Politique Internationale — Quels sont aujourd’hui les critères qui permettent d’apprécier la puissance d’une marine de guerre ?
Amiral Nicolas Vaujour — Pendant longtemps, le tonnage a servi d’indicateur de référence pour évaluer la puissance d’une marine de guerre. Mais cela n’est plus suffisant. Aujourd’hui, il faut considérer le nombre d’unités et leur diversité, le niveau technologique des systèmes embarqués et, enfin, le savoir-faire des marins et des équipages. Ces trois critères permettent généralement de se faire une idée assez juste. J’ajouterai qu’il existe un quatrième paramètre fondamental : les partenariats. À l’heure actuelle, aucun pays n’est capable d’assumer seul la multiplicité des crises. Aucune compétence ni aucune unité n’est de trop, aucune zone géographique ne peut être négligée. La capacité à travailler ensemble est un facteur déterminant de notre efficacité.
P. I. — Par rapport à l’examen de ces critères, où se situe la France ? Autrement dit, quel est le poids de sa marine ?
N. V. — Il est toujours complexe de s’aventurer dans ce type de conjectures. Ce que je peux analyser en revanche, ce sont les grandes caractéristiques de la marine que je commande. Elle est en premier lieu une marine à vocation mondiale : parce que nos intérêts sont mondiaux, parce que nos flux stratégiques le sont également. Mais aussi, plus simplement, parce que nous sommes responsables de la protection de nos zones maritimes et de nos concitoyens outre-mer, répartis sur tous les océans.
Je commande également la marine d’un État doté de l’arme nucléaire. Cela signifie qu’il nous revient de garantir la permanence à la mer de la composante nucléaire océanique, fondée sur les sous- marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE), et la mise en œuvre de la Force aéronavale nucléaire (FANu) depuis le porte-avions. C’est une mission structurante pour la Marine, avec un niveau d’exigence extrêmement élevé, à la hauteur de l’enjeu de crédibilité de notre dissuasion. Cette mission tire en avant nos savoir-faire autant que le niveau technologique des matériels que nous mettons en œuvre. Nous déployons enfin des moyens capables d’agir dans tout le spectre de la conflictualité en mer, sur la base de nos cinq forces organiques : bâtiments de surface, sous-marins, aéronautique navale, fusiliers marins et commandos, et gendarmes maritimes. Par ces moyens, la Marine agit sur mer, sous les mers, sur terre et dans les airs.
P. I. — Marine mondiale, marine nucléaire et marine de combat : peut-on dire qu’il s’agit là des trois piliers de la marine française ?
N. V. — Ce sont, en tout cas, les facteurs qui contribuent à faire de la Marine nationale une marine à la fois reconnue et rassembleuse de nos partenaires, mais aussi redoutée de nos compétiteurs. Cela résume notre ambition et concentre nos efforts au quotidien. Toute marine se conçoit, se construit et agit dans deux temporalités très différentes : nous devons faire preuve d’agilité dans le temps court afin de nous adapter à l’évolution très rapide du contexte, tout en faisant preuve de détermination dans le temps long, avec des délais de génération de compétences et de développement de matériels qui s’étirent sur plusieurs années. Construire le porte-avions de nouvelle génération et constituer son équipage va ainsi demander quinze ans d’efforts continus. Tandis que, simultanément, nous devons nous adapter sans tarder à la réalité de la conflictualité en mer.
P. I. — Comment évolue cette conflictualité en mer ?
N. V. — La Marine dispose des moyens et des compétences pour agir des côtes au grand large, des missions de l’action de l’État en mer au combat de haute intensité. Je voudrais à ce titre souligner l’action souvent méconnue de nos sémaphores, des patrouilleurs, des bases navales et de toutes les unités côtières qui, au quotidien, assurent la surveillance et la protection des zones littorales, dans un contexte marqué par la multiplication des usages de la mer, mais aussi l’augmentation des comportements illicites. En 2023, la Marine a saisi 33 tonnes de drogue. Ce chiffre dit l’efficacité de nos moyens. Il révèle aussi l’ampleur de la tâche à accomplir.
Au large, nous assistons à une « verticalisation » de l’espace maritime. La perspective du combat naval dans un espace contesté impose de maîtriser la colonne qui va des fonds marins à l’espace. La période actuelle est marquée par l’ouverture de nouveaux champs de conflictualité. Je pense notamment aux fonds marins, qui deviennent un lieu de compétition, mais aussi au cyberespace ou encore à l’espace exo-atmosphérique. Ces nouveaux domaines sont porteurs de nouvelles menaces, ce qui nous impose de traiter de nouvelles vulnérabilités. Ces domaines viennent s’ajouter aux autres.
