Politique Internationale — Que représente aujourd’hui l’environnement naval dans la défense ? À cet égard, quelles sont les missions qui échoient à l’US Navy ?
Amirale Lisa M. Franchetti — Lors d’un échange récent avec l’amiral Vaujour, chef d’état-major de la Marine française, nous en sommes venus à évoquer le poids de l’Histoire. L’US Navy vient de fêter son 248e anniversaire. La Marine nationale, elle, est sur le point de célébrer ses 400 ans d’existence. Il va sans dire que toutes les marines du monde jouent un rôle capital, dans la mesure où elles veillent aux intérêts de la Nation et au respect de la liberté du commerce. En vertu de la loi, la Marine américaine a pour mission de mener des opérations de combat en mer. Mais elle est également chargée de protéger les intérêts de sécurité nationale des États- Unis d’Amérique. Qu’est-ce que cela signifie concrètement ? Nos forces navales sont responsables de la dissuasion et du contrôle des mers. Elles sont responsables de la projection de puissance, de la sécurité de la navigation et de l’acheminement logistique maritime. La marine remplit donc de multiples tâches. Nous opérons dans le monde entier, aux côtés de nos formidables alliés et partenaires, pour préserver la paix, faire face à d’éventuelles situations de crise et contribuer de manière décisive à la victoire en cas de guerre.
P. I. — Quels sont les principaux théâtres d’opérations de la Marine américaine ?
L. M. F. — Notre marine est à vocation mondiale. Nous avons à cœur de promouvoir et de défendre l’ordre international et l’ensemble de règles sur lequel il est fondé. C’est la tâche qu’accomplit depuis de longues années, par exemple, notre flotte du Pacifique qui, avec tous nos alliés et partenaires présents sur place, garantit la prospérité et la sécurité de la région. Comme vous le savez, nous disposons également de la sixième flotte qui opère en Méditerranée et de la deuxième flotte qui opère en Atlantique. Et, bien sûr, nous menons des opérations au Moyen-Orient.
La Marine américaine, tout comme la Marine française, opère en fait dans le monde entier. Elle s’efforce d’être aussi agile et aussi flexible que possible afin de pouvoir fournir chaque jour à l’échelon politique des hypothèses de travail, de dissuader des adversaires potentiels et de réagir en cas de crise. Je suis très heureuse de pouvoir dire que nos flottes disposent de tous les bâtiments de combat et de soutien, de tous les équipements et de tous les effectifs nécessaires pour être en mesure d’accomplir l’ensemble de ces missions simultanément.
P. I. — De nouveaux concepts stratégiques ont-ils émergé ?
L. M. F. — D’un point de vue stratégique, notre marine continue d’accomplir les mêmes missions que depuis de très nombreuses années. Mais nous nous sommes évidemment adaptés aux nouvelles technologies et aux possibilités qu’elles nous offrent. Nous avons adopté des éléments tels que les nouvelles capacités dronisées et les avons intégrés à nos concepts opérationnels. Par exemple, nous avons mis sur pied une Task Force au Moyen-Orient, la Task Force 59, qui a fait un excellent travail en empruntant à l’industrie un grand nombre de technologies autonomes et en les intégrant dans un réseau capable de surveiller et d’alerter dans une zone maritime étendue. Toutes ces plateformes sans pilote fonctionnant ensemble, elles peuvent créer une image de la situation opérationnelle que non seulement les États-Unis, mais aussi tous nos partenaires connectés au réseau peuvent visualiser, ce qui leur permet d’améliorer leur dispositif de surveillance et d’alerte. Lorsqu’ils repèrent un comportement anormal, ils peuvent envoyer une équipe de marins pour l’examiner de plus près. L’utilisation des drones pour assurer la surveillance permet d’économiser beaucoup de ressources humaines.
À partir d’un concept, on peut procéder à des expérimentations et en tirer des enseignements, en aidant l’industrie à collaborer avec les marins pour mettre au point des technologies encore plus perfectionnées. À l’avenir, nous continuerons à améliorer les capacités dont nous avons besoin, tout en leur trouvant des applications réelles sur le terrain.
