Politique Internationale — D’où vient ce concept d’Indopacifique ?
Jean-Baptiste Jeangène Vilmer — L’idée est ancienne. Les premières occurrences du terme « Indopacifique » remontent au XIXe siècle, pour désigner la continuité ethnolinguistique entre l’océan Indien, l’Asie du Sud-Est et la Mélanésie. On le retrouve ensuite dans la géopolitique allemande des années 1920-1930, notamment chez Karl Haushofer, et chez l’historien indien Kalidas Nag (1941). L’idée générale de cette première génération était simplement que les océans Indien et Pacifique étaient liés — par l’histoire, la démographie, la culture et, déjà, par les interdépendances économiques — et qu’il fallait donc penser cette méta-région comme un seul espace. Ce concept, qui consiste à lier deux océans, est donc avant tout maritime. C’est au XXIe siècle que la dimension stratégique de l’Indopacifique s’affirme, et qu’il fera l’objet d’un certain nombre de stratégies nationales.
P. I. — Pourquoi la région est-elle aussi stratégique ?
J.-B. J. V. — Parce que cette méta-région est celle de tous les superlatifs : recouvrant près de la moitié de la surface du globe, hébergeant les trois quarts de la population mondiale, c’est le moteur économique du monde. Elle génère 60 % du PIB global, concentre l’écrasante majorité des matières premières critiques (lithium, cuivre, nickel) et la quasi-totalité des chaînes de valeurs technologiques, notamment celles entrant dans la fabrication des ordinateurs et des téléphones intelligents (Taïwan produit 85 % des semiconducteurs dans le monde). Au moins trois crises potentiellement nucléaires y couvent — Chine/Taïwan, Corée du Nord/Corée du Sud et Inde/Pakistan — ainsi qu’un problème de prolifération balistique et nucléaire avec l’Iran, et sept des dix plus importants budgets de la défense au monde s’y concentrent. C’est aussi là que le dérèglement climatique est le plus évident, non seulement parce qu’y figurent certains des plus grands émetteurs de CO2 et que l’Indopacifique compte pour 45 % des émissions globales, mais aussi parce que les États insulaires sont parmi les plus vulnérables aux conséquences de ce dérèglement, comme on peut le voir notamment au Vanuatu où je me trouve.
C’est dans cet espace, également, que la pression chinoise sur l’ordre international et la contestation de ses normes — c’est-à-dire la remise en cause des frontières, mais aussi des règles existantes — est la plus forte. Pékin y progresse plus rapidement que partout ailleurs. En réaction, les voisins se réarment, les plus ou moins grandes puissances se réinvestissent, ouvrent des ambassades, décuplent leurs programmes d’aide au développement, redoublent d’influence pour contenir le rouleau compresseur chinois. Dans ce contexte de tension croissante, avec des mèches allumées sur des crises potentiellement majeures, les incidents peuvent rapidement virer à l’escalade.
Symptôme de ce pivot indopacifique, les marines se sont davantage tournées vers cet espace, à commencer par la marine française: pendant longtemps, notre porte-avions était essentiellement en Atlantique. Désormais, il est surtout en Méditerranée et dans l’océan Indien.
P. I. — Qu’est-ce qui fait que la zone indopacifique revêt une importance accrue sur le plan maritime ?
J.-B. J. V. — Premièrement, une raison générale qui n’est pas propre à l’Indopacifique : le maritime est plus stratégique qu’avant pour la communication, le commerce, la sécurité et l’exploitation des ressources. Cela a toujours été le cas : le Britannique Walter Raleigh disait déjà au XVIe siècle que « celui qui commande la mer commande le commerce (…) et par conséquent le monde », mais c’est encore plus vrai aujourd’hui, à tel point que l’on parle de la « maritimisation du monde ». Y compris sur le plan militaire : le réarmement naval en cours est sans précédent depuis la fin de la guerre froide, et certaines marines sont très agressives. Compte tenu de l’accroissement non seulement quantitatif mais aussi qualitatif des flottes, de l’évolution des armements, notamment des missiles et des capacités de guerre électronique, compte tenu aussi des caractéristiques de ce milieu — global, c’est-à-dire sans limite, à la fois lisse, favorisant une capacité de déplacement rapide, et opaque, permettant aux sous-marins de se dissimuler, ce qui génère de l’incertitude, et enfin présentant peu de risques de faire des dommages collatéraux —, l’hypothèse d’un combat de haute intensité en mer est désormais jugée crédible.
