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Pour une stratégie industrielle de défense européenne

 

 

Politique InternationaleFace à la montée des tensions observée ces derniers mois, et pas seulement à cause de la guerre en Ukraine, comment jugez-vous la réponse européenne ? Est- elle satisfaisante ou susceptible d’être améliorée ?

Thierry Breton — L’agression russe en Ukraine a entraîné un changement de paradigme. Le transfert de munitions des stocks des États membres vers l’Ukraine et la nécessité pour l’industrie de la défense de l’Union européenne (UE) de produire plus — et plus vite ! — ont accéléré la coopération européenne en matière de défense. En un temps record, l’UE a adopté deux instruments financiers innovants pour le renforcement de la base industrielle de défense européenne : d’une part, l’European Defence Industry Reinforcement through common Procurement Act (EDIRPA), qui incite les États membres à acquérir en commun les produits de défense les plus critiques et les plus urgents ; d’autre part, l’Act in Support of Ammunition Production (ASAP), qui encourage la montée en puissance industrielle de la production de munitions. Ainsi, nous avons fait un grand pas en avant vers un marché européen de la défense plus intégré, qui offre une prévisibilité accrue à l’industrie européenne.

P. I.Partant de là, quelle est la prochaine étape ? Un agenda et des axes de travail ont-ils déjà été établis ?

T. B. — Nous devons désormais passer de la réponse d’urgence et de court terme à la construction d’une capacité de défense de long terme. C’est pourquoi j’ai présenté début mars une communication sur la stratégie industrielle européenne de défense (EDIS) et un programme d’investissement dans la défense (EDIP). Au-delà de notre soutien à l’Ukraine, qui demeure notre priorité, il s’agit de prendre notre destin en main afin d’assurer notre propre sécurité sans dépendre de décisions extérieures. La boussole stratégique et, plus largement, l’agenda post-Versailles (1) l’ont souligné : l’Union et les États membres n’ont pas d’autre choix que de se préparer à affronter le pire des scénarios en adoptant une position géopolitique plus affirmée et plus dissuasive, et en investissant pour renforcer la base industrielle et technologique de défense européenne (BITDE).

P. I.Avez-vous le sentiment que la réponse européenne est dépendante de cet allié majeur que sont les États-Unis ? Jusqu’à quel point une autonomie, industrielle en particulier, est-elle sur les rails ?

T. B. — Plus que jamais l’Europe doit prendre ses responsabilités en matière de défense. Nous devons être plus réactifs, plus agiles et accélérer la mutualisation de nos équipements, y compris pour des opérations où nous étions auparavant dépendants des États-Unis. Je tiens à souligner que l’Europe dispose d’une capacité de production liée à la défense à la fois importante et diversifiée : celle-ci est plus de deux fois supérieure à celle des États-Unis par exemple. Nous avons par ailleurs augmenté notre capacité de production de munitions pour atteindre plus d’un million d’obus, et nous atteindrons les deux millions l’an prochain. Pour répondre efficacement à nos besoins de sécurité, nous ne pouvons pas nous permettre de jouer à pile ou face, tous les quatre ans, à l’occasion des élections américaines.

P. I.Comment situez-vous les acteurs industriels européens dans cet environnement ? Chaque entreprise avance-t-elle ses pions en solo ou y a-t-il des approches de travail en commun afin d’accélérer tel ou tel type de projet ?

T. B. — Notre marché de la défense est encore très fragmenté, c’est une réalité. Et cela doit changer : l’écosystème industriel est tenu d’opérer une véritable reconversion, avec pour priorité la sécurité d’approvisionnement et la capacité à accroître la production. Nous devons fournir plus et plus vite, sans dépendre des autres. Nous devons investir ensemble, en européanisant la demande, en achetant en commun et en favorisant l’européanisation des chaînes de valeur industrielles. Dans cette perspective, le Fonds européen de défense est déjà un succès. En stimulant la coopération et l’intégration, il permet le développement de véritables chaînes d’approvisionnement européennes. En incluant les projets prévus pour 2023, ce sont plus de 3 milliards d’euros d’investissements qui auront été injectés dans la base industrielle européenne de défense, dans près de 100 projets impliquant 700 entreprises, dont 40 % sont des PME.

La stratégie industrielle de défense européenne (EDIS) et le programme européen d’investissement dans la défense (EDIP) vont dans ce sens : ils visent tous les deux à amorcer un changement de paradigme afin que la base industrielle et technologique de défense européenne puisse garantir la préparation industrielle de défense de l’Union, c’est-à-dire la capacité de répondre efficacement, en temps et en heure, à une demande européenne en constante évolution pour les équipements de défense.

P. I. — Si l’on resserre un peu le tir, comment voyez-vous le naval militaire ? Une vision européenne est-elle à l’ordre du jour ?

T. B. — Dans notre boussole stratégique, le maritime a été défini comme l’un des espaces contestés, qu’aucun État membre ne peut prétendre protéger seul. L’UE dispose de la plus grande zone maritime exclusive (ZEE) au monde : nous devons donc renforcer notre capacité de surveillance, notamment en ce qui concerne la protection des fonds marins et des infrastructures critiques qui y sont implantées. C’est pourquoi nous avons présenté une révision de la stratégie de sécurité maritime l’année dernière afin de doter l’Union d’outils efficaces pour préserver ses intérêts en mer. Il nous faut désormais faire face à des défis nouveaux comme les cyberattaques ciblant les infrastructures maritimes ou les menaces sur les fonds marins. À moyen ou long terme, il sera inévitable de se poser la question d’un porte-avions européen.

