Les Grands de ce monde s'expriment dans

Marine indienne : vers l’autosuffisance

Politique InternationaleComment percevez-vous les enjeux géopolitiques régionaux et dans quelle mesure influencent-ils la feuille de route de la Marine indienne ?

Vice-amiral Pradeep Chauhan — Dans la vaste étendue principalement (mais pas exclusivement) maritime de l’Indopacifique, l’environnement géopolitique dans lequel nous nous trouvons est marqué par une forte incertitude, tant au niveau stratégique qu’au niveau de l’art opérationnel. Avant d’aller plus loin, permettez- moi de rappeler deux choses. Premièrement, « stratégique » est un adjectif. Il présuppose la présence du nom qui lui est associé, à savoir « stratégie ». Si vous n’avez pas de « stratégie », vous ne pouvez rien avoir de « stratégique » ! Deuxièmement, il ne faut pas confondre le niveau de l’« art opérationnel » avec le « niveau opérationnel de la guerre ». L’« art opérationnel » est simplement le déploiement de moyens tactiques d’une ou de plusieurs forces armées, dans des séquences de « temps » et/ou d’« espace » et/ ou d’« événement », afin d’atteindre un objectif stratégique donné. Il s’applique dans toutes les situations : paix, tensions et conflits armés.

Cela étant dit, permettez-moi de revenir sur cette incertitude omniprésente qui règne dans la région indopacifique. Deux grands systèmes sont actuellement engagés dans une compétition mondiale.

Le premier est un système étatique qui tire sa légitimité d’un ordre fondé sur des règles consensuelles. Le second est un système étatique qui cherche à perturber l’ordre fondé sur des règles consensuelles et à le remplacer par un ordre international dont les règles sont fixées par un seul État, à savoir la République populaire de Chine. Les États-Unis préconisent un système dans lequel ils agiraient en coopération avec les principales puissances moyennes de l’Indopacifique, telles que l’Australie, la France, l’Allemagne, l’Inde, l’Indonésie, le Japon, la Malaisie, Singapour, la Corée du Sud, le Royaume-Uni et le Viêt Nam. Selon eux, un tel système est nécessaire pour faire pièce au comportement belliqueux des acteurs étatiques qui sapent et menacent la pérennité d’un ordre libéral fondé sur des règles. En revanche, la Chine, qui souhaite revenir au temps où l’empire du Milieu (1) exerçait son hégémonie sur le reste du monde, milite en faveur d’un système unipolaire qui obéirait aux règles définies à Pékin — un système qui ferait de la Chine la clé de voûte de tous les aspects des relations régionales et internationales, dans toutes leurs dimensions dont l’intégration et l’engagement militaires. S’ajoute à cette incertitude géopolitique le fait que plusieurs démocraties sont actuellement en pleine période électorale. Dans ce contexte, les hommes politiques multiplient les prises de position uniquement guidées par ce qu’ils perçoivent comme des impératifs nationaux. Les propos les plus étonnants sont peut-être ceux de Donald Trump, candidat à l’élection présidentielle américaine qui, le 8 février dernier, a déclaré : « L’ordre fondé sur des règles est une monstruosité linguistique orwellienne (...), un cliché dont il est temps de se débarrasser... »

On ne s’attardera pas sur tous les foyers de crise qui affectent d’une manière ou d’une autre l’Indopacifique et l’« Inde maritime ». On se contentera de citer la guerre en Ukraine, qui est entrée dans sa troisième année ; le conflit armé Hamas-Israël qui approche de son onzième mois ; les perturbations du commerce international dues aux attaques des rebelles houthis du Yémen sur les navires marchands en mer Rouge, en particulier autour du détroit de Bab-el-Mandeb ; les tensions entre Pékin et Taipeh en mer de Chine orientale ; les tensions sino-japonaises au sujet des îles Senkaku/Diaoyu toujours en mer de Chine orientale ; le conflit gelé entre l’Inde et la Chine le long de la frontière himalayenne ; le renforcement de la présence navale chinoise dans l’océan Indien ; et, bien sûr, la menace permanente pour l’intégrité territoriale de l’Inde que représente le Pakistan, dont le principal produit d’exportation semble être le terrorisme.