De ce point de vue, l’Indopacifique est d’autant plus stratégique que — chacun peut le voir sur une carte — c’est une méta-région « bleue », c’est-à-dire essentiellement composée d’océans et traversée par des autoroutes maritimes. Elle concentre 60 % du commerce maritime mondial, et neuf des plus gros ports mondiaux. Et si la mer est importante, c’est non seulement pour la navigation qu’elle permet en surface, mais aussi pour les câbles sous- marins qui tapissent les fonds : 95 % des données internationales dans cet espace circulent dans ces câbles, qui présentent eux-mêmes des enjeux stratégiques — qui les construit, qui les pose, qui les contrôle, qui peut potentiellement les intercepter et/ou les saboter, avec quelles conséquences.
Deuxièmement, l’Indopacifique est stratégique parce que ses détroits le sont : les voies maritimes les plus courtes pour relier les deux océans passent par de véritables goulots d’étranglement. Le plus connu est celui de Malacca, qui est le plus fréquenté au monde : il s’agit de la route la plus courte entre l’Europe et l’Asie via le canal de Suez et, par voie de conséquence, la principale route d’approvisionnement en pétrole de la Chine et du Japon. Vulnérable à des risques d’accident et de piraterie, il pourrait aussi être délibérément bloqué. Le problème que cela poserait à Pékin avait été identifié dès 2003 par le président chinois Hu Jintao qui parlait de « dilemme de Malacca ». Pour en sortir, la Chine cherche des voies alternatives pour se connecter à l’océan Indien via la Birmanie (corridor Kunming-Kyaukphyu) ou la Thaïlande (canal de Kra).
En Asie du Sud-Est, les détroits de la Sonde et de Lombok sont également importants. Il y a d’autres verrous stratégiques ailleurs en Indopacifique : le canal de Suez bien sûr, comme on l’a vu lorsque le porte-conteneurs Ever Given l’a bloqué pendant six jours en 2021, ce qui a eu un impact économique mondial ; ou encore les détroits de Bab-el-Mandeb — qui voit passer 30 % du trafic mondial de conteneurs — et d’Ormuz — 20 millions de barils de pétrole par jour, 20 % du volume mondial — dont le blocage aurait également des répercussions considérables.
De façon croissante, partout dans le monde, les mers et les océans sont un espace contesté. Dans l’Indopacifique, l’escalade des tensions dans le détroit de Taïwan constitue le risque le plus évident et le plus commenté. Si Taïwan est si stratégique pour Pékin, c’est d’ailleurs aussi pour des raisons navales, parce que la mer de Chine méridionale est une mer de petit fond, ce qui rend vulnérables car repérables les sous-marins chinois. Taïwan, c’est aussi l’accès aux grands fonds. À l’autre extrémité de cet espace, la mer Rouge est déjà en tension, avec les attaques des Houthis sur les navires à l’aide de drones et de missiles, ce qui a également un impact sur le commerce international.
P. I. — Vous venez de l’évoquer, qu’en est-il de la dimension militaire de cet espace ?
J.-B. J. V. — Si la mer est aussi importante en Indopacifique, c’est aussi parce qu’elle est le principal milieu de la croissance militaire et de l’assertivité de la Chine, que la Loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030 présente comme « notre compétiteur stratégique » : Pékin construit chaque année l’équivalent de la moitié de la marine française, bâtit des îles artificielles (poldérisation) et utilise en sus des milices maritimes d’apparence civile qui entravent la liberté de circulation des puissances voisines et sont régulièrement impliquées dans des confrontations avec des navires, philippins notamment. La première base militaire chinoise à l’étranger, à Djibouti, est une base navale, comme le seront vraisemblablement les prochaines. La Chine, qui n’avait jusqu’alors que des porte-aéronefs, va mettre à l’eau son premier porte-avions, doté de catapultes, le Fujian, et pourrait rapidement mettre en chantier le suivant, qui pourrait être à propulsion nucléaire. Avec la catapulte qui permet de projeter plus loin, plus lourd, l’usage que les Chinois font de cet outil pourrait changer. Ils construisent une marine océanique qui permettra de faire des projections de force au loin. À cela s’ajoute une « convergence stratégique croissante » entre la Chine et la Russie, que notait la Revue nationale stratégique de 2022, qui vise à contester les instances internationales et à s’opposer à nos intérêts, en Indopacifique et ailleurs.
