Politique Internationale — L’industrie navale est-elle une industrie comme les autres ? Ou le fait d’être liée aux problématiques de défense la situe-t-elle à part ?
Pierre Éric Pommellet — Nous sommes une industrie duale, avec ces deux piliers que sont la défense et le civil. Quelque 57 400 personnes travaillent sous cette double bannière, pour un chiffre d’affaires total oscillant entre 15 et 16 milliards d’euros. Bien sûr, les littoraux et les zones portuaires cristallisent spontanément l’attention mais notre couverture géographique est très large, avec plusieurs bases installées au cœur des territoires, comme en Île-de- France. Dans certaines régions, nos industries pèsent plus de 10 % de l’emploi industriel, au service de productions « made in France ». Si l’on parle d’histoire après la géographie, nous sommes plusieurs fois centenaires : à titre d’exemple, une entreprise comme Naval Group a été fondée il y a quatre cents ans. Pour le secteur, la période 1970-1980 a entraîné une réorganisation en profondeur après que la fabrication des grands navires civils eut été largement délocalisée en Asie. Nous continuons d’être actifs sur un grand nombre de segments : dans le militaire, notre industrie couvre toute la gamme des bâtiments, des engins à propulsion nucléaire (sous- marins, porte-avions) jusqu’au large éventail de frégates (FREMM et FDI), en passant par les corvettes, les patrouilleurs et les drones de combat. À l’exception des États-Unis, de la Chine et de la Russie, peu de pays peuvent se targuer d’un tel périmètre, gage une nouvelle fois de la souveraineté de nos activités.
Dans le civil, les Chantiers de l’Atlantique sont particulièrement emblématiques pour la construction des paquebots. Parallèlement, les navires de services et les bateaux de pêche représentent deux foyers d’activités significatifs. L’innovation est très présente, à l’instar du modèle de voilier-cargo développé par Piriou pour TOWT. Sommes-nous une industrie comme les autres ? La mer est un univers à nul autre pareil. Travailler dans le naval, c’est faire un métier de passionné. On ne le dira jamais assez. Avec en plus, dans le cas du naval de défense, cet horizon très responsabilisant qu’est la protection de la sécurité d’une nation, de son territoire, de ses habitants et de ses intérêts.
P. I. — Quelles sont les conséquences des nouveaux conflits (Ukraine, mer Rouge) sur l’industrie navale ? La vision du calendrier des opérations et/ou des grandes échéances industrielles est- elle impactée ?
P. É. P. — Dans notre industrie, temps court et temps long sont fortement intriqués. Prenez les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE), dont nous préparons actuellement la troisième génération. La phase d’études requiert entre dix et quinze ans, le premier de série nécessitera dix ans pour être livré et aura une durée de vie de quarante ans environ. Bref, avec cette trajectoire de plusieurs décennies dans la ligne de mire, nous nous projetons déjà à l’orée du XXIIe siècle.
A contrario, le temps s’est accéléré avec les tensions en mer Rouge : pour la première fois depuis longtemps, une frégate française a eu recours à son armement anti-aérien, qui plus est contre un adversaire non étatique. Dans ce contexte, il a fallu accélérer la construction de certains systèmes de défense pour lutter notamment contre les drones ennemis. Dans ce cas précis, nous sommes alors à l’horizon de quelques mois ; sachant, de manière plus générale, que l’irruption des nouvelles technologies est un formidable accélérateur de projets.
P. I. — Comment votre industrie est-elle coordonnée ? Peut-on parler d’une logique de filière ? Si oui, comment interagissent les différents acteurs ?
P. É. P. — Cette logique de filière n’est pas un vain mot. Elle tient notamment au fait qu’il n’y a pas de séparation franche et définitive entre le civil et le militaire. Une innovation enregistrée dans un domaine peut parfaitement avoir des applications dans l’autre. Sans compter les entreprises implantées conjointement dans les deux sphères d’activités. La mer n’est pas un univers où les activités sont forcément segmentées : par exemple, tant les militaires que les scientifiques s’intéressent aux fonds marins, et nous pouvons mutualiser notre approche en faveur de la protection des ressources. Parmi ses missions, le Gican est chargé d’impulser une dynamique de développement à cette filière : notre comité stratégique de filière est en première ligne à cette fin. Ses travaux témoignent de la vitalité d’un tissu économique où les grands groupes sont en liaison étroite avec des entreprises de taille plus réduite : les premiers sont les principaux maîtres d’œuvre industriels, les secondes incarnant une palette très étoffée de sous-traitants — à raison de 18 % d’ETI, 56 % de PME et 18 % de TPE. Un dossier crucial comme celui de la transition énergétique illustre bien la mobilisation commune de l’ensemble des acteurs. Avec pour but d’identifier des solutions technologiques susceptibles d’être déployées à grande échelle.