P. I. — Quels sont les principaux enseignements à tirer des opérations navales qui se sont déroulées au cours des derniers mois ?
N. V. — Chaque engagement, et même chaque crise, est regardé de très près, analysé, scruté pour en tirer tous les enseignements et nous adapter au plus vite pour les combats de demain. Je constate que les conflits débordent en mer. Une situation bloquée à terre peut déborder en mer. C’est le cas en mer Noire où l’Ukraine, pays dont la marine a été anéantie au début de la guerre, parvient à mettre en échec une marine puissante, à coups de drones ou de missiles. Il ne faut pas en tirer de conclusion définitive sur la tactique navale car la mer Noire est une mer fermée, ce qui ne permet pas à la Marine russe d’utiliser la profondeur stratégique du grand large. Mais cela reste la preuve que l’agilité et l’adaptabilité sont facteurs de supériorité.
La situation en mer Rouge nous rappelle qu’en mer le passage de la patrouille au combat est une affaire de secondes. Cela nous impose d’être prêts matériellement, humainement, moralement. Lors du premier engagement de drone en mer Rouge le 9 décembre dernier par la frégate Languedoc, les munitions étaient branchées, les marins étaient prêts. Grâce à des années d’entraînement, de patrouille, de connaissance de la zone, ils ont compris instantanément qu’ils étaient l’objet d’une attaque à laquelle ils ont riposté.
Ces théâtres donnent une place centrale aux drones et, plus largement, à l’action hybride. Une fois de plus, en mer au combat, c’est celui qui s’adapte le plus vite qui gagne. C’est un appel à l’agilité qui se traduit par un effort d’innovation technique, mais aussi doctrinale et tactique. Le 20 mars dernier, un drone houthi a été abattu par l’hélicoptère de l’Alsace. Ce mode d’action avait été imaginé et testé avant le départ de Toulon. Le jour venu, nous avons su apporter une nouvelle réponse à cette menace.
Pour poursuivre sur la question des drones, leur utilisation en mer ou dans les airs au combat n’est pas nouvelle. Ce qui est nouveau, c’est une utilisation si massive et si diversifiée. Il n’y a donc pas de rupture technologique, mais une rupture d’emploi. La conséquence de cette dronisation en mer est une désinhibition du niveau de violence. On le voit en mer Rouge, mais aussi en mer Noire.
P. I. — Les réflexions autour des concepts stratégiques sont nombreuses et variées. On parle de guerre de haute intensité, de guerre d’usure — ou d’attrition —, de guerre hybride… La Marine épouse-t-elle l’une de ces thèses en particulier ?
N. V. — Méfions-nous des approches trop dogmatiques. L’éventail des concepts est vaste et soumis à la validation du réel. L’objectif de la réflexion doctrinale est de déterminer la meilleure stratégie, d’optimiser l’emploi des moyens pour acquérir la supériorité. En mer, nos navires sont au contact direct de ceux de nos compétiteurs. Leur mission n’est pas d’être prêts face à une menace putative : ils agissent au quotidien. Cette question de la supériorité se pose donc avec une acuité très forte pour nous.
La guerre en Ukraine nous a rappelé ce qu’était une guerre d’attrition. Cela nous pousse à rechercher un nouvel équilibre entre usure et décision : nous avons passé trente ans à développer des armes de pointe. Cet héritage est précieux et nous maintient dans le club des marines de premier rang. Ce qui a changé, c’est qu’il nous faut maintenant être capables d’user nos adversaires et de contrer leur usure. Cela invite notamment à regarder de près le « price per shot » et trouver des solutions pour durer. C’est notamment ce qui nous pousse à travailler sur les armes laser.
P. I. — Par définition, les budgets sont toujours une question centrale pour les armées. La Marine nationale dispose-t-elle des ressources suffisantes pour relever ces défis ?
N. V. — On peut toujours réclamer davantage de moyens. Mais force est de constater que la représentation nationale a pris la mesure des efforts nécessaires. L’enveloppe budgétaire de la Loi de programmation militaire 2024- 2030 atteint un montant jusque- là inégalé. Ma responsabilité de chef militaire est de décliner la réalisation pratique de l’ambition portée par cette programmation. Il s’agit d’en tirer le meilleur dans une équation que vous savez complexe au regard de la situation économique, compte tenu d’une situation géostratégique instable et des conflits déjà en cours.