Enfin, la guerre en Ukraine depuis 2022 a contribué à « décontinentaliser », donc à « maritimiser » les flux énergétiques : les voies terrestres en provenance de la Russie étant coupées, l’Europe s’approvisionne davantage au sud et à l’ouest, par la mer Méditerranée et l’océan Atlantique. La terre n’est plus la voie d’accès privilégiée aux hydrocarbures, ce qui accroît la valeur stratégique des voies maritimes dans la région.
P. I. — Outre la France, quels sont les pays qui ont adopté une stratégie indopacifique ?
J.-B. J. V. — Le Japon, d’abord, plus précisément le premier ministre Shinzo Abe dans le cadre de sa politique de rapprochement avec l’Inde. Dans un discours devant le Parlement indien en 2007, il estime que les deux océans forment un seul et même espace stratégique. Mais, à cette époque, la terminologie japonaise officielle reste « Asie-Pacifique ». C’est en 2015 qu’est formellement introduit l’« Indopacifique » dans une déclaration conjointe des premiers ministres japonais et indien. En 2016, Abe présente une Stratégie pour un Indopacifique libre et ouvert, qui figurera dans le Livre bleu diplomatique de 2017. Côté indien, l’idée avait aussi été lancée en 2007 par Gurpreet Khurana, un ancien officier de marine. Le premier ministre indien l’utilise pour la première fois en 2012. Modi en fait un marqueur de sa politique de l’Action à l’Est (Act East) et, en 2017, il adopte la terminologie japonaise dans une déclaration nippo-indienne intitulée « Vers un Indopacifique libre, ouvert et prospère ».
Aux États-Unis, aussi, le concept infuse à cette période : en 2010, Hillary Clinton parle du « bassin indopacifique » et, l’année suivante, le fameux « pivot vers l’Asie » de l’administration Obama est en réalité un pivot vers une méta-région présentée comme l’« Indo-Asie-Pacifique ». En 2017, l’administration Trump reprend elle aussi la formulation japonaise d’un « Indopacifique libre et ouvert ». L’expression figure dans la Stratégie de sécurité nationale de 2017 et la Stratégie de défense nationale de 2018. En 2019, le Département de la Défense et le Département d’État publient chacun une stratégie sur l’Indopacifique. L’administration Biden publie à son tour une Stratégie indopacifique en 2022. Le concept s’est également développé en Australie, dès le Livre blanc de la défense de 2013 qui parle d’un « arc stratégique de l’Indopacifique ». Pour les Australiens, traditionnellement plus tournés vers le Pacifique que vers l’océan Indien, le concept d’Indopacifique a l’avantage de rééquilibrer et de connecter leurs deux espaces.
L’Indonésie a également joué un rôle important dans la gestation du concept depuis 2013, et en particulier dans une déclaration conjointe avec l’Inde en 2018. L’implication de l’Indonésie a d’ailleurs eu comme effet d’embarquer l’organisation régionale, l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN), qui publie en 2019 un Asean Indo-Pacific Outlook. D’autres États de la région y viendront plus tardivement : ce n’est qu’en 2021 que la première ministre néo-zélandaise annonce « avoir embrassé le concept d’un Indopacifique comme périmètre agrandi de la Nouvelle-Zélande », et elle le fait dans les termes désormais convenus d’Indopacifique « libre et ouvert » — expression qui n’est employée par la Corée du Sud que depuis 2022.
Quant aux autres États, l’Allemagne et les Pays-Bas ont publié des stratégies sur l’Indopacifique en 2020, le Royaume-Uni a annoncé sa « bascule » vers l’Indopacifique en 2021, l’Union européenne a publié sa stratégie en 2021, le Canada et la République tchèque en 2022 et la Lituanie en 2023.
P. I. — Qu’en est-il de la France ? Quand a-t-elle élaboré sa stratégie dans la région ?
J.-B. J. V. — En 2016, un rapport du Sénat sur les relations franco- australiennes appelait notamment à l’adoption d’une stratégie indopacifique française. Le président Emmanuel Macron a lancé la stratégie Indopacifique de la France en 2018, lors de ses voyages en Inde et en Australie, où il parle de la France comme d’une puissance indopacifique et souhaite la constitution d’un « axe Paris-Delhi-Canberra ». En mai 2018, le ministère des Armées publie un document, préparé par la Direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS), intitulé La France et la sécurité en Indopacifique, qui est la première déclinaison publique de la stratégie française dans cette zone. Comme aux États-Unis, c’est donc le volet défense qui a d’abord été mis en avant. Le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères a préparé le document diffusé en marge de la conférence des ambassadeurs à la fin du mois d’août 2018, intitulé Stratégie française en Asie-Océanie à l’horizon 2030. Ce document, Vers un espace asiatique indopacifique inclusif, porte sur tous les volets prioritaires de l’action de la France dans cette zone, y compris celui de la défense. On notera la formulation qui utilise « Indopacifique » sans pour autant renoncer à « Asie » et « Océanie ».