Considérés dans leur ensemble, ces événements géopolitiques affectent la Marine indienne de manière significative. D’une part, ils ont permis à tous les échelons du gouvernement et à l’ensemble de la société indienne de mieux comprendre l’importance des « questions maritimes » et le rôle crucial de la Marine. Mais, d’autre part, ils ont aussi des impacts plus significatifs. Le premier est la pression accrue sur les capacités, les équipages et les compétences de la Marine indienne. À cela s’ajoute la demande croissante des agences navales et maritimes régionales et extrarégionales pour l’établissement de partenariats maritimes internationaux renforcés avec la Marine indienne. Il existe aussi des conséquences concomitantes sur les développements techniques qui permettent de manière substantielle de faire des prouesses pour le secteur naval indien. La collusion et la coopération militaire sino-pakistanaise signifient que l’Inde ne peut se permettre de perdre de vue aucun de ces trois dossiers majeurs : la Chine, le Pakistan et la criminalité en mer, y compris la piraterie et les activités illégales et criminelles non étatiques ou parrainées par des États, en particulier le terrorisme.

P. I.La Marine indienne dispose-t-elle de moyens suffisants pour soutenir la stratégie du « double front » contre la Chine et le Pakistan ?

P. C. — S’agissant des « moyens », il convient d’établir clairement la différence entre LES capacités (capacity) et LA capacité, en tant qu’aptitude opérationnelle (capability), et de ne pas commettre l’erreur d’utiliser ces deux termes de manière interchangeable. Les « capacités » désignent les moyens « matériels », c’est-à- dire l’acquisition ou le retrofit de sous-marins, la fourniture de matériels (navires/avions/sous-marins avec ou sans équipage), les infrastructures telles que les bassins, les formes, les ateliers, les immeubles, l’équipement, les pièces de rechange, etc.

La capacité, quant à elle, fait référence à l’acquisition, à l’apprentissage et au maintien d’« aptitudes » ou d’« ensembles de compétences » spécifiques à un domaine et concerne principalement des biens immatériels et des processus cognitifs (organisation, entraînement, maintenance, doctrines d’exploitation opérationnelle, etc.).

L’acquisition d’une plateforme majeure complexe — comme un porte-avions, par exemple — peut déboucher sur une augmentation significative des capacités. Toutefois, l’intégration d’un porte-avions dans un groupe aéronaval (Carrier Battle Group ou Carrier Strike Group (2)) et la possibilité de le déployer au combat sur de longues périodes et dans des zones très éloignées des infrastructures de soutien à terre impliquent des processus qui nécessitent d’énormes investissements en termes d’« aptitudes » et qui doivent être poursuivis sur des périodes de l’ordre de deux décennies, voire plus. Les délais pour la constitution de capacités peuvent être raccourcis, soit grâce à des marges de manœuvre financières du fait de progrès économiques, soit que l’on décide de se procurer sur étagère ou en les adaptant les armes, les capteurs, les systèmes de propulsion et de production d’énergie, voire l’ensemble de la plateforme elle-même. En revanche, il est beaucoup plus difficile de raccourcir les délais en matière de renforcement des aptitudes et compétences. Par exemple, la formation de pilotes, d’abord en individuel, puis en formations aptes au combat, prend beaucoup de temps, et aucune étape de ce long processus ne saurait être négligée.

