Politique Internationale — Quelles sont exactement les ambitions militaires de la Chine ? Sont-elles en adéquation avec ses objectifs en matière de politique internationale ? Ou y a-t-il d’autres spécificités ?
Valérie Niquet — Si l’on en croit la dernière édition du Livre blanc de la défense chinoise (2019), la politique de défense du pays est « exclusivement défensive », et la Chine se targue de ne chercher ni l’hégémonie ni l’expansion de sa sphère d’influence (1). Dans le même temps, les dirigeants chinois soulignent que la situation internationale est plus tendue que jamais (2). Dans ce contexte, les missions de l’APL (Armée populaire de libération) sont nombreuses : dissuader toute agression et y répondre, préserver la sécurité politique et la stabilité sociale, s’opposer à l’indépendance de Taïwan et aux séparatismes au Tibet et au Xinjiang, défendre l’intégrité territoriale ainsi que les « droits et intérêts maritimes de la République populaire de Chine (RPC) », promouvoir le développement du pays.
Alors que Taïwan a réélu un candidat du parti DPP, hostile à toute unité avec le continent, le 14 janvier 2024, Pékin réaffirme que la réunification, si possible pacifique mais au besoin par la force, est inévitable. La Chine veut aussi jouer un rôle sur la scène internationale au travers de sa participation aux opérations de la paix de l’ONU ou aux opérations de sécurisation des grandes voies de communication internationales. Elle veut enfin s’imposer comme une grande puissance face aux États-Unis, principal obstacle à ses ambitions en Asie (3).
Tout en rejetant le principe d’une course aux armements qui a été, selon ses dirigeants, l’une des causes de la chute de l’URSS, Pékin s’est donné les moyens d’assumer ces ambitions, avec un budget de la défense multiplié par cinq depuis vingt ans pour atteindre officiellement 224,8 milliards de dollars en 2023, le deuxième après celui des États-Unis (4). L’APL doit être « prête au combat », comme le répète Xi Jinping, et s’imposer comme une force de niveau mondial à l’horizon 2049 qui marquera le centième anniversaire de la prise du pouvoir par Mao Zedong. Elle doit aussi permettre au pays d’assurer les missions de protection de ses intérêts « au-delà des mers », dans un Indopacifique toujours dominé par les États-Unis et leurs alliés, ce qui suppose de se doter d’importants moyens de projection de puissance.
P. I. — La Chine peut-elle être considérée comme une grande puissance navale et maritime ? Quels sont les indicateurs qui permettent de valider cet état de fait ?
V. N. — Le développement de la marine chinoise constitue une priorité pour Pékin depuis les années 1990. Il s’agit, pour les dirigeants chinois, à la fois de se doter des moyens d’agir face à Taïwan, d’assurer une présence continue en mer de Chine et de tenter de protéger les voies d’approvisionnement maritime tout en prenant une revanche sur le passé : contrairement au Japon, la Chine impériale, en dehors du bref épisode des expéditions de Zheng He au XVe siècle, n’était pas connue pour ses prouesses navales. Aujourd’hui, en nombre de bateaux, la RPC possède la première flotte dans le monde avec 370 bâtiments en 2023. La Chine s’appuie sur l’expérience de son industrie civile de chantiers navals pour accélérer le rythme de construction de bâtiments de guerre. La majorité de ces bâtiments sont désormais modernes et capables de se projeter en haute mer. La RPC dispose de 60 sous-marins, dont six SSBN (sous-marins nucléaires lanceurs d’engins), six SSNA (sous-marins nucléaires d’attaque) et 48 sous-marins à propulsion diesel d’un niveau technique proche de celui de la Russie. Ce chiffre pourrait doubler à l’horizon 2035.
À cette marine de guerre il faut ajouter d’autres capacités : la RPC possède la plus importante flotte de garde-côtes dans le monde avec des bâtiments de très grandes dimensions, dont le CCG 5901 de 12 000 tonnes. Elle mobilise aussi les ressources d’une milice civile selon les principes maoïstes de la guerre populaire, composée de plusieurs centaines de bateaux de pêche équipés par les autorités de radars et de moyens de communication.