P. I. — Quel est le degré de coopération entre la Marine américaine et vos partenaires étrangers ?
L. M. F. — Nous avons organisé un symposium international sur la puissance maritime en septembre 2023, qui a réuni quelque 94 commandants en chef de marines et garde-côtes. Tout le monde était d’accord pour considérer que la taille d’une marine ou les capacités dont elle dispose n’ont pas vraiment d’importance. Chacun joue un rôle dans la chaîne navale mondiale, et chaque marine peut y contribuer. Dans le cadre de l’OTAN, nous savons à quel point il est essentiel de travailler ensemble, d’organiser des exercices, de développer nos tactiques, nos techniques et nos procédures afin d’accroître notre interopérabilité. C’est ce qui rend nos alliances si puissantes, tout particulièrement dans le domaine naval. En ce qui concerne la contribution des États-Unis à l’OTAN, j’ai maints exemples personnels à vous donner sur la manière dont nous réussissons à agréger des capacités maritimes diverses en un temps très court. Nous l’avons fait récemment en liaison avec des partenaires qui disposent de navires amphibies, et en intégrant les capacités des groupes d’intervention des porte-avions américains au sein de l’Alliance. Nos capacités navales doivent être mises en commun pour défendre chaque centimètre carré du territoire de l’OTAN. C’est en bâtissant des systèmes et en menant des exercices conjoints que nous continuerons à renforcer notre interopérabilité afin d’être prêts à agir de concert dès que les circonstances l’exigent.
P. I. — Qu’en est-il des nouveaux domaines de coopération entre la Marine américaine et la Marine française au regard des évolutions technologiques ?
L. M. F. — Pour toutes les grandes marines, la question est de savoir comment combiner au mieux les plateformes conventionnelles habitées et celles qui sont exploitées grâce aux nouvelles technologies de systèmes autonomes et sans pilote qui se profilent à l’horizon. Comment les faire coexister ? La Marine française, comme la Marine américaine, est une marine mondiale. En tant que marines très aguerries, nous répondons ensemble à ces questions. J’ai eu le plaisir de travailler avec la Marine nationale, à la fois dans le cadre d’exercices et en situation réelle. Nous continuons à développer et à renforcer ces relations, et à accroître l’interopérabilité, qui est absolument essentielle. Le porte-avions français Charles de Gaulle a souvent été déployé au Moyen-Orient, en alternance avec un porte- avions américain. C’est une excellente occasion de réunir un grand nombre de partenaires différents, qui peuvent ainsi s’entraîner et s’intégrer dans une force navale, partout où elle opère. Et ce n’est pas uniquement les États-Unis, la France et le Royaume-Uni, mais aussi de nombreux autres partenaires, comme l’Italie. Plus nous continuerons à opérer ensemble dans ces différents environnements, plus nous serons préparés à faire face à toute éventualité.
P. I. — Les combats de demain exigent toujours plus d’innovation. Quelles sont vos priorités en la matière ? Comment mettez- vous en avant les nouvelles technologies de rupture ?
L. M. F. — L’innovation est un élément capital. Comment la marine peut-elle tirer parti de toutes les bonnes idées ? Nous devons partager les défis auxquels nous sommes confrontés avec l’industrie de défense, afin qu’elle puisse nous proposer des solutions créatives. Il doit vraiment s’agir d’une démarche partenariale entre l’industrie, le monde universitaire et l’armée. Au sein de la Marine américaine, nous avons créé un « Disruptive Capabilities Office » (Bureau des capacités de rupture), conçu pour faire connaître aux industriels les défis auxquels nous devons faire face et les aider à nous apporter des solutions que nous pourrons par la suite tester et expérimenter. Ce bureau en réfère directement au major général de la Marine et au chef du bureau en charge des acquisitions, sans passer par tous les niveaux de la hiérarchie. Nous pouvons ainsi tester, tirer des enseignements de nos éventuels échecs, essayer à nouveau, en apprendre davantage, et recommencer ainsi jusqu’à ce que nous soyons capables de mettre en œuvre certaines de ces technologies disruptives sur une grande échelle. Parfois, nous atteignons un premier résultat pour une capacité disruptive, mais nous avons des difficultés pour confirmer ce passage à l’échelle, ce qui est indispensable pour répondre aux besoins des combattants. Nous sommes très heureux de pouvoir associer nos initiatives à celles qui sont gérées par nos partenaires, en particulier l’initiative « Defense Innovation Unit » (DIU), une unité dédiée à l’innovation de défense et placée sous l’autorité du secrétaire adjoint à la Défense.
P. I. — Face à aux menaces grandissantes, comme la montée en puissance de la Marine chinoise, pensez-vous que les drones soient la solution ?
L. M. F. — Je pense qu’il s’agira toujours d’un mélange de plateformes conventionnelles, de plateformes hybrides, de plateformes sans équipage et de plateformes autonomes. Il faudra un grand nombre d’expérimentations, de simulations, de développement de concepts pour trouver la meilleure combinaison d’écosystèmes de combat qui corresponde à nos besoins d’aujourd’hui et de demain. Plus nous avancerons et plus il faudra avoir une vision globale de la marine, des forces interarmées, des systèmes de systèmes, le tout combiné avec nos alliés et nos partenaires.
P. I. — Des systèmes sans équipage pour quelles missions ? Par exemple, la Marine française est engagée dans une sorte de dronisation complète pour la guerre des mines. Quelle est votre conviction à ce sujet ?