On retrouve ici cette tension structurelle entre temps long et temps court. À l’heure actuelle, il faut quinze ans pour construire un SNLE, dix pour un sous-marin d’attaque et sept pour une frégate. Cela impose persévérance et détermination pour garder demain la supériorité en dépit des ruptures technologiques, industrielles, humaines, sociétales qui ne manqueront pas de se produire. Dans le même temps, il faut s’adapter au plus vite face à l’accélération du désordre. C’est le sens de l’« économie de guerre » voulue par le président de la République et lancée par le ministre des Armées.
Je voudrais enfin souligner que nous disposons d’un outil industriel remarquable. Aux côtés des armées et de la DGA, notre industrie parvient à construire des fleurons de technologie dont nous pouvons être collectivement fiers. C’est par exemple le cas du Duguay-Trouin, nouveau sous-marin d’attaque que j’ai admis au service actif en avril dernier et qui est plus performant, plus puissant, plus polyvalent que ses prédécesseurs.
La dissuasion nucléaire offre d’autres exemples emblématiques. En France, nous avons cette capacité à piloter des programmes d’envergure, des premières esquisses jusqu’à la mise en service opérationnelle, avec nos propres ressources et nos propres circuits de décision. Le tir du missile M51.3 en novembre dernier, depuis le centre d’essais de Biscarrosse, en est l’exemple le plus éclatant. C’est la preuve de l’alignement d’une volonté politique forte avec de remarquables capacités industrielles. C’est enfin la démonstration de la qualité du dialogue qui réunit ingénieurs de la DGA, industriels et militaires dans ces grands programmes structurants.
P. I. — Quels sont aujourd’hui vos principaux partenaires ?
N. V. — En premier lieu, il y a évidemment les États-Unis, le Royaume-Uni, ainsi que nos alliés de l’OTAN et de l’Union européenne. Nous partageons une forme d’intimité stratégique de fait, tant nos intérêts sont liés en mer. Dans la Marine, l’OTAN est un peu notre deuxième langue maternelle, les procédures et les normes de l’organisation étant étroitement intégrées à nos savoir-faire. C’est ce qui nous permet de travailler au quotidien avec toutes les marines de l’Alliance. C’est aussi ce qui a conduit à placer le groupe aéronaval et le Charles de Gaulle sous le contrôle opérationnel de l’OTAN en avril dernier.
Mais la Marine travaille au large et entretient de nombreuses relations bilatérales partout dans le monde. Parmi les partenariats qui ont enregistré récemment des développements significatifs, on peut citer l’Inde ou le Brésil.
En Afrique, nos échanges s’intensifient dans le golfe de Guinée. Chaque année, par exemple, je participe à un symposium avec mes homologues de la région, alternativement à Paris et sur place. C’est une excellente occasion de bâtir une relation de confiance et de travailler collectivement sur des sujets comme la sécurité et la sureté maritimes, la pêche illégale ou la sécurité environnementale. Nous participons enfin à de nombreux forums internationaux, comme WPNS (Western Pacific Naval Symposium) ou IONS (Indian Ocean Naval Symposium), qui rassemblent les chefs des marines de ces zones. Ce sont des instances de dialogue entre militaires. Cela ne signifie pas que nous sommes d’accord sur tout ou qu’il n’y a pas de divergences politiques, mais notre devoir est de maintenir un canal ouvert pour éviter la méprise potentiellement source d’escalade.
P. I. — Quels sont les caractéristiques des partenariats ?
N. V. — Il faut comprendre ce que l’on entend par interopérabilité, c’est-à-dire la capacité à travailler et à combattre ensemble, le but étant d’atteindre ce que nos amis anglais nomment, avec le sens de la formule, « plug and fight ».
Être interopérable est la conjugaison de trois conditions : la connectivité des matériels qui doivent être capables de se parler ; des procédures et des savoir-faire partagés et éprouvés en mer ; enfin — et surtout — la confiance. Sans confiance, la connectivité et les savoir-faire perdent vite de leur utilité. Lorsque je commandais le Chevalier Paul, j’ai été chargé de la protection d’un porte-avions américain. Nous étions seuls à remplir cette mission. Ce type d’action ne peut avoir lieu sans un profond lien de confiance, patiemment établi, entretenu.