Ce sont les garde-côtes et la milice civile qui mènent les missions quasi quotidiennes de harcèlement en mer de Chine orientale face au Japon autour des îles Senkaku, ou en mer de Chine méridionale face aux Philippines, au Vietnam et encore, quoique dans une moindre proportion, face à l’Indonésie et la Malaisie. Enfin, première puissance commerciale dans le monde, la RPC possède l’une des plus importantes compagnies de transport maritime, COSCO, qui, avec 476 porte-containers, se situe au quatrième rang mondial. COSCO est présent aujourd’hui dans une dizaine de ports en Europe, en Asie, aux États-Unis et au Moyen-Orient.
P. I. — A-t-on une idée précise des forces et des faiblesses de la marine chinoise ? Ou subsiste-t-il beaucoup de zones d’ombre ?
V. N. — Depuis le milieu des années 1990, la marine chinoise a accompli des progrès considérables. Elle s’est dotée d’une flotte de bâtiments modernes, capable de se projeter au-delà de la première chaîne d’îles qui ferme la mer de Chine. La marine chinoise disposait en 2023 de 49 destroyers de nouvelle génération, dont le T055 de 13 000 tonnes, équipé de systèmes de défense et de moyens de communication de haut niveau. Les sous-marins nucléaires lanceurs d’engin crédibilisent la force de dissuasion de la RPC, et les derniers sous-marins d’attaque conventionnels T096, qui devraient être mis en service avant 2030, seraient d’un niveau équivalent à ceux des sous- marins russes les plus performants. Enfin, symboles de la puissance chinoise sur les mers, la PLAN (la marine chinoise) dispose de deux porte-avions, le second étant de technologie chinoise, et bientôt d’un troisième.
La fusion des capacités civilo-militaires voulue par Xi Jinping permet à la Chine de produire d’importantes quantités de navires, dont les bâtiments de transport de véhicules civils « roll in roll out » qui peuvent être adaptés à des usages militaires. Entre 2015 et 2024, le pays a construit près de 300 navires de ce type. En 2022, 30 de ces bâtiments ont participé en soutien à des exercices militaires de transport.
Mais en dépit de ces avancées remarquables, de nombreuses lacunes subsistent. La première est l’absence d’exercices conjoints de grande envergure organisés avec des puissances autres que la Russie. Les moyens de reconnaissance, de communication, de contrôle et de commandement se sont considérablement perfectionnés mais demeurent insuffisants, particulièrement dans la perspective d’un conflit impliquant les États-Unis. Dans l’hypothèse d’une opération dans le détroit de Taïwan avec comme objectif un débarquement sur l’île, les capacités de transport et de logistique « one shot » de la PLAN demeurent trop limitées, sans même prendre en compte la nécessité d’organiser des rotations régulières dans un environnement très hostile. L’utilisation de bâtiments civils est envisagée, mais leurs caractéristiques les rendent particulièrement vulnérables et peu adaptés au débarquement de matériels.
Dernier point, la nature du système politique pèse sur les capacités d’action de la PLAN ; le rôle des commissaires politiques vient complexifier la chaîne de commandement et se révèle mal défini en temps de guerre. La corruption — récemment mise en évidence au sein de la force des lanceurs et par la « disparition » puis l’éviction du ministre de la Défense —, qui touche par nature l’ensemble de la hiérarchie militaire et de la BITD (base industrielle et technologique de défense) chinoise, pèse également sur la qualité réelle de forces qui n’ont par ailleurs aucune expérience du feu.
P. I. — La Chine est-elle en pointe ou cherche-t-elle à travailler de concert avec d’autres puissances pour progresser dans le naval ? Les derniers épisodes géopolitiques ont-ils ralenti les éventuelles collaborations ?
V. N. — La Chine donne l’image d’une superpuissance technologique, y compris dans le domaine militaire. La réalité est toutefois plus nuancée et Pékin dépend encore beaucoup d’apports extérieurs comme le démontre le secteur des semi-conducteurs de dernière génération. Pour combler ses lacunes, la RPC dispose de peu de partenaires. Dans le domaine civil à usage potentiellement dual, elle n’a plus accès aux semi-conducteurs de dernière génération.
