Politique Internationale — Comment la DGA travaille-t-elle avec la Marine nationale ? S’agit-il d’un interlocuteur à part, compte tenu de la spécificité de certaines problématiques maritimes dans le cadre de la défense ?
Emmanuel Chiva — Le rôle de la DGA est le même auprès de toutes les armées : équiper et préparer l’avenir. Naturellement, chacune d’entre elles présente des spécificités. On ne peut pas évoquer la Marine nationale française sans penser aux composantes navales et aéronavales de notre dissuasion. Ces spécificités font de la marine une armée technique qui se distingue par des plateformes particulièrement complexes, comme les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins, les sous-marins nucléaires d’attaque ou le porte- avions et son futur successeur, le porte-avions nouvelle génération (PANG).
Notre métier consiste à apporter une réponse capacitaire globale qui serve les intérêts d’un modèle d’armée cohérent. Les conflits actuels démontrent le caractère multi-milieu et multi- champ des conflits qui nous attendent. La guerre en Ukraine, par exemple, est aussi bien terrestre que navale, voire sous-marine. C’est pourquoi la DGA n’envisage pas isolément son action auprès de chacune de nos forces. À cela s’ajoute la complexité induite par l’hybridation des menaces à travers le cyberespace et le recours à la désinformation comme arme de guerre et de déstabilisation.
P. I. — Intégrer à ce point le naval de défense, et notamment ses besoins capacitaires, dans une vision complète : cette voie s’est-elle toujours imposée ?
E. C. — La dissuasion est naturellement le facteur structurant majeur de notre réponse aux besoins de la marine. La dissuasion représente d’ailleurs 30 % du plan de charge de la DGA. Toutefois, n’oublions pas les réalités géopolitiques qui nous imposent de disposer d’une marine puissante : la France possède la deuxième plus grande zone économique exclusive du monde. Au-delà de ses outre-mer, elle a des intérêts stratégiques à défendre tout autour du globe et plus spécialement dans le Pacifique. Cette mission de surveillance est l’une des priorités qui préside à la construction d’une Marine nationale équipée de façon appropriée pour répondre à des menaces et à des risques croissants.
Face à nous, sur l’échiquier mondial, nos adversaires potentiels n’ont jamais autant redoublé d’efforts : je pense en particulier à la marine chinoise, qui se renforce à vitesse accélérée depuis plusieurs décennies déjà. Cette montée en puissance, que nous constatons ici ou là, nous oblige à avancer, pour garder une longueur d’avance sur de nombreux segments technologiques.
P. I. — Quels sont actuellement les principaux défis technologiques qui s’imposent à la marine ?
E. C. — La Marine nationale a des besoins à toutes les échelles de temps, avec des programmes de long terme et des projets de court terme. À long terme, le maintien de la crédibilité de notre dissuasion est une préoccupation permanente. C’est parce que nous avons cette dissuasion crédible que notre autonomie stratégique est garantie, car elle tire une grande partie de notre Base industrielle et technologique de défense (BITD). Le sous-marin nucléaire lanceur d’engins troisième génération (SNLE 3G), les nouveaux sous- marins nucléaires d’attaque (SNA) et le PANG sont des programmes extrêmement complexes que nous lançons actuellement. Sur ce PANG, on trouvera des avions de combat de nouvelle génération et de nouveaux types de missiles pour la composante aéroportée. C’est aussi un programme qui participe à la pérennisation des filières de la propulsion nucléaire.
Dans le même temps, nous apportons des réponses à des besoins nouveaux, par exemple la maîtrise des fonds marins qui a fait l’objet d’une stratégie présentée il y a deux ans. On vise là les capacités à investir les fonds marins, notamment les grands fonds marins à plus de 6 000 mètres de profondeur, là où d’autres sont présents aussi, pour protéger nos ressources et nos grandes infrastructures stratégiques (câbles sous-marins).
Le conflit en Ukraine démontre par ailleurs l’intérêt des drones navals, avec des drones de surface et des UCUV (drones sous-marins de combat sans équipage) qui viennent compléter les capacités sous-marines traditionnelles. Ces moyens sont importants pour la protection de nos zones d’intérêt, mais aussi pour nos capacités d’intervention. Dans le domaine de la guerre des mines, la France est l’une des rares nations à avoir un programme aussi sophistiqué que le programme SLAM-F (Système de lutte anti-mine français) qui utilise des drones de surface, portés par des bâtiments de la marine, en mesure de mener des opérations de déminage. La menace cyber est également un enjeu immédiat : nous avons pour objectif de rendre tous les bateaux résistants à la menace cyber « by design ».
Vous l’aurez compris, le défi consiste à trouver l’équilibre et l’agilité nécessaires pour conduire aussi bien les projets majeurs de très long terme que les projets de court terme. Avec la nécessité d’intégrer à ces plateformes des technologies que l’on ne connaît pas encore. Par exemple, il est prévu que le PANG prenne la mer aux alentours de 2036. Cela signifie que l’on ne peut pas se permettre de conduire les projets tels qu’on le faisait il y a vingt ans. Le cycle en V, c’est fini ! Aujourd’hui, on développe davantage les approches incrémentales agiles. Même quand on construit le PANG, le système de combat n’est pas conçu dès le début ; l’architecture est initiée, mais on sait que des technologies nouvelles viendront s’y adjoindre.