Lors de cette conférence, le président Macron demande à tous les ambassadeurs de France réunis à Paris de « décliner cet axe de l’océan Indien à l’océan Pacifique, en passant par l’Asie du Sud-Est, de manière résolue, ambitieuse et précise ». En mai 2019, le ministère des Armées publie La Stratégie de défense française en Indopacifique et, dans les mois qui suivent, le président de la République continue de développer sa vision dans son discours à la conférence des ambassadeurs et ambassadrices, mais aussi à Saint-Denis de La Réunion. En 2020, le Quai d’Orsay crée un poste d’ambassadeur pour l’Indopacifique et, en 2022, le gouvernement publie La Stratégie de la France dans l’Indopacifique qui, à l’heure où nous parlons (avril 2024), est en cours d’actualisation.
P. I. — En quoi consiste-t-elle ?
J.-B. J. V. — D’abord à reconnaître l’importance de l’Indopacifique non seulement en soi, pour les raisons précitées, mais en particulier pour la France, seul État européen à y avoir des intérêts de souveraineté. Notre pays compte, en effet, 1,8 million de citoyens dans ses territoires de l’océan Indien (La Réunion, Mayotte, les Terres australes et antarctiques françaises) et de l’océan Pacifique (Nouvelle-Calédonie, Polynésie française, Wallis et Futuna, Clipperton), qui constituent plus de 90 % de sa zone économique exclusive, la deuxième plus vaste au monde. S’y ajoutent plus de 200 000 Français à l’étranger vivant dans les pays de cette région. La France est donc une nation indopacifique à part entière, en même temps qu’une puissance dans l’Indopacifique, avec des moyens pour protéger sa souveraineté et ses intérêts, et faire face aux défis globaux.
Dans ce contexte, les intérêts de la France consistent à la fois à défendre sa souveraineté et ses ressortissants, mais aussi à sécuriser les flux maritimes dont son économie dépend, et à maintenir son rang sur la scène internationale, c’est-à-dire sa crédibilité en tant que puissance de et dans l’Indopacifique. Elle défend un espace libre et ouvert, fondé sur le respect du droit international et du multilatéralisme. La France souhaite également résister à la bipolarisation en cours en refusant la logique de blocs. Elle ne s’interdit pas de coopérer avec Pékin sur certains sujets — par exemple la lutte contre le changement climatique et la protection de la biodiversité —, mais en assumant son identité, ses valeurs et ses alliances : la France sait et reconnaît que Washington reste son principal allié, il ne s’agit aucunement de revendiquer une position d’équidistance.
P. I. — Et en quoi consiste la stratégie européenne ?
J.-B. J. V. — En grande partie inspirée par la France, seul État européen à être une nation indopacifique, c’est-à-dire à avoir des territoires dans les deux océans, la Stratégie de l’Union européenne pour la coopération dans la région indopacifique a été présentée en 2021. Elle part du même constat, l’importance stratégique croissante de l’Indopacifique pour l’UE, premier investisseur et principal partenaire de coopération au développement dans la zone. Et elle vise les mêmes objectifs : face aux dynamiques qui menacent la stabilité régionale, il importe de maintenir une région libre et ouverte à tous, fondée sur des règles, des conditions de concurrence équitables pour le commerce et les investissements, et dans laquelle la lutte contre le changement climatique et la connectivité avec l’UE sont des priorités. De ce point de vue, la protection de voies de communication maritimes sûres est essentielle. À cette fin, l’UE souhaite renforcer la présence navale de ses États membres dans la zone et multiplier les exercices et opérations conjointes avec les partenaires régionaux, notamment pour lutter contre la piraterie et préserver la liberté de navigation.