Pour revenir à votre question, je suppose que c’est principalement aux « capacités » que vous faites allusion. Mais ma réponse portera à la fois sur nos capacités et sur nos compétences. Comme vous le savez, nous disposons d’un ordre de bataille (ORBAT) de plus d’une centaine de navires de guerre et de sous- marins, ainsi que d’une gamme d’aéronefs avec et sans pilote très modernes et très performants, sans compter les quelque 68 navires de guerre en cours de construction, à différents stades d’avancement, dans nos chantiers navals. Forts de cet ORBAT, de notre expérience, de notre entraînement et de nos compétences professionnelles — ainsi que de notre maîtrise des situations géopolitiques à la fois au niveau stratégique et au niveau opérationnel, avec nos partenaires et amis qui partagent nos idées —, nous sommes certains d’avoir les moyens nécessaires pour relever un défi sur deux fronts. Nous avons l’intention de le faire dans les zones maritimes que nous aurons choisies plutôt que dans celles que nos adversaires potentiels auraient décidées à notre place.

P. I.Fin 2023, le projet d’acquisition d’un troisième porte-avions a été mis sur la table. Quelles sont les prochaines étapes ? De quelle expertise technologique disposez-vous pour faire avancer un tel programme ?

P. C. — Il est important de reconnaître qu’une marine mature et expérimentée ne considère jamais qu’elle a besoin d’acquérir ou de construire un porte-avions seul. Il faut toujours raisonner en termes de groupe aéronaval (Carrier Battle Group - CBG ou Carrier Strike Group - CSG), et cela à toutes les étapes, de la conception jusqu’à la mise en service. Un CBG ou un CSG est un système d’arme complet et intégré. De la même manière, un char d’assaut est un « système d’arme » composé d’un châssis, d’une tourelle et de multiples connexions qui relient ces deux éléments. Tout comme il serait ridicule de s’interroger sur la durée de vie du châssis indépendamment de celle de la tourelle, on ne saurait fragmenter un CBG ou un CSG. Ces deux termes désignent un système complet fonctionnant en synergie et dont les composantes interagissent entre elles. C’est ce système (c’est-à-dire le « groupe »), et non le porte- avions seul, qui doit toujours rester le point de référence central. De nombreux analystes de salon issus du monde des médias, qui n’ont aucune expérience de la synergie que développe un CBG ou un CSG, sont tout à fait incapables d’apprécier cette réalité. Et pourtant, trop souvent, leur vanité les pousse, à l’écrit ou à l’oral, à considérer un porte-avions comme un navire isolé. Ils finissent souvent par avancer toute une série d’arguments fort érudits mais totalement erronés (et souvent cloisonnés) pour démontrer les vulnérabilités supposées du seul porte-avions.

Les termes de « CBG » et de « CSG » vont au-delà de la simple querelle sémantique. Ils ont chacun leur raison d’être, qui s’applique à la fois au porte-avions et au groupe aéronaval dont celui-ci fait partie. Un CBG est principalement conçu pour des missions de contrôle d’une zone maritime : il est capable d’attaquer les navires ennemis tout en protégeant les unités de sa propre flotte.

Un CSG, en revanche, est conçu comme un outil de projection de puissance vers la terre. Sa principale mission consiste à mener des « attaques Air-Sol » ou des « frappes » dirigées contre des cibles lourdement défendues sur un rivage ennemi, tout en protégeant ses propres unités navales. Lors d’une frappe aérienne lancée depuis la mer, l’adversaire basé à terre bénéficie de plusieurs avantages liés à son implantation, qu’il convient de neutraliser. Un dispositif de « frappe » comprend les avions qui largueront les charges, ainsi que d’autres appareils chargés de détruire les radars de surveillance ennemis, les systèmes de commandement et de contrôle et leurs équipements électroniques. Il inclut également des chasseurs d’escorte qui devront s’attaquer aux chasseurs de défense aérienne déployés par l’ennemi, ainsi que des avions qui élimineront les défenses anti-aériennes basées au sol. Il faut également des chasseurs en nombre suffisant pour assurer la défense aérienne du porte-avions lui-même et de la flotte d’accompagnement dans son ensemble. En résumé, le porte-avions autour duquel s’organise un CSG doit donc être un très grand navire. C’est pourquoi l’US Navy construit et met en service des porte-avions d’une centaine de milliers de tonnes qui transportent entre 90 et 100 avions très modernes, bien que de types différents — à voilure fixe, à voilure tournante, avec ou sans équipage, voire des dirigeables. Ce qui est certain, c’est que pour construire, entretenir et réparer un porte-avions, il faut prévoir un chantier naval et un bassin adaptés. Cela nécessite également d’énormes dépenses financières en termes de coût d’investissement. L’Inde, comme tout autre pays aspirant à déployer un CBG ou un CSG, doit faire l’inventaire de ses installations disponibles pour la construction, l’entretien et les réparations, ainsi que des moyens financiers dont elle dispose.

