pour moi, la première durabilité, c’est de faire en sorte que les gens se reconnaissent dans leur quartier et se l’approprient. Penser le village, c’est préparer l’ensemble de ses relations tant architecturales et paysagères que techniques, sociales, historiques ou économiques. En 2050, son héritage devra constituer un tissu urbain cohérent et lisible. C’est en ayant une vision élargie que l’on fait naître des projets qui entrent en relation les uns avec les autres. Il faut donc accompagner la construction du village tout en sortant de ce périmètre, afin que la métropole se développe dans la diversité, mais dans une harmonie et une dimension qui favorisent le partage. C’est la raison pour laquelle j’ai choisi d’intituler « Au-delà du village des athlètes » l’exposition accueillie dans le cadre de la dernière édition de la Biennale d’architecture et de paysage de Versailles. Les Jeux sont un outil de révélation, ils mettent en lumière des besoins, mais ne sont qu’un point de départ. Comme à Barcelone qui a connu les Jeux les plus extraordinaires et où toute une partie de la ville s’est complètement transformée.
P. I. — Depuis plusieurs années, la prise de conscience des enjeux climatiques et environnementaux par le mouvement olympique grandit. Comment tenez-vous compte des enjeux énergétiques ?
D. P. — En dehors des énergies renouvelables, comme les panneaux solaires qui seront installés, les éléments naturels sont les premiers à nous permettre d’atteindre une forme de résilience. La présence de la Seine doit permettre d’utiliser l’eau pour avoir des formes d’échange thermique afin de tempérer bureaux et habitations. En outre, j’ai dessiné le village perpendiculairement à la Seine pour descendre vers le bord du fleuve. Cette orientation est extrêmement positive d’un point de vue du développement durable parce que tous les axes, tous les chemins perpendiculaires à la Seine s’ouvrent à l’ouest. Lorsque les vents d’ouest soufflent, ils passent au-dessus de l’eau, se rafraîchissent et montent naturellement au travers des rues, des allées, des espaces publics perpendiculaires au fleuve. Il y a ainsi une forme de rafraîchissement naturel par les vents dominants. Tout cela, c’est du bon sens paysan. Je suis auvergnat d’origine, et je retrouve des mots que mon grand-père prononçait souvent lorsque j’étais enfant.
P. I. — La mobilité constitue un axe central de l’intégration du village au sein du Grand Paris et des évolutions du territoire. Quelle place avez-vous accordée aux transports ?
D. P. — Le site bénéficie d’un accès direct à l’autoroute A86 et sera situé à 800 mètres de la nouvelle gare « Saint-Denis Pleyel » du Grand Paris Express qui permettra de rejoindre en quelques minutes le centre de Paris. Aujourd’hui, pour y aller, il faut compter presque une heure. Demain, vous y serez en 20 minutes. Le Grand Paris Express, porté par la SGP (Société du Grand Paris), va doubler les lignes, les interconnecter et réduire de beaucoup les temps de transport. Le « hub » Pleyel, équivalent en nombre de lignes de métro et de RER à la station Châtelet-Les-Halles, est très structurant. J’utilise à dessein le terme anglais « hub » parce que cette station n’offre pas une simple correspondance entre deux lignes, mais un véritable lieu d’interconnexion et d’échange avec la convergence de métros, RER et système ferré d’une très grande capacité. C’est un élément très important pour assurer le rayonnement de l’ensemble du quartier avec le grand stade, la piscine olympique et d’autres développements à venir tels que le grand hôpital Nord. On voit apparaître entre Paris et Roissy une constellation de projets, de logements et d’équipements qui nécessitent une planification pour qu’ils se parlent et s’insèrent les uns dans les autres. Évitons les erreurs du passé lorsqu’on répondait à la question du logement par de grands ensembles et des villes nouvelles sans s’intéresser à celle de la mobilité. L’enjeu est de trouver les liens entre tous ces projets, alors que le nord de la métropole va se développer d’une façon très importante dans les vingt ou trente prochaines années. L’avenir de Paris se joue au nord.
