Gaspard Estrada — Depuis votre réélection à la présidence en octobre 2022, qu’est-ce qui a changé dans la politique étrangère de votre pays par rapport au gouvernement précédent ? Quelles ont été les inflexions majeures ?
Luiz Inácio Lula da Silva — L’année 2023 a été une année de reconstruction pour le Brésil dans son ensemble. En matière de politique étrangère, ma tâche principale a consisté à ramener notre pays dans le monde et à raviver notre vocation universaliste de même que notre engagement en faveur de la paix et du droit international. Le gouvernement de mon prédécesseur privilégiait une vision isolationniste : celle-ci a nui à la fois à l’image du pays et à sa capacité à exercer une influence sur les grands enjeux mondiaux, tels que le changement climatique, la lutte contre la crise sanitaire, la sécurité et la paix et, bien sûr, les droits de l’homme.
G. E. — Avec votre retour, les relations avec les autres pays ont-elles été modifiées ?
L. I. L. S. — Mon gouvernement a cherché immédiatement à restaurer les relations avec notre environnement régional, à savoir l’Amérique du Sud, l’Amérique latine et les Caraïbes. Mon premier déplacement international a marqué la réintégration du Brésil au sein de la Communauté des États d’Amérique latine et des Caraïbes (CELAC), avec des visites en Argentine et en Uruguay. Toujours en 2023, en mai, j’ai organisé une rencontre entre les présidents sud-américains. L’événement était d’une portée considérable : les intéressés ne s’étaient pas réunis depuis de nombreuses années. Cela nous a permis de convenir que nos intérêts communs étaient bien plus nombreux que nos divergences politiques temporaires. Parallèlement, le Brésil a pu rétablir des relations avec des partenaires stratégiques qui ont été maltraités de manière irresponsable : je pense aux États-Unis, à la Chine et à des pays européens comme la France, l’Espagne et le Portugal. En août, je me suis rendu sur le continent africain, l’une des autres priorités de ma politique étrangère. Avec une étape en Afrique du Sud pour le sommet des BRICS, une autre en Angola et enfin une participation au sommet de la Communauté des pays de langue portugaise (CPLP) à Sao Tomé-et-Principe.
G. E. — Vous évoquiez les grandes questions internationales à l’ordre du jour, dont la protection de l’environnement et l’encouragement au développement. Comment le Brésil fait- il entendre sa voix ?
L. I. L. S. — Nous avons retrouvé notre rôle de leader dans le domaine de l’environnement en abandonnant le négationnisme climatique et en reconquérant nos lettres de noblesse grâce à des politiques nationales très sérieuses en matière de lutte contre la déforestation. Le sommet de Belém en août 2023, que nous avons accueilli, s’est révélé un grand succès : un processus sans précédent a été entamé, qui voit les pays forestiers jouer un rôle de tout premier plan dans les discussions relatives à la déforestation et au changement climatique. Lors de la COP-29 à Dubaï, nous avons soumis une proposition de rémunération des services écosystémiques fournis par nos forêts. En 2025, la COP se déroulera à Belém : autant dire que nous nous préparons à accueillir cet événement avec fierté.
D’une manière générale, la politique étrangère du Brésil est au service des objectifs de réindustrialisation, de même qu’elle promeut un développement équitable et durable. Nous avons terminé l’année en prenant la présidence du G20, avec comme priorité la réduction des inégalités, aussi bien celles qui minent l’intérieur des sociétés que celles qui séparent les pays. Nous travaillons à rapprocher l’agenda du G20 des intérêts du Sud, avec en ligne de mire le combat contre la faim et la pauvreté, la lutte contre le changement climatique et la réforme de la gouvernance internationale.
G. E. — Quelles sont les questions géopolitiques auxquelles vous accordez aujourd’hui la priorité ? Quelle marque souhaitez-vous que le Brésil imprime sur la scène internationale ?
