Politique Internationale — La Marine italienne joue un rôle de premier plan dans la région euro-méditerranéenne. En tant que marine à vocation mondiale, elle est également présente à l’échelle internationale. Quelles sont les principales exigences auxquelles vous devez faire face ?
Amiral Enrico Credendino — Face aux défis de la défense et de la sécurité maritime, la Marine italienne privilégie une approche globale multidimensionnelle, associant les autres branches et composantes de la défense nationale, à travers les différentes expressions de la puissance maritime — au sens large — afin de protéger pleinement les intérêts nationaux. L’une des principales particularités de notre marine réside dans ses capacités de force expéditionnaire, notamment le Groupe aéronaval (Carrier Strike Group) et le Groupe amphibie (Amphibious Task Group), qui nous permettent d’opérer loin de nos côtes. Cela signifie que nos moyens navals peuvent être prépositionnés là et quand il le faut, pour de longues périodes, à de grandes distances des frontières nationales, dans des zones de crise ou lorsque des menaces planent sur nos intérêts nationaux. Cette fonction institutionnelle peut être remplie grâce à la flexibilité opérationnelle et à l’autonomie logistique, combinées à la capacité d’acquérir et de maintenir une connaissance fiable et actualisée du domaine maritime (au-dessus, à la surface et sous la surface de la mer).
P. I. — Comment vous situez-vous par rapport aux autres marines ?
E. C. — Plutôt que de nous comparer, nous préférons mettre en avant la coopération internationale qui, nous en sommes convaincus, est un principe directeur essentiel pour toutes les marines du monde. Compte tenu de la complexité du contexte actuel, et comme le montrent les résultats du dernier Symposium naval transrégional de Venise, la coopération est l’outil le plus efficace pour renforcer les liens entre les partenaires et les marines qui partagent les mêmes idées. En effet, personne ne réussit seul.
Nous diffusons les valeurs de l’histoire et de la culture maritimes dans le monde entier, nous nous attachons à promouvoir l’excellence de l’industrie italienne et nous renforçons notre coopération avec tous les pays visités au cours du tour du monde de l’Amerigo Vespucci (un voyage de près de deux ans, avec des escales dans 40 ports et la visite de 30 pays sur les cinq continents).
Parallèlement, nous avons entamé en juin dernier la campagne du groupe aéronaval italien (ITA CSG) dans l’Indopacifique, dont la mission est de renforcer et d’étendre les relations et la coopération avec les principales parties prenantes de la région. Il s’agit également de poursuivre des objectifs stratégiques comme de maintenir une présence navale dans la zone pour soutenir nos intérêts nationaux prioritaires, conformément aux orientations de politique étrangère et aux politiques des alliances concernées (en fait, le déploiement de l’ITA CSG suit celui des groupes aéronavals britannique et français) ; de développer des synergies et/ou des interactions avec nos partenaires et alliés dans la région, en particulier avec les Carrier Strike Groups du Royaume-Uni et de la France ; de conduire une diplomatie navale afin de lancer de nouveaux partenariats ; d’assurer la qualification IOC (Initial Operation Capability) des chasseurs de 5e génération et d’accroître les retours d’entraînement sur CSG en opération dans des zones lointaines afin de consolider les concepts de force expéditionnaire et d’action depuis la mer (sea basing).
P. I. — Les lignes de communication maritimes n’ont jamais été aussi menacées, avec de graves conséquences économiques. Ces nouvelles formes de conflit influencent-elles les priorités de la Marine italienne ?
E. C. — Les menaces croissantes qui pèsent sur les lignes de communication maritimes (SLOC – Sea Lines Of Communication) posent en effet des défis importants aux marines du monde entier, notamment à la Marine italienne. Ces menaces comprennent la piraterie maritime traditionnelle et de nouveaux défis tels que la guerre asymétrique, le terrorisme et les agressions parrainées par des États sous la forme de cyberattaques ou d’« interférences » avec les routes maritimes.
La Marine italienne a toujours déployé ses moyens là où c’était nécessaire afin d’assurer la protection des intérêts nationaux, en adaptant les tactiques en mer qui permettent de relever efficacement ces défis, tenant toujours fermement la barre vers nos priorités. De nouveaux scénarios nous ont conduits à développer des opérations de renforcement de la sécurité maritime : multiplication des patrouilles ; collecte de renseignements et coopération avec des partenaires internationaux dans le cadre d’initiatives conjointes de sécurité maritime ; investissements dans la technologie et la cybersécurité, y compris le développement de capacités destinées à détecter et à atténuer les cybermenaces ciblant les infrastructures maritimes et les systèmes de communication ; développement de partenariats et de la coopération multinationale.