P. I. — Quels sont les moyens militaires de la France en Indopacifique?
J.-B. J. V. — Plus de 7 000 militaires français sont déployés en permanence dans cet espace — 4 000 dans l’océan Indien et 3 000 dans l’océan Pacifique — répartis dans 5 commandements militaires, 3 forces de souveraineté (FAZSOI, FANC, FAPF) et 2 forces de présence (FFEAU, FFDJ). Leur équipement sera renouvelé dans les prochaines années. La LPM 2024-2030 prévoit en effet un budget de 13 milliards d’euros pour livrer 6 patrouilleurs Outre-mer (le premier d’entre eux, l’Auguste Bénébig, est déjà arrivé à Nouméa, et c’est au Vanuatu qu’il a fait sa première sortie, en juillet 2023, pour la visite présidentielle), une corvette, 65 véhicules Serval et 6 hélicoptères. À ce dispositif permanent s’ajoutent des déploiements réguliers, comme la mission Jeanne d’Arc annuelle du groupe PHA, des missions de sous-marins nucléaires d’attaque, ou la mission Pégase de l’armée de l’Air et de l’Espace qui a projeté 19 aéronefs (10 Rafale, 5 A330 MRTT et 4 A400M) en 2023, ainsi que des exercices réguliers avec nos alliés et partenaires dans la zone. En décembre 2023, la France a aussi accueilli à Nouméa la réunion des ministres de la Défense du Pacifique Sud (SPDMM).
Dans cet espace, la marine nationale mène tout le spectre des missions, de l’action de l’État en mer à la dissuasion, en passant par la lutte contre la piraterie, les trafics et la pêche INN (illicite, non déclarée et non réglementée), mais aussi le secours humanitaire en cas de catastrophe naturelle, comme un cyclone ou une éruption, et la défense de la liberté de circulation, y compris dans les endroits où elle est le plus contestée, comme en mer de Chine méridionale et dans le détroit de Taïwan : avec les États-Unis, la France fait partie des rares pays qui assument d’y envoyer des bâtiments, comme la frégate Prairial en 2023.
P. I. — Comment se passent ces coopérations ? En particulier, quels sont les alliés de la France ?
J.-B. J. V. — Les principaux alliés de la France en Indopacifique sont les États-Unis, l’Australie, l’Inde et le Japon, mais nous travaillons aussi régulièrement avec la Nouvelle-Zélande, le Royaume-Uni et d’autres États européens, ainsi qu’avec des pays d’Asie du Sud-Est, en particulier Singapour, l’Indonésie, la Malaisie, le Vietnam et les Philippines. Avec ses partenaires, la France organise régulièrement des exercices pour mettre en place des procédures et des standards d’opération communs. Par exemple, l’exercice Croix du Sud 2023, auquel j’ai pu assister en Nouvelle-Calédonie, a impliqué 19 nations, 3 000 militaires et civils, 10 bâtiments et 15 aéronefs, dans un scénario de gestion de crise et d’assistance humanitaire post- catastrophe naturelle particulièrement réaliste puisque la région est fréquemment touchée par des cyclones, tsunamis, tremblements de terre et éruptions. Sur le même thème, le format FRANZ (France– Australie–Nouvelle-Zélande), qui existe depuis 1992, est une coopération très active au profit des États insulaires du Pacifique victimes de ces catastrophes naturelles. Il a, par exemple, été mobilisé deux fois au cours de l’année 2023 au Vanuatu, suite aux cyclones Judy et Kevin en mars, puis Lola en octobre. La France, l’Australie et la Nouvelle-Zélande ont réagi en premier et de façon coordonnée pour porter secours à la population. De nombreuses opérations de lutte contre les trafics et la pêche INN sont également conduites avec les alliés et partenaires, y compris au profit de pays qui n’ont pas eux-mêmes les moyens de contrôler leur ZEE, comme il arrive souvent dans le Pacifique insulaire : dans ce cas de figure, la France comme quelques autres puissances navales proposent du shipriding, c’est-à-dire l’embarquement sur ses bâtiments d’officiers locaux pour patrouiller avec eux et leur permettre d’effectuer les contrôles adéquats. C’est en ce sens qu’on peut dire que la France est un catalyseur de souveraineté en Indopacifique : parce qu’elle aide, concrètement, certains États qui manquent de moyens propres à mettre en œuvre leur souveraineté.
Enfin, il y a aussi la formation. La France dispose de plusieurs centres de formation en Indopacifique qui permettent de travailler avec les pays voisins : le centre d’aguerrissement tropical de La Réunion, le centre d’instruction nautique et commando de Nouvelle-Calédonie et le centre d’aguerrissement outre-mer et à l’étranger de Tahiti. L’Académie du Pacifique, annoncée par le président de la République à Nouméa et à Port-Vila en juillet 2023, précisée depuis par le ministre des Armées, va permettre de former plusieurs centaines de militaires étrangers par an, non seulement en Nouvelle-Calédonie, mais aussi dans des formations tournantes dans la région.