Les Grands de ce monde s'expriment dans

Les États-Unis, la Russie et nous

Isabelle LasserreQuelles leçons avez-vous tirées de votre séjour américain qui pourraient vous servir dans vos fonctions de ministre des Affaires européennes ?

Benjamin Haddad — J’en ai tiré plusieurs. Je suis arrivé aux États-Unis en 2014 et j’ai vécu les années Trump. Pendant un an et demi, entre le moment où Trump a déclaré sa candidature en 2015 et celui où il a gagné, tous mes amis à Washington m’expliquaient qu’il n’avait absolument aucune chance d’être élu, que sa campagne allait forcément imploser. Après son élection, il y a eu, de la part des élites américaines, une forme de déni à l’égard des thèmes qu’il incarnait : la lutte contre la désindustrialisation et contre les inégalités, la colère contre les migrations, les enjeux identitaires. Quant aux Européens, certains se sont dit qu’il n’était qu’une parenthèse de l’histoire, qu’après lui ce serait le retour à la normale, qu’il fallait juste serrer les dents et attendre. Donald Trump a joué sur ces divisions en pratiquant avec les Européens une diplomatie transactionnelle. Après son départ, les dirigeants européens n’ont pas voulu comprendre que les États-Unis, quel que soit leur président, étaient en train de changer de priorité stratégique et de se détourner de notre continent. Pour le dire vite, l’Europe a été reléguée à un encart en page 32 du Washington Post. Elle n’est plus du tout un thème majeur dans le débat politique. Je le disais toujours aux diplomates européens en visite à Washington : « Sachez que le président des États-Unis s’est réveillé ce matin en pensant à la partielle en Virginie ou à tel sujet industriel au Texas. Pas à l’Europe. » Les Américains restent des alliés et des partenaires, mais nous, les Européens, devons être capables de nous prendre en charge. C’est clairement une demande des présidents américains, démocrates comme républicains, et elle est légitime.

Autre leçon tirée de mon séjour aux États-Unis : les modérés pro-européens doivent prendre au sérieux les questions migratoires, la maîtrise des frontières extérieures et la position des opinions publiques sur ces sujets. Faute de quoi ce sont les populistes qui s’en empareront.

Le dernier point, je l’ai ressenti quand je dirigeais un think tank aux États-Unis, c’est le décalage économique croissant entre les deux rives de l’Atlantique, aussi bien dans la capacité à mobiliser de l’investissement que dans l’influence. Aux États-Unis, le climat est favorable à l’innovation, à l’entrepreneuriat. Le climat de confiance qui accompagne la prise de risque en Amérique n’est pas seulement un trait culturel ; il résulte aussi du contexte fiscal et législatif. Quand, aux États-Unis, on parle innovation et brevets d’IA, en Europe on parle de régulation. Mais que régule-t-on finalement ? Les innovations des autres ! On croit créer la norme, mais la norme est créée par l’innovateur, pas par le régulateur qui, en fait, ne régule qu’à la marge… Alors évidemment, dans ces conditions, le décrochage est inévitable et il s’agit d’un enjeu absolument existentiel pour les Européens. On s’en rend compte aujourd’hui à la suite du rapport Draghi (1) et des débats …