P. I.Toujours dans le naval militaire, certains dossiers ont-ils retenu plus spécifiquement votre attention ?

T. B. — Grâce au Fonds européen de défense, nous avons financé des projets conjoints de recherche et développement pour développer les capacités de défense de l’UE dans des domaines critiques, dont le combat naval. Le Fonds a notamment permis de financer à hauteur de 60 millions d’euros le projet de corvette de patrouille européenne (European Patrol Corvette) — un nouveau navire flexible, interopérable et cyber-sécurisé. Le lancement de ce projet illustre la capacité de l’Union européenne à développer des solutions de défense souveraines « made in Europe » répondant aux besoins militaires de ses États membres tout en renforçant la coopération industrielle au niveau européen.

P. I.Certains dirigeants ont été amenés à parler d’« économie de guerre », ce qui a déclenché de nombreux commentaires. Qu’en pensez-vous ?

T. B. — C’est une nécessité et, en partie, déjà une réalité en ce qui concerne l’industrie de la défense. Aussi, pour la première fois, nous disposons d’une véritable vue d’ensemble à l’échelle européenne, alimentée par les visites que j’ai effectuées personnellement dans chacune des usines d’armement de notre territoire. D’une vue globale, également, de la capacité de production d’équipements, et notamment d’obus de 155 mm qui sont le nerf de la guerre. Nous avons initié une vraie politique industrielle de mise en route d’une économie de guerre. Désormais, il nous faut faire la même chose sur l’ensemble des segments de la chaîne de valeur de notre industrie de défense.

P. I.À l’échelon européen, les entreprises de défense devraient- elles pouvoir bénéficier d’avantages préférentiels ? On pense notamment aux chaînes d’approvisionnement de certains matériaux ou composants…

T. B. — Nous ne devrions pas partir du principe que nous pourrons toujours compter sur les marchés extérieurs pour notre approvisionnement dans le domaine de la défense. Il nous faut réduire nos dépendances stratégiques. Dans la stratégie européenne de défense que j’ai présentée en mars dernier, je propose de « penser européen », de la planification industrielle jusqu’à la passation des marchés. Cela s’inscrit d’ailleurs pleinement dans la continuité de mon action comme commissaire au marché intérieur. Ces quatre dernières années, des vaccins aux semiconducteurs en passant par les matières premières critiques, nous avons transformé la manière de conduire notre politique industrielle afin de sécuriser nos chaînes d’approvisionnement.

P. I.On connaît votre expertise dans les domaines technologiques. Avez-vous le sentiment que la défense est entrée dans une nouvelle ère ? Si oui, est-ce au détriment des capacités traditionnelles ?

T. B. — Dans notre boussole stratégique, nous avons défini clairement les technologies et les capacités de défense nécessaires à la sécurité de notre continent. On sait tout faire en Europe, des avions de chasse, des porte-avions, des sous-marins ou encore des chars. Mais, aujourd’hui, il faut étendre notre base industrielle. Pour cela, nous sommes prêts à aider les entreprises à prendre certains risques, notamment à investir dans de nouvelles capacités, et cela sans nécessairement disposer d’emblée de commandes des différentes armées.

Tout en intensifiant la production industrielle de l’UE dans le domaine de la défense, nous construisons également l’avenir du secteur. En 2023, nous avons mobilisé 1,2 milliard d’euros supplémentaires du budget de l’UE pour financer d’importants projets communs de R&D, en particulier dans les domaines spatial, aérien, naval, contribuant ainsi à réduire la fragmentation du paysage européen des capacités de défense. Avec EDIP, nous mobilisons plus de 1 milliard d’euros pour renforcer notre base industrielle et technologique.

Ce dont je suis convaincu, c’est que dans cette course mondiale à la suprématie technologique, qui exige des cycles d’investissement de plus en plus rapides et de plus en plus coûteux, aucun État membre ne peut agir efficacement seul. Il nous faut donc davantage de coordination et des investissements communs dans le secteur industriel de défense afin de protéger nos infrastructures stratégiques.

P. I.La transition écologique s’est invitée dans tous les domaines, y compris dans la défense. Au point qu’aujourd’hui les critères ESG poussent certains investisseurs à se désintéresser de ce secteur, voire à s’en désengager. Existe-t-il des parades à cette attitude ?

T. B. — L’accroissement récent des tensions géopolitiques et le changement de paradigme concernant notre sécurité ont généré de nouveaux besoins d’investissement, qui ont entraîné une augmentation des dépenses publiques. Quand bien même le développement des technologies et des capacités de défense repose principalement sur des contrats de marchés publics ou des subventions, les montants ne sont pas suffisants sans l’appoint des investissements privés. Garantir un accès au financement pour le secteur de la défense de l’UE — en particulier pour les PME et les entreprises de taille intermédiaire qui se trouvent au cœur des chaînes d’approvisionnement et sont des acteurs clés de l’innovation — est vital pour la compétitivité et la résilience de l’UE. Il est donc indispensable d’améliorer l’accès au financement pour le secteur de la défense en faisant mieux connaître aux investisseurs financiers la contribution de l’industrie de la défense à la sécurité de l’Union. Par ailleurs, les banques publiques, y compris la BEI, doivent investir de manière plus affirmée dans les activités liées à la défense.

(1) Sommet européen organisé les 10 et 11 mars 2022, qui a donné lieu à une déclaration commune sur l’Ukraine.