L. I. L. S. — L’un des enjeux prioritaires, je vous l’ai dit, concerne les inégalités. Elles continuent de se creuser, dans le sillage des multiples crises qui nous assaillent : la pandémie de Covid-19, le changement climatique, l’insécurité alimentaire, la précarité énergétique… Ayons en tête cet indicateur : rien qu’au cours des quatre dernières années la fortune des hommes les plus riches de la planète a bondi de 114 %, tandis que 60 % de la population — 5 milliards de personnes — s’est au contraire appauvrie. Des objectifs de développement durable ont été fixés, mais les progrès sont à la fois insuffisants et trop lents : d’où l’urgence d’une prise de conscience quant à la nécessité de lutter sans relâche pour réduire les inégalités.
G. E. — Faut-il y voir un échec des politiques économiques dans leur ensemble ?
L. I. L. S. — Le néolibéralisme a exacerbé les inégalités économiques et politiques qui frappent les démocraties. La baisse des niveaux de protection sociale et l’accroissement de la précarité du travail laissent les populations sans espoir. Elles sont devenues perméables aux discours des aventuriers d’extrême droite, ceux-là mêmes qui nient la politique et vendent des solutions faciles et erronées. Je crains malheureusement qu’un nombre croissant de pays ne succombe à la tentation de remplacer le néolibéralisme par un nationalisme conservateur et autoritaire, source de menaces pour les libertés individuelles et les droits des minorités.
G. E. — Comment se fait-il qu’une action concertée des acteurs ne donne pas plus de résultats tangibles ?
L. I. L. S. — Un autre phénomène majeur est en cause : la crise du multilatéralisme. Les organisations internationales ne parviennent pas à faire face aux défis du moment. Elles ne mettent pas fin non plus à l’absurdité des guerres. Nous ne sommes pas capables enfin d’agir collectivement pour affronter la crise climatique. Sans une mobilisation massive de ressources financières et technologiques, il n’y a aucun moyen d’appliquer les décisions de l’accord de Paris et du Cadre mondial pour la biodiversité. Les pays riches se sont engagés à verser une aide de 100 milliards de dollars par an aux pays en développement. Or nous en sommes toujours au stade de la promesse. Dans ce contexte, la réforme des institutions relevant de la gouvernance mondiale, comme le Conseil de sécurité de l’ONU, est une étape indispensable pour mettre en œuvre les décisions collectives. Et corriger ainsi les distorsions qui ne font qu’accroître les inégalités entre les pays.
G. E. — Quelle serait la valeur ajoutée du Brésil face à ce multilatéralisme qui ne donne pas les résultats escomptés ?
L. I. L. S. — Dans le scénario que je viens d’évoquer, notre rôle est de construire des ponts, de défendre la paix et le droit au développement. En notre qualité de grand pays lui-même en développement et fort d’une position historique de défenseur de la paix, nous disposons d’un potentiel énorme pour promouvoir les réformes nécessaires et pour surmonter les crises qui peuplent l’horizon. Pour ce faire, notre pays doit disposer d’un espace que mon gouvernement s’efforce de retrouver.
G. E. — Au cours de votre second mandat, en 2009 plus précisément, le Brésil a adopté une stratégie de défense nationale. Celle-ci mérite-t-elle d’être actualisée ? Si oui, quelles en seraient les grandes lignes ?
L. I. L. S. — Mon gouvernement va mettre à jour la politique et la stratégie de défense nationale à l’horizon de 2024, cette année donc, comme nous nous y sommes engagés par la loi. Les objectifs de défense du Brésil intègrent des éléments immuables et d’autres qui sont amenés à évoluer en fonction de la situation internationale et des capacités que nous sommes en mesure de mobiliser. Je voudrais souligner un point crucial : la vocation pacifique du peuple brésilien est intacte ; notre pays n’a fait la guerre à aucun de ses dix voisins d’Amérique du Sud depuis 160 ans. C’est le résultat d’un effort de dialogue permanent pour résoudre les problèmes avant qu’ils ne s’aggravent.
