Politique Internationale — Faut-il le rappeler, le golfe de Guinée est une zone particulièrement stratégique. Il n’est donc pas très étonnant que les problématiques relevant de la sécurité y soient aussi vives…
Dr Paul Adalikwu — Le golfe de Guinée est tout simplement une zone cruciale dans de nombreux domaines. On pense spontanément à la pêche et on peut le comprendre : les nombreux fleuves qui se jettent dans l’océan Atlantique favorisent des eaux très poissonneuses ; les espèces trouvent là un écosystème particulièrement favorable. Mais la pêche n’est que l’un des volets d’un gros potentiel économique, illustré en particulier par les gisements énergétiques et les multiples relations commerciales. Autant dire que le transport et ces grands axes que sont les voies maritimes sont un point névralgique.
La contrepartie de cette zone stratégique réside dans l’accumulation des menaces pour la sécurité. Les risques sont conséquents pour l’intégrité des biens et des personnes. La liste est édifiante : la piraterie, la pêche illégale, le terrorisme ou encore les trafics en tous genres.
P. I. — Quelle est l’ampleur de ces menaces ?
P. A. — Un chiffre montre combien la situation est sous tension : chaque année, le manque à gagner pour notre région provoqué par la somme des différents trafics s’élève à 26 milliards de dollars.
Il s’agit d’un volume considérable, au sein duquel la pêche illégale pèse lourd : le golfe de Guinée est aujourd’hui une zone littéralement infestée par des groupes de pêche en situation illégale, puisqu’ils ne possèdent pas les licences requises. Il y a de multiples façons de détourner la loi, qu’il s’agisse de recourir à des techniques de pêche prohibées, de ne pas respecter les quotas ou encore d’ignorer les calendriers de pêche. À l’arrivée, de la capture des poissons jusqu’au transbordement des cargaisons, c’est un secteur tout entier qui se retrouve durement pénalisé par la fraude.
N’oublions pas, non plus, que derrière la pêche il y a une économie bleue au sens large : cette économie de la mer, si elle fonctionnait sans entraves, offrirait des débouchés beaucoup plus importants aux femmes et aux hommes de la région. Elle serait garante d’un mode de vie plus confortable, via notamment de meilleures conditions de santé.
P. I. — C’est donc tout un environnement qui se retrouve en péril…
P. A. — Plus les trafics sont nombreux, plus notre économie est fragilisée et plus cela encourage l’immigration illégale, avec une jeunesse qui croit qu’elle trouvera ailleurs les conditions d’un avenir meilleur. Alors même que la zone dispose, je le répète, d’un vrai potentiel pour que notre jeunesse s’épanouisse dans le golfe de Guinée, au même titre que ses habitants dans leur ensemble.
P. I. — Face à ces risques et à leur intensité, que peut faire la MOWCA ? Dans la lutte anticriminalité au sens large, des résultats ont-ils déjà été obtenus ? Et, si oui, peut-on les quantifier ?
P. A. — Face aux dangers que je viens d’énumérer, la Maritime Organization of West and Central Africa (MOWCA) est mobilisée au premier chef. C’est d’ailleurs son rôle de prévenir les menaces et de chercher à atténuer les conséquences des événements indésirables. Dans ce cadre, nous agissons aux côtés des grands acteurs étatiques, des organisations régionales et des institutions internationales : c’est un travail mené de concert, avec la plus grande fermeté.
La volonté de riposter aux attaques donne des résultats, et ils sont significatifs : en 2022, quelque 19 « incidents » ont été recensés dans le golfe de Guinée, soit quatre fois moins qu’en 2020, où ce chiffre était monté à 81. On peut donc en conclure que les dispositifs destinés à parer les attaques, à commencer par les patrouilles en mer et le recours aux outils de surveillance, dissuadent les desseins malveillants. Mais rien n’est jamais acquis : à preuve, la courbe est —légèrement — remontée en 2023, avec 22 incidents recensés l’année dernière. La tendance générale est à une amélioration de la situation sécuritaire dans la zone, à la condition de ne pas relâcher notre effort. Chacun en est bien conscient : la MOWCA et le Bureau maritime international (IMB) insistent en permanence sur la nécessité de patrouiller pour protéger le golfe de Guinée.