Que se passera-t-il si l’Inde arrive à la conclusion qu’elle n’a pas encore les moyens de construire un super-porte-avions et de déployer un CSG ? La construction d’un nouveau CBG ne serait-elle pas inutile d’un point de vue opérationnel ? Permettez- moi de répondre à cette question par une autre question. Une future flotte « combinée » des États-Unis, de leurs alliés et de leurs partenaires, opposée à la Chine et à ses partenaires, nécessiterait-elle à la fois des CBG et des CSG ? La réponse est « sans aucun doute ». C’est dans ce contexte que le troisième porte-avions indien doit être envisagé. L’économie indienne croît à un rythme impressionnant. Cependant, son revenu par habitant reste faible et de grandes inégalités persistent dans la répartition des richesses et l’accès aux soins. Le jour viendra où la Marine indienne disposera de CSG dotés de super-porte-avions. Mais ce n’est pas encore le cas. Notre troisième porte-avions affichera donc probablement entre 45 000 et 60 000 tonnes et constituera la pièce maîtresse d’un CBG plutôt que d’un CSG. Il sera équipé d’un mélange d’aéronefs avec et sans équipage et sera intégré dans des schémas de déploiement viables sur le plan opérationnel aux côtés d’autres CBG et CSG déployés par nos amis et partenaires, par le biais de simulations et d’exercices en conditions réelles de plus en plus complexes. L’Inde possède déjà la capacité technique qui lui permettrait de construire un tel porte-avions, mais elle sera toujours désireuse de développer conjointement des technologies avancées et leurs applications, en coopération et en collaboration avec ses amis et partenaires.

P. I.Dans le même esprit, l’Inde souhaite se doter d’une flotte de sous-marins nucléaires. Quels sont les défis industriels à relever ?

P. C. — Le gouvernement indien a toujours rejeté le principe d’une alliance militaire en bonne et due forme. Si bien que notre marine ne peut pas prioriser des projets de développement autour de telle ou telle capacité de niche, en comptant sur ses partenaires pour combler ses lacunes en matière de capacités et de compétences. Par conséquent, elle est contrainte, dans son modèle de croissance, d’accorder la primauté à la recherche et au maintien d’un « équilibre ». Cet « équilibre » est omniprésent à tous les niveaux : équilibre entre les navires de combat de surface hauturiers et ceux pour les approches littorales ; équilibre entre les différents types et les différentes capacités d’aéronefs à voilure fixe et à voilure tournante ; équilibre entre les plateformes avec équipage et sans équipage ; équilibre entre les plateformes de surface et les plateformes sous-marines ; équilibre, enfin, entre les sous-marins à propulsion nucléaire et ceux à propulsion conventionnelle. Ce principe d’une croissance équilibrée entre les différents segments est pleinement approuvé par le gouvernement indien. Dans ce paradigme d’équilibre, il ne fait aucun doute que l’Inde a besoin à la fois de sous-marins d’attaque à propulsion classique (SSK) et de sous-marins d’attaque et lance-missiles à propulsion nucléaire (SSN et SSBN). En effet, le programme SSBN de la Marine indienne a été un franc succès et de nombreux SSBN devraient voir le jour après les deux premiers, l’Arihant et l’Arighat. Le secteur public et l’industrie du secteur privé ont largement contribué à la réussite de ce programme, qu’il s’agisse de grandes entreprises privées telles que Larsen & Toubro (L&T), Walchandnagar Industries, Tata Power Strategic Engineering Division, qui ont approfondi l’excellent travail réalisé par le Bhabha Atomic Research Centre, ou des géants industriels publics tels que Bharat Electronics Limited (BEL). À l’autre extrémité du spectre, on trouve un nombre impressionnant de TPE-PME nationales, qui ont joué un rôle inestimable dans la chaîne d’approvisionnement du SSBN en fournissant des tubes, des pompes, des câbles, des compresseurs, des appareils de climatisation et des groupes électrogènes. Une poignée d’entreprises israéliennes et françaises, travaillant par l’intermédiaire d’homologues indiens, ont également apporté leur contribution en fournissant un assortiment de systèmes et de composants. On le voit : l’écosystème industriel mis en place pour le programme SSBN est parfaitement capable de construire le programme SSN. Cela étant dit, il y aura très certainement place pour une participation industrielle étrangère via la création de joint- ventures avec des partenaires indiens.