G. E. — Le Brésil n’a pas fait la guerre, certes ; il est néanmoins au contact d’un monde sous haute tension…
L. I. L. S. — En dehors de notre sous-continent, la situation géopolitique est très préoccupante. Contrairement à la première période pendant laquelle j’ai gouverné (NDLR : 2003-2010), il existe aujourd’hui un risque réel de confrontation entre grandes puissances, voire de recours à l’arme nucléaire. Notre défi ne consiste rien de moins qu’à rétablir un dialogue diplomatique et politique. Sachant que le dialogue n’est pas seulement un échange entre amis, mais aussi avec ceux qui ne sont pas d’accord avec nous. Comme je l’ai souligné lors de l’Assemblée générale des Nations unies, l’inégalité — au sein des nations et entre les nations — figure au cœur des difficultés actuelles. Si nous voulons la sécurité et la stabilité, nous devons, je le répète, nous atteler plus que jamais à la réduction des inégalités. Je parle des inégalités économiques, mais aussi des inégalités politiques, c’est-à-dire l’exclusion totale ou partielle d’une partie de la communauté internationale des processus de prise de décision. Le cas des Palestiniens, qui vivent dans des conditions déplorables et qui sont privés d’un État reconnu au niveau international, est particulièrement emblématique.
G. E. — Les industries de défense sont devenues incontournables dans le paysage industriel et économique, à l’échelle mondiale. Quels sont les principaux objectifs du Brésil dans ce domaine ? Souhaitez-vous développer votre coopération avec la France — une coopération qui repose déjà sur un partenariat stratégique ?
L. I. L. S. — Le fait de ne pas avoir d’ennemis ne nous empêche pas d’être parfaitement conscients de la nécessité d’être prêts pour faire face aux défis et parer aux menaces. Nous disposons du cinquième plus grand territoire au monde, doté de ressources considérables, minières, agricoles, hydriques ou encore en matière de biodiversité. Ce potentiel n’empêche pas la vigilance : la pandémie de Covid a révélé, avec les besoins en masques et en vaccins, les risques d’une dépendance excessive à l’égard des approvisionnements extérieurs.
À la lumière de ces éléments, je pense donc que le Brésil doit se doter d’une industrie de défense compatible avec sa taille et les défis auxquels il doit faire face. Les programmes stratégiques destinés à renforcer nos forces armées se déclinent d’abord à travers les sous-marins, les avions de combat et les véhicules blindés. Ces trois segments, qui sont aussi trois références dans l’arsenal militaire, sont notre priorité en termes d’industries de défense.
Depuis 2008, la France et le Brésil collaborent de concert dans le cadre d’un partenariat stratégique : les résultats sont visibles, étayés en particulier par un rapprochement d’envergure dans la défense. La preuve, la visite du président Macron nous a permis de lancer ensemble le troisième sous-marin, fruit de cette coopération franco- brésilienne. D’ores et déjà, la construction d’un cinquième engin est actée, qui sera à propulsion nucléaire. Nous avons absolument besoin de ce type d’équipement pour assurer la surveillance de nos côtes, cette partie que nous appelons l’« Amazonie bleue ». Je suis convaincu que nos deux pays doivent continuer d’approfondir ce partenariat stratégique.
G. E. — Quelles sont vos priorités pour la marine brésilienne, notamment en termes de programmes structurants ? Comment se coordonne-t-elle avec les autres forces armées ?
L. I. L. S. — L’insécurité constatée en mer Rouge démontre l’importance des marines non seulement pour la protection des pays riverains, mais aussi pour l’économie internationale. Le Brésil compte quelque 8 500 kilomètres de côtes dans l’Atlantique Sud, ce qui nous confère de solides responsabilités quant à l’établissement pérenne d’une zone de paix. Nous disposons également d’un vaste réseau de navigation intérieure, qu’il est nécessaire de préserver de toute tentative de déstabilisation : la présence de l’État est à cet égard indispensable.
Outre le maintien d’une flotte crédible de navires de surface, le programme structurant et fondamental de notre marine recouvre les sous-marins. À charge pour les chefs d’état-major de nos forces armées d’articuler les capacités des trois grandes forces (air, terre, mer) et leurs plans d’action spécifiques, sous l’égide de notre ministère de la Défense.