P. I. — Quid de la prise en compte de l’innovation dans cette relation avec la Marine nationale ?
E. C. — L’accélération du rythme de l’innovation et la complexité des moyens de la marine imposent une approche très agile de l’intégration de l’innovation. La marine est particulièrement mobilisée dans ce domaine et œuvre avec l’Agence de l’innovation de défense (AID). L’objectif que nous partageons est, entre autres, la réduction du cycle des programmes. À cet égard, je salue l’initiative Perseus portée par la Marine nationale, qui vise à permettre à des industriels de réaliser des expérimentations de matériel en conditions réelles. L’esprit pionnier de nos marins permet à la DGA et à l’AID de porter avec eux des projets ambitieux de court, moyen et long terme. Actuellement se trouvent à bord de bâtiments de la Marine nationale des systèmes expérimentaux d’impression 3D. À bord d’un autre navire, nous testons un démonstrateur de gravimètre quantique à atome froid baptisé Girafe.
P. I. — Le quantique précisément : dans quelle mesure ce volet technologique vient-il révolutionner la défense, le naval en particulier ?
E. C. — Le quantique est une innovation de rupture pour laquelle il est capital d’être au rendez-vous si nous voulons conserver notre rang de puissance technologique. Pour les besoins de défense, le quantique présente de l’intérêt dans quatre domaines : les capteurs, les télécommunications, la cryptographie post-quantique et l’ordinateur quantique. S’agissant des capteurs, on pense à l’horloge atomique qui permet de garantir l’exactitude parfaite, sur de très longs horizons de temps. Je citerai également le gravimètre quantique à atome froid qui, lui, permet un positionnement ultra- précis sans recourir au positionnement par satellite.
Pour les ordinateurs, un seul élément suffit pour prendre la mesure de la révolution en marche : certains calculs pourront être effectués en quelques secondes quand ils réclameraient aujourd’hui des milliers d’années. De même, en matière de cryptographie, le quantique pourrait rendre les informations chiffrées déchiffrables. Dans le domaine plus en amont des télécommunications, le quantique garantit la sécurité des échanges, notamment en rendant impossible le brouillage. Enfin, en partenariat avec France 2030, la DGA soutient cinq sociétés via le programme Proqcima qui vise à développer un ordinateur quantique français.
P. I. — Le président de la République a parlé d’économie de guerre pour évoquer le cadre ambiant. Parmi les caractéristiques de ce type d’économie, il y a la nécessité d’augmenter les cadences de production et de réduire les délais de livraison des équipements. Quelles sont les avancées sur ce plan ?
E. C. — Effectivement, la finalité de l’économie de guerre est de se doter de la capacité à répondre aux besoins des armées en cas d’engagements de haute intensité, via un renforcement de la réactivité, de la résilience et de l’autonomie de notre outil industriel. Très concrètement, il faut être en mesure de produire plus et plus vite, tout en consolidant notre souveraineté.
Les chantiers de l’économie de guerre ont porté sur des accélérations de production significatives, dont le doublement des cadences de production pour plusieurs équipements décisifs, comme le canon Caesar ou le missile Mistral ; le lancement de la relocalisation de plusieurs productions telles que la production de poudres, mais aussi le soutien à la création de nouvelles filières appelées à devenir stratégiques, en particulier l’impression 3D pour les usages militaires. La DGA a aussi permis l’identification et la résolution d’une centaine de goulots d’étranglement dans les chaînes de sous-traitance ou encore la création de la réserve industrielle de défense.
Les efforts se poursuivent désormais avec une attention particulière accordée au domaine de la simplification. Pour parvenir au « pilotage par les délais » souhaité par le président de la République à l’occasion de ses vœux aux armées de janvier 2024, il nous faut faire évoluer nos méthodes et travailler de façon constructive avec nos industriels. La simplification est bien l’affaire de tous et requiert les efforts de chacun, État comme industrie. Cette simplification va par ailleurs de pair avec un changement de culture qui doit nous permettre d’oser prendre davantage de risques et opter pour des choix francs quand cela est nécessaire, qu’il s’agisse d’accélérer, de réorienter ou de remettre en question des projets.
P. I. — En termes de moyens humains, la DGA est-elle suffisamment staffée ?
E. C. — La nécessité de renforcer nos effectifs est une constante. À titre indicatif, nous embauchons chaque année entre 700 et 1 000 ingénieurs et techniciens, pour un effectif au total de quelque 10 500 personnes, dans tous les domaines d’activité de la DGA, soit tous les domaines technologiques. À l’heure actuelle, on parle beaucoup de l’intelligence artificielle (IA), du cyber et du numérique sous toutes ses formes quand il s’agit d’évoquer les métiers en tension. Mais les profils en pénurie sont aussi des électriciens, des soudeurs, des chaudronniers, des mécaniciens, des maquettistes…
La bataille des talents est particulièrement vivace dans le milieu industriel et nous conduit à nous mobiliser, aussi bien pour recruter que pour fidéliser nos personnels. Il faut s’habituer à voir partir des profils qui reviendront peut-être chez nous un peu plus tard, car nous disposons de solides atouts : notre industrie est technologique, en adéquation avec des enjeux passionnants, au service du pays et de la nation, à l’heure où la quête de sens n’a jamais autant animé la génération montante.
Précisément, nous voulons renforcer l’audience de la DGA auprès des filières académiques. Dans les écoles en particulier, les étudiants doivent être en mesure de mieux appréhender nos métiers et de mesurer leur valeur ajoutée. C’est l’occasion aussi pour nous d’attirer en amont les profils prometteurs. Nous réfléchissons également à l’idée d’implanter des cursus qui soient en adéquation avec nos besoins. Cette idée de créer des formations à une échelle suffisamment large fait son chemin. En tout cas, vous l’aurez compris : la DGA recrute !