P. I. — Puisqu’on parle de dossiers cruciaux, quel jugement portez-vous sur les grands programmes dans le naval militaire ? Sont-ils suffisants ou doivent-ils être optimisés ?
P. É. P. — Nous vivons une période charnière : la Marine nationale est engagée avec la DGA dans un effort majeur de renouvellement de la flotte, porté par la Loi de programmation militaire (LPM). La quasi-totalité des gammes de bâtiments sont concernées : j’ai évoqué les SNLE, mais il y a aussi les sous-marins nucléaires d’attaque (SNA), les différents types de frégates, les patrouilleurs ou encore les navires de soutien. Et, bien sûr, le porte-avions de nouvelle génération. Il faut remonter aux années 1990 pour assister à une modernisation de cette ampleur.
Toutefois, le modèle économique de l’industrie navale nécessite, pour rester compétitif, de vendre à l’export. À l’heure actuelle, nos entreprises travaillent à hauteur de 60 % de leurs engagements pour le marché français. L’objectif est de tendre vers un équilibre 50-50.
Faut-il ajouter que les exportations confèrent une visibilité de choix à nos industries ? Elles attestent d’un savoir-faire qui irrigue jusqu’aux campagnes de recrutement. Les jeunes ont besoin de se projeter dans des entreprises dynamiques, ouvertes à l’international et qui le montrent dans les faits.
P. I. — Entre cette lame de fond qu’est la modernisation de la flotte et l’accélération de certains programmes d’équipements dans le sillage des conflits actuels, les entreprises disposent-elles des effectifs suffisants ?
P. É. P. — Je parlais précédemment de la passion qui entoure nos métiers. La richesse de notre industrie est d’abord une richesse humaine, avec une incroyable densité en matière de compétences et d’expertise. Cette passion est un puissant moteur, alors que nous prévoyons de recruter 30 000 personnes au cours des dix prochaines années, dont 13 000 créations de postes — avec 1 300 affectations à orchestrer dans un avenir immédiat. La guerre en Ukraine tout comme les autres zones de conflits, en plus des besoins de renouvellement capacitaire, nous mettent en présence d’un véritable défi industriel. Pour le relever, il est impératif d’étoffer nos équipes.
Ce n’est pas le plus facile : la guerre des talents, sur fond de rareté des profils et de métiers en tension — plus d’une trentaine dans nos industries —, est une réalité que nous éprouvons. Sensibiliser la génération montante à l’attractivité des carrières dans le naval est devenu une priorité : cette action nécessite que nous soyons implantés au sein des filières de formation. D’où la création en 2018, à l’initiative des industriels et des régions, du CINav (anciennement Campus des industries navales), pour contribuer en amont à la gestion des compétences. Le CINav sert ainsi à la maritimisation de plusieurs formations, et labellise certains cursus.
P. I. — Jusqu’à quel point êtes-vous une industrie de haute technologie ? D’une manière plus générale, l’intelligence artificielle est-elle en train de révolutionner votre univers industriel ?
P. É. P. — Le nombre de défis technologiques auxquels nous devons faire face est impressionnant : l’intelligence artificielle, la coexistence de la mer et de l’espace dans le cadre d’un affrontement, la cybersécurité dans toutes ses dimensions… Pour apporter des réponses à ces nouveaux champs de conflictualité, nous n’avons pas le choix : nous devons travailler et développer des solutions pertinentes. Cela passe par des process innovants, comme peut l’être la démarche labellisée Perseus portée par la Marine nationale et la DGA : en résumé, le schéma est celui d’une boucle courte ; nous sommes comme dans un laboratoire, avec une gamme d’essais et de tests à la clé, qui sont d’autant plus efficaces qu’il n’y a pas de contraintes de normes, de domaines circonscrits ou d’affectations futures. Autre exemple, la construction de navires « cyber by design » — où les développements technologiques font partie intégrante de la conception des bâtiments et ne sont pas des éléments que l’on rajoute — marque cette volonté d’être toujours à la pointe.