P. I.En ce qui concerne les programmes de défense indiens, la priorité est donnée au « Make-in-India » et aux technologies déjà opérationnelles. Pensez-vous que des partenariats avec des fabricants étrangers seront nécessaires ?

P. C. — La Marine indienne a récemment finalisé la dernière édition de son plan d’indigénisation et d’innovation (feuille de route), connu sous le nom générique de Swavlamban (un mot hindi qui se traduit par « autosuffisance »). L’appel à toutes les structures de la société indienne pour créer un Atmanirbhar Bharat a connu un large succès et a supplanté, dans le discours indien, l’initiative « Make-in-India » que vous avez mentionnée, qui avait été lancée en septembre 2014. En fait, l’Atmanirbhar Bharat est un élargissement logique de la campagne de 2014, qui visait à encourager le secteur manufacturier mondial à percevoir l’Inde comme une opportunité plutôt que comme un risque. Les « majors » de l’industrie manufacturière mondiale avaient été conviées à « s’installer » (pour ainsi dire) en Inde et, ce faisant, à transformer le pays en une plaque tournante mondiale de la conception et de la fabrication. Malheureusement, tant dans l’appel de 2014 au « Make-in-India » que dans l’appel actuel à l’Atmanirbhartha, beaucoup de nuances ont été « perdues à la traduction », selon l’expression consacrée. En effet, ces slogans sont le produit d’esprits sophistiqués mais dont la plupart parlent et pensent en hindi. Une fois traduits en anglais, ils peuvent susciter, sans le vouloir, un certain degré d’incompréhension à l’étranger. Même en 2014, il y avait une confusion perceptible entre les « Make-in-India » et « Indigenisation ». Le fait est que le premier terme visait à encourager les grandes entreprises manufacturières, en grande partie étrangères, à monter des unités de production en Inde — que ce soit pour la consommation intérieure ou pour l’exportation vers les marchés extérieurs. En tant que tels, ses principaux objectifs étaient la création d’emplois, le développement des compétences, ainsi que le transfert et l’assimilation de technologies de fabrication et de techniques de gestion de pointe. L’« indigénisation », quant à elle, s’exprime peut-être mieux à travers des slogans moins usités, comme « Make-by-India » ou « Make-for-India ». En bref, l’« indigénisation » implique que l’industrie indienne fabrique des produits et des processus qui, autrement, devraient être importés. C’est une erreur majeure que de confondre Atmanirbhartha (autosuffisance) et « substitution aux importations ». Encore une fois, l’Atmanirbhartha élargit le concept de « Make-in-India » en accordant une place centrale aux exportations de défense. Les efforts de la Marine indienne en matière d’autosuffisance sont guidés par deux feuilles de route fondamentales, la seconde étant plus détaillée que la première.