P. I. — Pour atteindre cet objectif d’une sécurité maximale, sur quelles ressources la MOWCA peut-elle s’appuyer ? D’une manière générale, comment s’articule la chaîne de décision au sein de l’organisation ? Qui tranche sur la politique à suivre ?
P. A. — Pour répondre à la question, il faut revenir aux missions qui sont dévolues à la MOWCA. J’ai parlé de la sécurité dans le golfe de Guinée : cette tâche prioritaire s’inscrit dans un contexte plus large, à savoir la définition d’un certain nombre de politiques visant à optimiser le potentiel de la zone. Des politiques destinées à être déclinées à l’échelle régionale et dont la MOWCA assurera le suivi auprès de ses États membres. L’objectif étant que ces grandes orientations puissent être appliquées dans de bonnes conditions.
S’agissant du mode de pilotage, la voie est parfaitement balisée. Il appartient au secrétariat général de tracer le cap, avec des équipes dédiées selon les activités. Nous possédons un vaste éventail de compétences en interne, ce qui ne signifie pas pour autant que nous travaillons de manière isolée. Au contraire, pour aborder tel ou tel point dans le détail ou pour traiter de dossiers spécifiques, la MOWCA peut se tourner vers l’extérieur : nous faisons ainsi appel à des experts régionaux dont les interventions circonscrites sont hautement bénéfiques.
P. I. — Une chose est de tracer un cap, une autre, de s’assurer du maintien des directives sur le long terme. De quelle marge de manœuvre dispose la MOWCA pour veiller à leur application sur le terrain ?
P. A. — Notre institution n’exerce pas de rôle opérationnel, au sens où nous ne dépêchons pas des personnels sur le terrain pour mener des actions. Les opérations sont l’apanage des États membres qui disposent pour cela de pouvoirs et de personnels dédiés dans une série de domaines. La liste n’est pas exhaustive, mais les principaux leviers et/ou forces sont identifiés : administration maritime, autorités portuaires, police, gendarmerie, douanes, marines militaires, armée de l’air, services de l’environnement et de la pêche… À charge pour les États de recourir à ces instruments, coordonnés selon un système d’agences et/ou de départements, et de les doter en personnels afin qu’ils veillent au respect de la loi dans la zone du golfe de Guinée.
Le fait que la MOWCA travaille davantage en amont et que les États membres agissent en aval, sur le terrain, n’est pas un frein à la collaboration. Au contraire, nous avons bâti une plateforme d’assistance mutuelle : elle favorise la mise en œuvre des mécanismes d’intervention, qui seront d’autant plus justes s’ils profitent, comme c’est le cas, d’une approche pluridisciplinaire.
P. I. — Tous les sujets sur lesquels vous travaillez sont sensibles, mais certains le sont encore plus que d’autres, comme le terrorisme ou le trafic de drogue. Ces menaces se sont-elles accentuées dernièrement ?
P. A. — Au rayon des menaces, je n’ai pas abordé en premier la question du terrorisme parce que le golfe de Guinée n’est pas une zone ciblée par essence par les groupes terroristes. Ceux-ci visent d’abord des objectifs implantés dans les terres, comme les exploitations minières. Pour autant, nous restons extrêmement vigilants.
S’agissant du trafic de drogue, c’est la même chose que pour le trafic d’armes : il est difficile de s’appuyer sur des statistiques précises parce que ces pans entiers du crime organisé sont mouvants. Certains cartels, par exemple, seront plus actifs pendant certaines périodes, sachant que c’est souvent une grosse saisie qui permet de pointer une recrudescence en la matière. Quoi qu’il en soit, la drogue comme les armes sont des sujets de préoccupation majeurs, au même titre que l’immigration illégale.
P. I. — Vous avez évoqué les menaces qui pèsent sur la zone, de même que les moyens susceptibles d’être déployés. Ces moyens doivent-ils être renforcés ? À l’échelle régionale ou nationale ?