L’embargo sur les ventes d’armes, en place depuis 1989, n’a été levé ni par l’Union européenne ni par les États-Unis. Depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, la posture plus agressive de la RPC ne joue pas en faveur de la reprise de collaborations plus étroites.
Dans ces conditions, la Russie a été et demeure le principal partenaire de la RPC en matière de défense. La coopération militaire entre Moscou et Pékin s’est considérablement renforcée après 2014, même si, depuis l’attaque russe contre l’Ukraine, elle semble avoir ralenti. En matière navale, des exercices importants qui se tiennent chaque année ont été maintenus. Les derniers ont eu lieu à l’été 2023 à proximité des côtes japonaises et ils ont duré trois semaines. Ils permettent de mettre en scène la solidité du « partenariat sans limites » russo-chinois, mais ils offrent aussi à la Chine une opportunité de développement de ses capacités navales. Dans plusieurs domaines, en particulier la lutte anti-sous-marine, la Chine n’est pas encore au niveau de son partenaire russe qui souligne pour sa part qu’une coopération accrue entre les deux marines permettrait de réduire le fossé, notamment technologique, vis-à-vis des flottes des États-Unis et de leurs alliés (5).
P. I. — À quel niveau les décisions sont-elles prises, et qui décide exactement des grandes inflexions stratégiques ? L’État, le parti, les industriels, d’autres circuits ?
V. N. — Dès son arrivée au pouvoir, à la tête du parti communiste, de l’État et de la commission militaire centrale, Xi Jinping a proclamé sa volonté de créer une armée prête au combat et, plus encore, capable de remporter une guerre avec comme horizon 2049, quand l’APL sera supposée atteindre un niveau de capacité de classe mondiale. Loin des effectifs pléthoriques des forces terrestres à l’époque maoïste, l’armée chinoise privilégie désormais la qualité par rapport à la quantité et les armes techniques comme la marine, longtemps parente pauvre d’une Chine tournée vers la menace continentale soviétique.
Le développement des capacités navales répond donc d’abord à cette impulsion qui vient du plus haut niveau du parti et de l’État et non pas d’orientations industrielles autonomes : il n’existe pas d’entreprise privée dans le secteur de la défense en Chine ; les grandes entreprises d’État sont totalement contrôlées par le parti communiste et ses organes dirigeants. La participation d’entreprises privées ou de start-up de haute technologie à des appels d’offres pour la fourniture de matériels militaires demeure peu développée.
La marine se situe toutefois au cœur de la logique de la fusion des capacités industrielles et technologiques militaires et civiles, stratégie de développement qui n’est pas nouvelle en Chine. Xi Jinping a accéléré le mouvement en créant en 2017 la commission pour la fusion militaire et civile, qu’il dirige et qui est chargée de favoriser des synergies entre les écosystèmes économiques et technologiques. Mais c’est au sein d’une même entreprise d’État, fondée en 1979, que ces synergies sont mises en place en matière navale.
La China State Shipbuilding Corporation (CSSC) est la quatrième entreprise chinoise dans le monde dans le secteur de la défense. Elle construit notamment le troisième porte-avions chinois, mais elle produit aussi en grande quantité, et dans les mêmes chantiers navals, des bâtiments civils (6). En 2022, la RPC produisait 35 % des navires assemblés dans le monde. Elle exporte les deux types de matériel par l’intermédiaire de la China Shipbuilding Trading Company, et les revenus des exportations contribuent au développement des capacités militaires.
P. I. — Pour toutes les chancelleries occidentales, Taïwan est un sujet épineux. Est-ce un cas d’école où la puissance militaire chinoise pourrait s’exercer ?
V. N. — En 1949, Mao Zedong a proclamé la république populaire de Chine sur le continent, mais le régime de Pékin n’a jamais pu s’emparer de l’île de Taïwan, où s’était réfugié Tchang Kaï-chek, le président de la république de Chine nationaliste. L’absence de capacités navales n’a pas empêché la Chine maoïste de multiplier les gesticulations militaires et les tentatives de coups de force contre Taïwan et les îlots qui en dépendent, mais, à partir des années 1980, avec la mise en place de la politique de réformes économiques, à laquelle les financements taïwanais ont beaucoup contribué, les relations se sont apaisées.