L. M. F. — Le travail effectué par les Task Forces sans équipage pour la surveillance du domaine maritime pourrait être très utile à certains pays. À l’échelle du globe, de très nombreux espaces maritimes échappent au contrôle des États. En Afrique, par exemple, la pêche illégale est largement répandue. Les patrouilles de drones permettent de repérer des activités suspectes, à charge pour les forces de l’ordre d’intervenir et éventuellement d’arrêter les personnes qui se livrent à ces pratiques. Si l’on pouvait aider les pays africains à se doter de ces moyens, ils seraient mieux à même de contrôler leurs propres eaux. La connaissance du domaine maritime est essentielle. Il faut toujours essayer de comprendre ce qui se passe et comment s’organise la contrebande. Et plus votre champ de vision est large — cela vaut aussi pour nos plateformes de combat —, mieux vous appréhendez la situation autour de vous et plus vos capacités de combat seront efficaces. Comme vous l’avez souligné dans votre question, si un drone est capable de désamorcer une mine ou d’accomplir toute autre tâche dangereuse du même genre sans aucune intervention humaine, nous sommes preneurs !
Nous sommes également en train de développer notre premier aéronef sans pilote destiné à être embarqué sur un porte- avions, baptisé Stingray. Nous en possédons déjà pour d’autres tâches, mais je suis très enthousiaste à propos de celui-ci parce qu’il s’agit d’un avion ravitailleur. Une telle capacité de ravitaillement sans pilote vous permet d’étendre le rayon d’action des escadrilles de l’aéronautique navale, sans avoir à utiliser vos chasseurs comme ravitailleurs. Vous augmentez à la fois la portée et le volume...
P. I. — Qu’en est-il des essaims de drones et de l’intelligence artificielle associée ?
L. M. F. — C’est l’un des domaines où j’ai vraiment hâte de découvrir ce que l’industrie peut nous proposer et de passer à la phase d’expérimentation. Car, tant que nous n’aurons pas commencé à tester ces nouvelles technologies et à voir ce que nous pouvons en faire, nous ne saurons pas vraiment quelle est la meilleure approche. Il est en tout cas essentiel de toujours essayer de garder une longueur d’avance sur nos adversaires potentiels.
P. I. — Aujourd’hui, la transition écologique s’impose dans tous les secteurs, y compris celui de la défense. Le développement durable est-il une préoccupation de l’US Navy ? Intégrez- vous des objectifs environnementaux dans vos réflexions stratégiques et industrielles ?
L. M. F. — Notre marine est très attentive aux effets du changement climatique sur notre environnement et nos opérations en mer. Face à une possible élévation du niveau des océans, nous cherchons à améliorer notre efficacité et à tendre vers une meilleure utilisation du carburant sur nos navires. Comment réduire la consommation grâce à des moteurs plus efficaces ? Comment rendre nos installations à terre plus résistantes ? Comment créer des micro-réseaux électriques ? Dans ce domaine aussi, nous devons faire preuve de créativité. Il s’agit d’un effort important de la part du ministère de la Défense, qui explore toutes sortes de pistes, notamment celle des véhicules électriques. Toute la question est de savoir comment devenir plus résilients et plus efficaces dans la conduite de la guerre.
Un navire qui consomme moins de carburant est un navire qui a besoin de se réapprovisionner moins souvent, qui peut donc rester en mer plus longtemps, ce qui lui permet d’être plus durable. De la même manière, l’impression 3D permet de fabriquer ses propres pièces de rechange lorsqu’il faut effectuer des réparations. Je suis convaincue qu’il existe une grande quantité de champs dans lesquels nous pouvons collaborer avec l’industrie pour trouver les moyens de nous rendre plus efficaces et plus durables.
P. I. — Vous êtes la première femme à être nommée commandant en chef de la Marine américaine. Comment interprétez-vous cette nomination ? Souhaitez-vous augmenter le nombre de femmes dans la Marine ?
L. M. F. — Tout d’abord, je suis très honorée d’occuper ce poste de chef des opérations navales. Lorsque j’ai rejoint la Marine il y a 38 ans, il y avait beaucoup de choses que les femmes ne pouvaient pas faire. Bien des portes leur étaient fermées. Au cours de ces 38 années, j’ai connu des évolutions juridiques, politiques et culturelles qui m’ont permis de vivre des expériences différentes, identiques à celles de mes collègues masculins. J’ai été commandant d’un destroyer, commandant d’une flottille de destroyers, commandant d’une escadre, commandant de plusieurs flottes. J’ai vraiment eu l’impression que la Marine m’avait offert toutes les possibilités de développer mon expérience en matière de leadership, sur le plan tactique et opérationnel, pour être en mesure d’occuper ce poste. Lorsque je m’adresse à des jeunes, je leur dis toujours qu’il est permis d’avoir de grands rêves et de tout faire pour les réaliser. C’est à eux de déterminer ce dont ils ont besoin pour apprendre à donner le meilleur d’eux-mêmes.