P. I. — Pour les exportations que vous cherchez à développer, comment s’assurer que votre valeur ajoutée est protégée et qu’il n’y a pas de transferts de technologies au détriment de la souveraineté du pays ?
P. É. P. — D’abord et avant tout, il existe un cadre aussi précis que rigoureux : la Commission interministérielle d’étude des exportations de matériels de guerre (CIEEMG) régit la moindre opération. Elle le fait à la lumière des engagements internationaux de notre pays, en particulier la Position commune de l’Union européenne de 2008 et le Traité sur le commerce des armes de 2013, qui sont des balises incontournables. À l’arrivée, toute vente d’armes par la France constitue un régime d’exception.
P. I. — Au regard de toutes ces informations, comment l’industrie navale française se situe-t-elle par rapport à celle d’autres grands pays ? Dans quels domaines sont attendus les principaux développements ?
P. É. P. — Nous sommes leaders en Europe, le continent où lequel la concurrence est la plus aiguisée puisqu’il abrite la majorité des acteurs du naval de défense, comme l’Allemagne, l’Espagne, l’Italie, la Grande-Bretagne ou les Pays-Bas. Cette liste n’est pas exhaustive car, au fil des ans, des rivaux supplémentaires sont apparus dans la plupart des régions du monde. La Turquie, Israël, la Corée du Sud ou la Chine, pour n’en citer que quelques-uns, sont désormais capables de se positionner à l’export.
Les prochains développements tiennent compte de l’évolution des opérations navales qui associent quasi systématiquement des bâtiments avec équipages et des engins autonomes — de surface, sous-marins et aériens. C’est sur ces engins que les besoins sont actuellement les plus forts, alors même que de nombreux pays disposent de compétences en la matière ou cherchent à les acquérir. La France est bien placée avec des références à l’export, mais nous devons encore renforcer nos positions.
P. I. — Cet automne à Paris se tient Euronaval, une manifestation directement organisée par le Gican. Qu’attendez-vous de cet événement ?
P. É. P. — Euronaval est tout simplement le premier salon mondial du naval de défense. Quelque 450 exposants sont attendus et plus de 150 délégations. Tous ceux qui comptent dans — et pour — nos industries sont là : c’est une opportunité unique pour jauger le poids et les réalisations du secteur, mesurer les enjeux en temps réel, entendre les experts… Euronaval n’est pas le lieu privilégié pour finaliser des contrats, dont la plupart s’accompagnent au demeurant d’une certaine discrétion, mais l’effet accélérateur du salon est certain. En revanche, les acteurs se croisent dans un lieu unique en son genre, au gré de rencontres qui préfigurent souvent les collaborations — et coopérations — de demain.
P. I. — Le naval militaire doit affronter un obstacle récurrent, à savoir la frilosité, pour ne pas dire les réticences des investisseurs à l’appuyer dans son développement. De quelles parades disposez-vous ?
P. É. P. — Le phénomène n’est pas nouveau mais il a crû au cours des dernières années. Des banques, des fonds d’investissement ou encore des assureurs arguent des critères ESG (environnement, social, gouvernance) pour durcir les conditions de financement de nos entreprises. Ce qui peut se traduire par des négociations tendues, une avalanche de procédures, des exigences disproportionnées, quand il ne s’agit pas d’une pétition de principe pour stopper net la moindre relation. Ces manières de procéder deviennent problématiques dans le cas des exportations, avec des garanties bancaires parfois très difficiles à obtenir. Or l’industrie de défense fait partie du développement durable, car elle est la condition d’une société durable.
Nous ne restons pas sans réagir. Il nous apparaîtrait légitime, par exemple, que la Banque européenne d’investissement (BEI) puisse financer des projets « défense » : une chose impossible en l’état puisque ses statuts le lui interdisent, alors même que la guerre, avec le conflit russo-ukrainien, est aux portes de l’Europe. On ne va évidemment pas se réjouir de l’irruption de ce théâtre d’opérations, mais force est de constater qu’il commence à faire réfléchir : le message que nous portons au Gican sur l’obligation de renforcer notre sécurité recueille des échos. Le concept de défense souveraine dans un environnement en proie à de sévères tensions ne peut plus être ignoré : le Gican est en cela un relais essentiel pour promouvoir l’économie de guerre dont a parlé le président de la République.