Pour autant, Pékin n’a jamais renoncé à « réunifier » l’île, et les tensions sont à nouveau plus fortes depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2012. Ce dernier a fait du « rêve chinois » de grande renaissance à l’horizon 2049 l’objectif de sa direction. Récupérer Taïwan marquerait la fin de la guerre civile, le triomphe incontesté du parti communiste et l’accomplissement de ce rêve chinois. La montée en puissance économique que la Chine a connue lui a permis de se doter de forces armées, et notamment d’une marine plus puissante, mieux équipée et plus professionnelle.
Dans l’hypothèse d’une offensive contre Taïwan, les forces navales, à commencer par les sous-marins et les forces de débarquement, seraient amenées à jouer un rôle essentiel. Mais capacité accrue ne signifie pas passage à l’acte au résultat plus qu’aléatoire. Il s’agit aussi pour Pékin de crédibiliser ses ambitions constamment réitérées et par là même de dissuader Taïwan de toute déclaration d’indépendance, hypothèse peu probable. En l’occurrence, si Xi Jinping répète constamment que Taïwan « sera réunifiée », aucune échéance n’est fixée, et c’est la solution de la « réunification pacifique » — sans renonciation à l’usage de la force en cas de déclaration d’indépendance, et en s’appuyant sur les ressources de la guerre de l’information — qui est officiellement privilégiée. C’est celle qui correspond aux capacités réelles des forces chinoises, et notamment d’une marine qui n’a pas aujourd’hui la possibilité d’imposer sa domination en situation de combat dans le détroit.
P. I. — Comment la puissance chinoise est-elle perçue en Asie ?
V. N. — Sa stratégie dans la zone a considérablement nui à l’image de la Chine à l’échelle régionale. Elle s’est en effet montrée plus agressive en mers de Chine orientale et méridionale, multipliant les exercices de grande ampleur, les incursions dans les eaux contiguës, voire territoriales de contrées administrées ou revendiquées par d’autres puissances régionales — y compris en Asie du Sud-Est, au-delà des pays directement concernés par la ligne en neuf traits unilatéralement définie par Pékin, qui englobe plus de 80 % de la mer de Chine méridionale.
De nombreux États partenaires de Pékin, en Asie du Sud- Est ou dans les pays du « Sud global » qui ont bénéficié des offres chinoises de développement des infrastructures dans le cadre de la route maritime de la soie, ne souhaitent pas rompre avec le géant économique chinois et les opportunités qu’il offre. D’un côté, le Japon renforce ses capacités militaires, en partie pour répondre aux pressions chinoises, de l’autre, les délégations du Keidanren, principale organisation patronale japonaise, se succèdent à Pékin. En dépit des tensions constantes, plus de 30 % des exportations de Taïwan — y compris les micro-processeurs les moins performants indispensables à l’assemblage des produits électroniques courants — se font toujours en direction de la RPC. Mais la croissance ralentit fortement, et de nombreuses questions se posent sur l’avenir de l’économie chinoise, diminuant d’autant la force d’attractivité de la RPC. Ces incertitudes contribuent à accroître l’inquiétude des voisins de Pékin et leur volonté de renforcer — entre autres — leurs capacités navales.
(1) « China’s National Defense in the New Era », State Council Information Office of the PRC, 24-07-2019
(2) https://www.fmprc.gov.cn/mfa_eng/zxxx_662805/202312/t20231228_11214416.html
(3) « White Paper: the Taiwan question and China reunification in the new era », http://us.china-embassy.gov.cn/eng/zgyw/202208/t20220810_10740168.htm, 10-08-2022.
(4) « What does China spend on its military ? », https://chinapower.csis.org/military-spending/, accès 20-02-2024
(5) « Russia could cooperate with china in the naval field to achieve parity with the West », https://www.navalnews.com/naval-news/2020/11/russia-could-cooperate-with-china-in-the-naval-field-to-achieve-parity-with-the-west-part-1/, 16-11-2020
(6) Matthew P. Funaiole, « China Opaque Shipyards should raise red flags for foreign companies », https://www.csis.org/analysis/chinas-opaque-shipyards-should-raise-red-flags-foreign-companies, 26-02-2021.