P. I. — L’espace sous-marin est encore une zone largement inexplorée. L’innovation technologique, avec les systèmes autonomes en particulier, offre les moyens d’élargir la gamme des interventions. Comment la Marine italienne aborde-t-elle cette situation ?
E. C. — La dimension sous-marine du domaine maritime est devenue un nouvel espace de conflictualité, du fait de l’intérêt croissant de nos sociétés modernes pour ces espaces (98 % des communications numériques transitent par des câbles sous-marins, les 2 % restants étant des communications « mobiles » par satellite). Afin d’accroître sa capacité à contrôler et à protéger l’environnement opérationnel sous-marin, la Marine italienne a identifié trois axes d’efforts, qui sous-tendent notre stratégie sous-marine : les opérations et les partenariats, le développement technologique et le cadre juridique.
P. I. — Commençons par les opérations…
E. C. — Immédiatement après les explosions survenues en septembre 2022 dans les pipelines Nord Stream en mer Baltique, la Marine italienne a lancé l’opération « Fondali sicuri » afin d’assurer la protection de nos intérêts vitaux sous-marins. Pour cette opération, la marine s’appuie sur des capacités équilibrées et efficaces basées sur des navires de combat de surface, des sous-marins, l’aéronavale, des chasseurs de mines, des drones (ROV et AUV), des forces spéciales et des capteurs côtiers et maritimes. Parallèlement, la Marine italienne a mis en place le Centre de sécurité des infrastructures sous-marines critiques, intégré au Centre de contrôle opérationnel multi-domaine du quartier général de la marine. Ce centre est au cœur d’un réseau de coopération entre toutes les parties prenantes et les opérateurs de l’environnement sous-marin, qui comprend des accords spécifiques entre les acteurs concernés du secteur des communications, de l’énergie et des instituts de recherche. L’objectif est de développer un partenariat qui nous permettra de travailler ensemble en apprenant à mieux nous connaître, en partageant l’information, en développant des procédures communes et en améliorant la prise en compte de la situation sous-marine et la sécurité.
P. I. — En termes de technologie, quels sont les domaines sur lesquels vous vous concentrez ?
E. C. — La Marine italienne développe de nouvelles capacités en encourageant un modèle d’innovation avec les entreprises privées et les universités. Avec les nouveaux programmes en cours de réalisation, par exemple le projet « Near Future Submarine », et les programmes en développement, tels que les chasseurs de mines de nouvelle génération dotés de capacités pour la guerre des fonds marins, nous avons l’intention d’améliorer encore notre capacité à opérer sous la mer et sur les fonds marins.
Nous allons également accroître nos capacités en développant des engins sans pilote et des capteurs sur les fonds marins, en tenant compte de leur intégration avec les plateformes conventionnelles et de la nécessité de mettre en place une infrastructure de communication sous-marine appropriée. Le réseau sous-marin jouera un rôle essentiel pour intégrer les plateformes conventionnelles, les engins sans pilote et les capteurs fixes en tant que système de systèmes dans un cadre de commandement et de contrôle unique et efficace.
Le gouvernement italien a lancé le Pôle national de la dimension subaquatique (Polo Nazionale della Dimensione Subacquea (PNS)), basé à La Spezia, près du centre de recherche maritime et d’expérimentation de l’OTAN (CMRE – Center for Maritime Research and Experimentation). Ce pôle national a pour but d’agréger les capacités nationales d’innovation pour tout ce qui concerne les activités sous-marines. Cette initiative, menée par la marine, se veut un atout stratégique ouvert aux universités, aux centres de recherche et de développement, aux grands groupes, aux petites et moyennes entreprises et aux start-up.
P. I. — Pourquoi est-il si important de fournir un cadre juridique ?
E. C. — Avec les innovations technologiques en cours, la capacité et la volonté de l’homme d’opérer dans les profondeurs se sont accrues, augmentant le risque d’interférences et de menaces potentielles.
Il est donc essentiel d’établir des procédures et des règles — au niveau tant national qu’international — afin de coordonner et de contrôler ces activités sous-marines. Cette tâche doit être confiée à un centre opérationnel unique, responsable de toutes les activités menées dans les eaux relevant de l’autorité nationale. C’est pourquoi, au niveau national, nous travaillons à la mise en place d’une Autorité nationale pour les activités subaquatiques, chargée de centraliser et de traiter toutes les demandes d’accès aux espaces sous-marins. Avec cette organisation de référence unique, les opérations sous-marines seront plus sûres, et une meilleure image de l’espace sous-marin sera établie et synchronisée, en particulier à proximité des infrastructures critiques.