Cette confiance ne se décrète pas : elle se construit. À ce titre, le groupe aéronaval constitué autour du porte-avions Charles de Gaulle est un formidable outil agrégateur de nos partenaires. Il n’est pas un déploiement sans qu’une frégate ou un aéronef allié soit intégré au groupe. Au regard des critères que je viens de vous citer, nous en tirons un bénéfice mutuel fort en termes d’interopérabilité.
P. I. — Dans ce contexte, comment concevez-vous le rôle de chef d’état-major de la Marine (CEMM) ?
N. V. — À mon sens, deux qualités caractérisent le travail d’un CEMM : être à la fois un héritier et un bâtisseur. Un héritier tout d’abord, parce que je bénéficie d’un passage de relais : des projets majeurs ont été amorcés bien avant moi. Le renouvellement de la Marine est en ce sens un cycle continu. Il me revient de les comprendre, de les poursuivre, de les amender parfois. C’est ce que font les CEMM depuis la création de la Marine en 1626.
Un bâtisseur ensuite, parce qu’il m’appartient de poursuivre cet effort, de lancer de nouveaux programmes, de nouvelles formations, de construire l’avenir de la Marine. Dans le cycle du renouvellement des capacités de la Marine, les deux programmes structurants sur l’horizon sont le porte-avions de nouvelle génération, qui remplacera le Charles de Gaulle et le SNLE de 3e génération. Ces deux types de navires arriveront dans la flotte dans une quinzaine d’années. Ils navigueront jusqu’à l’horizon 2080, 2090, dans près de soixante ans. Cet avenir se décide aujourd’hui.
P. I. — La Marine nationale se heurte-t-elle à des difficultés de recrutement ?
N. V. — Au début de l’année, la Conférence navale de Paris a réuni les chefs des marines américaine, britannique, italienne et un représentant de la Marine indienne. Nos échanges nous ont permis de mesurer à quel point les ressources humaines faisaient partie des priorités communes. Le défi, pour notre marine, ne consiste pas seulement à recruter. La technicité des moyens que nous mettons en œuvre impose des formations de pointe, par essence longues et souvent inexistantes dans le civil. On ne trouve pas d’atomicien de sous-marins ou de détecteur anti-aérien sur étagère. Cela met l’enjeu de la fidélisation au centre de nos préoccupations. C’est essentiel pour nous permettre de continuer à opérer en mer demain.
Si l’on s’attache à regarder le recrutement, globalement, nous atteignons nos objectifs annuels. C’est un combat jamais terminé, mais à ce stade il est réussi. Notre ambition est d’élargir le plus possible la part de la jeunesse que nous touchons par nos formations. Cela démarre juste après la classe de troisième avec l’École des mousses et court jusqu’à l’École navale. Dans ce domaine, nous sommes tenus d’innover : c’est le cas avec le BTS Énergie nucléaire, qui vient d’ouvrir ses portes à Cherbourg. Pour la première promotion, qui dispose de 15 places, nous avons reçu près de 140 candidatures. C’est l’une des formations les plus sélectives de Parcoursup ! Nous allons aussi recréer une École des apprentis à la rentrée 2025 à Toulon pour générer des compétences dans le domaine des réseaux ou de l’électricité, pour lesquels la demande des navires de nouvelle génération, fortement automatisés, va croissant.
Il faut enfin permettre à nos marins de progresser, les inciter à avancer, à se former de façon continue, à prendre de nouvelles responsabilités. Dans ce domaine, la Marine se réinvente régulièrement pour définir des parcours attrayants en développant des outils de gestions adaptés.
P. I. — Comment expliquer la Marine à nos concitoyens ?
N. V. — À la fin de l’année dernière, lors de l’inauguration du musée de la Marine, le président de la République a eu cette formule : « La mer, c’est ce que les Français ont devant eux quand ils pensent à leur avenir. »
Les enjeux du large sont souvent méconnus car peu visibles. Mais la mondialisation, qui régit le fonctionnement de notre économie, est avant tout une maritimisation. La très grande majorité de nos biens de consommation transformés sont un jour passés dans un conteneur. Près de 99 % de nos flux d’informations transitent dans des câbles posés sur les fonds marins. Les exemples fourmillent, et l’on pourrait en citer à l’infini pour dire notre dépendance très forte à la mer. La Marine nationale est au premier rang de la protection de ces intérêts.
Je pense que la majorité de nos concitoyens est consciente de ces enjeux et de la nécessité de préserver cette sécurité qui est au cœur des missions de la Marine nationale. Pour autant, ce qui est au large est lointain et donc caché. Il nous appartient d’expliquer ce qui se passe en haute mer.