P. I. — Pourquoi ne pas utiliser davantage la Seine comme voie navigable de déplacement ?
D. P. — Tout le monde rêve de se déplacer sur la Seine. Je ne comprends pas pourquoi ce n’est pas le cas, c’est une énigme. Le fleuve est pourtant un lien évident entre les différentes communes et les différentes entités de la métropole. Les freins sont probablement liés à une question de planification : pour partager la Seine, il faut planifier son usage. Aujourd’hui, nous sommes tous chassés du bord de l’eau par l’industrie. Pour que les fleuves entrent à nouveau dans le quotidien des citoyens et ne soient plus considérés uniquement comme des axes industriels, il faudrait une politique nationale avec de grands choix structurants.
P. I. — Le projet olympique est-il source de fierté et d’identité pour les habitants des quartiers nord de Paris ?
D. P. — Il est encore tôt pour le dire car ce sont des projets difficiles à percevoir lorsqu’ils sont en cours de réalisation. C’est à la fois un pari et un enjeu. Nous avons associé les habitants à la conception du projet et nous les informons en permanence, mais souvent à travers des visualisations, pas encore en leur permettant de circuler dans des rues et des commerces en fonctionnement. La population bénéficiera aussi des installations sportives construites pour les Jeux et d’équipements nouveaux. D’autres installations, que l’on redécouvre, seront réhabilitées comme la Grande Nef de l’île des Vannes, immense halle de sport à l’extrémité de l’île Saint-Denis, utilisée pour le basket et le handball. C’est un très beau bâtiment en forme de barque renversée hissée sur la berge, emblématique des expériences architecturales d’après-guerre. Une passerelle a également été construite au-dessus de l’autoroute A1 pour relier le Grand Stade à la piscine olympique : les habitants pourront passer à pied de l’un à l’autre sans faire de détours.
P. I. — Comment articulez-vous la dimension à la fois très locale et très internationale des Jeux, avec 4 milliards de téléspectateurs connectés à l’événement ?
D. P. — Tous ces visiteurs et tous ces selfies, qui circuleront partout dans le monde, sont très importants. C’est ce qu’on pourrait appeler une épiphanie : Saint-Denis, Saint-Ouen, L’Île-Saint-Denis, communes méconnues hors de nos frontières, vont soudainement apparaître aux yeux du monde. C’est une chance tout à fait formidable et unique dont il faut s’emparer. Les Jeux olympiques sont un tremplin pour faire connaître nos territoires, nos projets, notre pays. Les touristes viendront ensuite dans ce quartier, situé à quelques minutes du centre de Paris, pour découvrir les bords de Seine, la Cité du cinéma, parce qu’il y aura des événements, des choses à voir.
P. I. — Vous avez travaillé sur d’autres grands chantiers comme le vélodrome et la piscine de Berlin ou le centre de tennis de Madrid. Y a-t-il une particularité propre à ces sites olympiques ?
D. P. — Ce sont des chantiers enthousiasmants, mais très difficiles parce qu’ils sont liés à un calendrier non négociable : les Jeux démarrent à heure fixe le jour dit, sans possibilité de délai ou de report. Donc, il faut être au rendez-vous. En revanche, ce sont des chantiers riches aux problématiques larges, qui ne se limitent pas à la construction d’un site. Il faut tenir compte des autres bâtiments qui les accompagnent, des espaces publics, des quartiers qui se transforment. Il y a dans ces projets olympiques une relation éminemment organique entre l’architecture, le paysage et la ville. L’événement olympique a aussi cette particularité d’être très stimulant, mais très éphémère. Les sites sont généralement dotés de grands halls destinés à accueillir une foule de spectateurs. Mais il faut toujours envisager la phase olympique et post-olympique. À Berlin, la piscine comptait 10 000 places durant les Jeux et 2 000 en temps ordinaire. Nous avions donc imaginé un toit levant permettant d’aménager des installations provisoires — toit qui est redescendu en position « normale » après l’événement olympique. C’est passionnant de concevoir un projet adapté aussi bien aux grandes compétitions qu’à la pratique quotidienne des fédérations sportives et des amateurs qui utiliseront les équipements après les JO. Le volet héritage est certainement le plus important à considérer pour nous tous et pour l’histoire de nos villes.