La première est une « feuille de route scientifique et technologique » sur quinze ans, qui identifie quatorze technologies modernes dont la Marine indienne estime qu’elles ont des applications importantes dans le domaine de la défense. Ces technologies sont les suivantes 1) robotique et intelligence artificielle ; 2) technologie des capteurs ; 3) technologie des matériaux (furtivité, méta-métaux, etc.) ; 4) énergie de puissance (explosifs, antimatière, thorium, etc.) ; 5) technologie de la fusion ; 6) de l’espace ; 7) des missiles hypersoniques ; 8) nanotechnologies ; 9) armes biotechnologiques ; 10) technologie de l’information et de la cyberguerre ; 11) systèmes d’armes sans pilote ; 12) acoustique sous-marine dans les eaux littorales ; 13) technologies de mise en réseau ; et 14) biocarburants. La seconde feuille de route est baptisée « Swavlamban 2.0 ».

Elle se distingue par une approche plus granulaire qui accorde une place centrale au secteur des PME. En 2022, la Marine indienne avait pris l’engagement de développer quelque 75 technologies et de s’appuyer pour cela sur le tissu des PME : les promesses ont toutes été tenues, grâce à l’initiative Sprint (Supporting Pole-Vaulting in R&D through Innovation for Defence Excellence), la Naval Innovation and Indigenisation Organisation (NIOI) et la Technology Development Acceleration Cell (TDAC). La compréhension de cet écosystème et des structures qui l’accompagnent est très importante pour les fabricants étrangers de matériels de défense qui souhaitent participer à l’écriture de ce nouveau (et très exaltant) chapitre de la croissance indienne. Ces industriels étrangers doivent être guidés par le fait qu’à moyen terme les conflits maritimes conventionnels entre l’Inde, d’une part, et la Chine et le Pakistan, d’autre part — sous le seuil nucléaire entre ces trois pays —, sont susceptibles de se rapprocher dans le temps et de donner lieu à des opérations spéciales de haute intensité. Les entreprises étrangères les plus habiles ont une carte à jouer dans la transformation en cours de la défense indienne. Mais je peux vous dire que, si elles abordent l’Inde avec leur vieille mentalité de « vendeurs » d’équipements de défense, cela ne marchera pas. Elles ont, au contraire, intérêt à se fondre dans les entreprises indiennes, grandes et petites, et doivent s’efforcer de mettre au point des applications militaires et navales basées sur des technologies de pointe développées en commun. L’Inde n’est pas en demande de transferts de technologie. Ce qu’elle recherche, c’est un développement technologique conjoint.

P. I.La coopération entre les Marines indienne et française existe et fonctionne de manière régulière : comment va-t-elle se poursuivre et se développer ? Selon vous, quels sont les domaines de coopération à développer pour répondre aux besoins de sécurité de l’Inde ?

P. C. — Même si l’on tient compte de l’augmentation considérable de la coopération militaire (et surtout navale) entre l’Inde et les États-Unis, c’est néanmoins la France qui occupe la première place dans l’esprit des Indiens. La relation de confiance est très forte, à laquelle il faut ajouter l’admiration de l’Inde pour les prouesses technologiques françaises et, plus encore, la conviction largement répandue que la France est un partenaire fiable. Trois facteurs doivent cependant être pris en compte. Le premier est d’ordre linguistique. Malgré la relative maîtrise de l’anglais par les Français, les différences de construction grammaticale et de syntaxe entre les deux langues font que la documentation technique, une fois traduite, est parfois sujette à interprétation, avec des risques considérables de faux sens et de pertes de nuances. Il est bien sûr facile d’y remédier au niveau de l’industrie privée française, mais c’est un point qui doit être amélioré au niveau des équipes de terrain du personnel étatique. Le deuxième facteur est financier. Le différentiel de change entre la roupie et l’euro est un obstacle majeur compte tenu de la sensibilité au prix qui caractérise la mentalité indienne. Troisièmement, les entreprises françaises doivent intégrer le fait que l’écosystème de la défense en Inde est devenu extrêmement dynamique, voire en transformation complète. Si l’industrie française veut conserver cette « pole position » dont j’ai parlé, elle devra suivre le rythme des politiques gouvernementales, s’adapter aux mutations des structures organisationnelles et s’informer sur toutes les initiatives en cours. Pour être plus précis, les possibilités de coopération existent dans de très nombreux domaines essentiels mais pointus : les technologies informatiques de protection post-quantique (3) ; la connaissance de la situation sous-marine et du domaine sous-marin ; la super- cavitation (4) ; les systèmes et les véhicules sous-marins autonomes ; les batteries innovantes — dont les batteries en papier destinées aux aéronefs ultra-légers sans équipage ; les pseudo-satellites à haute altitude (HAPS) ; les engins furtifs ; les systèmes de positionnement sous-marins ; les engins de surface et les sous-marins à propulsion électrique à grande vitesse et faible bruit ; les systèmes collaboratifs pour systèmes habités ou autonomes; la fusion multinationale des CSG et des CBG…