P. A. — D’abord et avant tout, le combat contre la criminalité est une affaire de long terme. Cela exige de planifier une stratégie et de coordonner les moyens qui viendront l’étayer. Un renforcement des forces et des équipements est à l’ordre du jour. D’où la nécessité de recruter des personnels mais aussi de les former, car l’un ne va pas sans l’autre. Il n’y a pas de politique supranationale pour décider d’un arsenal de protection : dans ce domaine, chaque État membre de la MOWCA est souverain et décide de la dimension à donner à l’effort de sécurité. Vous comprenez bien que des variations peuvent apparaître, liées notamment à des questions de périmètre géographique. Certains États sont tenus d’organiser des patrouilles à long rayon d’action, compte tenu de la taille de la zone qui leur échoit sur les plans administratif et économique.
Les spécificités nationales ne sont pas une incitation à promouvoir des dispositifs indépendants de ceux des autres États membres. Depuis le début, la MOWCA encourage l’ensemble des acteurs à s’unir et à se réunir pour développer toutes les activités qui serviront à exploiter le mieux possible le potentiel du golfe de Guinée. Dans cette perspective, notre organisation collabore étroitement avec les ministres en charge — dans chaque pays d’Afrique de l’Ouest et du Centre — des questions de transport maritime.
P. I. — En marge des ministres du Transport, la MOWCA compte- t-elle parmi ses interlocuteurs les représentants du naval de défense ?
P. A. — Nous n’avons pas vocation à échanger régulièrement avec les ministres en charge de la Défense. De même, la MOWCA, qui n’est pas une organisation militaire, ne collabore pas avec les forces navales et leurs responsables. En revanche, dans le cadre de certains dossiers de politique générale, nous sommes en contact avec les États sur la manière dont ils envisagent la conduite de telle ou telle opération.
P. I. — Quels sont vos principaux partenaires, que ce soit sur le plan politique ou économique ? Certains sont-ils plus importants que d’autres ? En fonction, peut-on établir une typologie des acteurs qui interviennent dans la zone ?
P. A. — Nous travaillons au quotidien avec deux grandes catégories de partenaires. La première renvoie aux problématiques de sécurité dans leur ensemble : nous sommes ainsi en relation avec l’Organisation maritime internationale (1). Nous sommes en liaison également avec le Centre de coordination interrégional (ICC), dont le siège est à Yaoundé (Cameroun).
Avec la seconde catégorie de partenaires, la MOWCA traite davantage des questions commerciales : nos interlocuteurs sont ainsi l’Africa Continental Free Trade Area (2), la Banque africaine de développement (ADB), Afreximbank (3), la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (ECOWAS), l’Intergovernmental Standing Committee on Shipping (ISCOS) et l’Association des armateurs africains (ASA).
Les rôles de ces différents acteurs sont très complémentaires et nous nous inscrivons pleinement dans cette complémentarité, que ce soit pour échanger des informations, élaborer des opérations ou défendre des positions communes sur la scène internationale. Bien sûr, cette liste de partenaires n’est pas exhaustive. Selon les circonstances, nous sommes amenés à tisser des liens avec beaucoup d’autres organismes de référence.
P. I. — Quelles sont les prochaines échéances importantes à vos yeux ? La politique menée par la MOWCA permet-elle de se projeter dans une vision à moyen terme de la zone ?
P.A. — Notre volonté de coopération avec les pays et les organisations soucieuses de la sécurité dans le golfe de Guinée est quelque chose d’intangible. De même que nos efforts pour développer l’économie bleue dans l’ensemble de la zone. Nous savons combien il est crucial de réussir à créer des emplois en nombre afin d’offrir des opportunités professionnelles à l’ensemble des couches de la population. Notre jeunesse compte sur nous pour réussir dans cette entreprise. Nous avons les moyens d’y parvenir car le golfe de Guinée brille par la variété et l’étendue de ses ressources. À charge pour tous les acteurs en présence d’optimiser ce potentiel afin de contribuer à la pérennité économique de la région.
(1) L’Organisation maritime internationale est l’une des institutions spécialisées de l’ONU, qui traite des questions maritimes, basée à Londres.
(2) La zone de libre-échange dans la région.
(3) Afreximbank est la Banque africaine d’import-export.