Les Grands de ce monde s'expriment dans

Ukraine : le cœur et la raison

Ou comment l’indignation et l’émotion ne sauraient servir de boussole stratégique

 

Politique InternationaleQuelles sont, à vos yeux, les erreurs commises par les démocraties ces dernières années ?

Pierre Lellouche — La guerre d’Ukraine a un agresseur : la Russie, qui paie et paiera cette erreur — nous y reviendrons.

Mais lorsque l’administration Biden, suivie docilement par les Européens, s’est engagée dans cette guerre à partir d’avril 2022 en décidant d’armer puissamment l’Ukraine et de saigner l’armée russe pour « lui ôter l’envie de recommencer » (Llyod Austin), les Occidentaux ont probablement commis la pire erreur parmi les nombreuses déjà commises depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Pour une raison simple : ils se sont engagés dans une guerre par procuration, non déclarée, contre la Russie sous le coup d’une émotion certes compréhensible, mais sans réfléchir aux conséquences immenses de ce qu’ils venaient de décider. Sans non plus le moindre but de guerre précis, sauf « le Bien contre le Mal » (Biden), avec un engagement « aussi longtemps que nécessaire » (as long as it takes), oubliant ce que Clausewitz nous a enseigné : « Le dessein politique est le but, la guerre est le moyen. Un moyen sans but ne se conçoit pas. » Trois ans après, notre but de guerre, à nous Occidentaux, n’est toujours pas défini alors que la négociation devient inévitable et qu’elle se fera alors que les Russes sont en position de force.

La première conséquence de cette guerre est que, partie d’un différend local (le statut de l’Ukraine et du Donbass), elle est devenue une guerre mondialisée et qu’elle marque le passage d’un monde à un autre. Le basculement précédent avait eu lieu il y a exactement 33 ans, au moment de la dislocation de l’URSS et la fin de la guerre froide. À l’époque, on nous avait annoncé le début d’une réconciliation possible entre l’Est et l’Ouest sous le signe de la mondialisation heureuse. Il était question de développer les pays pauvres, de bâtir un monde sans guerre, basé sur les échanges économiques. C’était la grande théorie que j’avais à l’époque critiquée dans mon livre Le Nouveau Monde, de l’ordre de Yalta au chaos des nations (1992). Je subodorais que l’avenir qu’on nous prédisait avec Fukuyama était un peu trop rose pour que ça marche. Et ça n’a pas marché.

Ce n’est pas parce que tout le monde porte des Nike et des blue-jeans, mange des hamburgers et écoute Beyoncé que le règne de la paix universelle est sur le point d’advenir. Les peuples ne sont pas devenus des peuples de consommateurs interchangeables. Au contraire, l’uniformisation économique du mode de vie n’a fait que renforcer les identités. Donc, la première erreur a été de croire à cette fable qu’était la « fin de l’Histoire » et de procéder à un complet désarmement qui fait que, trente ans après, en Ukraine, on se rend compte que l’Europe s’est littéralement déshabillée sur le plan stratégique. Mais la guerre appartenait à une autre époque. Et, comme disait l’excellent Laurent Fabius, le moment était venu de profiter des « dividendes de la paix ».

Deuxième erreur, corollaire de …