P. I.Comment la coopération avec la France s’articule-t-elle avec d’autres programmes de coopération régionale ou internationale, notamment le Dialogue quadrilatéral pour la sécurité, le Quad (5) ?

P. C. — Si l’on fait abstraction des conflits armés, la principale stratégie de l’Inde est placée sous le signe d’un « engagement constructif ». Sur le plan maritime, cet « engagement constructif » se traduit par cinq grandes approches, très différentes les unes des autres. La première repose sur les partenariats multilatéraux établis de façon assez traditionnelle, à l’instar de l’IORA (6). La deuxième approche s’appuie sur l’Indo-Pacific Oceans Initiative, l’IPOI (7). La troisième est adossée à des structures multilatérales plus réduites : c’est le cas avec le BIMSTEC (The Bay of Bengal Initiative for MultiSectoral Technical and Economic Cooperation) ; le Colombo Security Conclave (8) ; ou des formations trilatérales — 1) Inde-États-Unis-Japon ; 2) Inde-France-Australie ; 3) Inde- France-Émirats arabes unis ; 4) Inde-Japon-Italie ; 5) Inde-Australie- Indonésie ; 6) Inde-Brésil-Afrique du Sud. La quatrième renvoie au Quad, que vous avez évoqué. La cinquième et dernière approche est constituée par des projets de méga-connectivité maritime, comme le Corridor international de transport Nord-Sud (INSTC), le corridor économique Inde-Moyen-Orient (IMEC) ou encore le Corridor de croissance Asie-Afrique (AAGC Asia Africa Growth Corridor)…

À cette liste il faut ajouter l’Indian Ocean Naval Symposium (IONS), une construction très pertinente dans l’optique de la coopération franco-indienne : l’Inde et la France sont deux acteurs clés de l’IONS et, dans ce cadre, les perspectives de développement conjoint entre nos deux industries de défense recèlent un énorme potentiel qui, jusqu’à présent, n’a pas été suffisamment exploré. C’est, je le crains, un manque d’imagination militaire qui nous en a empêchés. La question est de savoir si nos complexes militaro- industriels respectifs sauront se montrer à la hauteur ou si nous préférons continuer à nous complaire dans la déploration mutuelle.

(1) L’appellation est née au VIIIe siècle avant J.-C., lorsque la Chine considérait qu’elle était au centre du monde.

(2) Deux dispositifs de flotte opérationnelle, associant plusieurs bâtiments et forces armées.

(3) Branche de la cryptographie permettant de lutter efficacement contre les attaques à partir d’un calculateur quantique.

(4) Technique de propulsion sous-marine.

(5) Le Quad désigne une coopération informelle entre l’Inde, les États-Unis, le Japon et l’Australie.

(6) Association des États riverains de l’océan Indien.

(7) Initiative directement impulsée par l’Inde en 2019.

(8) Créé en 2011, le conclave de Colombo est un groupe trilatéral de sécurité maritime réunissant l’Inde, le Sri Lanka et les Maldives.