P. I. — L’interopérabilité est devenue un mot clé du vocabulaire militaire. Cette approche « multi-champ multi-milieu » peut-elle être considérée comme un nouvel horizon pour la Marine italienne ? Cela fait-il une différence dans le choix des opérations et/ou des partenaires ?
E. C. — En termes de partenariats et de collaborations spécifiques, l’OTAN et l’UE sont les principales références de la Marine italienne. En outre, la Marine italienne participe à diverses initiatives et exercices internationaux. Parmi les nombreuses coalitions et alliances au sein desquelles nous opérons, je voudrais souligner notre engagement continu dans la zone nord de l’océan Indien (NWIO - North West Indian Ocean) avec l’opération EUNAVFOR Atalanta (opération de l’UE visant à contribuer à la sécurité maritime dans cette zone), Aspides (opération militaire de l’UE contribuant à la protection de la liberté de navigation, à la sauvegarde de la sécurité maritime, en particulier pour les navires marchands et commerciaux en mer Rouge, dans l’océan Indien et dans le golfe Arabo-persique) et avec nos partenaires de l’EMASoH Agenor (European-led Maritime Awareness in the Strait of Hormuz — surveillance maritime du détroit d’Ormuz assurée par l’Union européenne) ; l’opération Agenor fournit des capacités de surveillance dans la zone du détroit d’Ormuz afin d’établir une connaissance de la situation maritime, de lutter collectivement contre la piraterie (dans le golfe d’Aden et l’océan Indien) et de protéger les voies maritimes de la mer Rouge au détroit de Bab-el-Mandeb, vers le golfe d’Aden et le golfe Arabo- persique.
P. I. — Les hommes et les femmes sont les forces vives d’une organisation comme la marine. Mais comment peuvent- ils trouver leur place dans un environnement marqué par l’accélération technologique ? Dans quelle mesure l’intelligence artificielle modifie-t-elle les processus de décision ?
E. C. — Nous vivons tous dans un monde dominé par la technologie et, bien entendu, les militaires ne font pas exception à la règle. De plus en plus d’applications technologiques sont conçues pour un usage militaire, toutes sortes de systèmes autonomes trouvent leur place à bord de nos navires, et nous apprenons à les utiliser au mieux. Néanmoins, notre personnel, nos équipages sont et resteront le noyau et le cœur battant des unités de la Marine italienne.
Le commandant d’un navire — en particulier d’un navire de guerre — ne sera jamais remplacé par une machine, mais il ne fait aucun doute qu’il sera assisté par des logiciels d’intelligence artificielle qui lui permettront de gérer des processus décisionnels complexes, de trier et d’analyser de grandes quantités de données, de suggérer les plans d’action les plus adaptés, tout en conservant le pouvoir de décision en dernière instance.
P. I. — Enfin, parlons de l’aspect environnemental. Quels sont les projets entrepris par la Marine italienne pour améliorer son empreinte écologique ?
E. C. — La Marine italienne s’efforce également de réduire son impact sur l’environnement à travers plusieurs initiatives. Je citerai d’abord le projet « Green Fleet », qui vise à améliorer l’efficacité énergétique de l’ensemble de la flotte en mettant en œuvre des technologies modernes telles que les lampes LED, l’optimisation des systèmes de gestion des moteurs et le raccordement électrique des navires à quai (« cold ironing »). La Marine italienne étudie également la possibilité d’intégrer des sources d’énergie renouvelables (panneaux solaires) à bord et à terre, afin de réduire la dépendance à l’égard des combustibles fossiles et de promouvoir une utilisation propre de l’énergie.
Parallèlement, des politiques de gestion des déchets sont mises en œuvre à bord et à terre, y compris un recours important au recyclage afin de minimiser la production de déchets et d’encourager la responsabilité individuelle.
Nous participons également à des projets maritimes visant à réduire le bruit et la pollution et à cartographier les microplastiques dans la mer. Enfin, la Marine italienne est en train de remplacer ses anciens patrouilleurs hauturiers (classe Cassiopée), déjà équipés de systèmes antipollution marine, par des navires plus récents dotés de capacités modernisées.
Notre marine s’est fermement engagée à réduire son empreinte écologique en mettant en œuvre des pratiques durables et en adoptant des normes environnementales.