Les Grands de ce monde s'expriment dans

Quand la Russie bombarde, l'Occident sermonne

Viktor Iouchtchenko est né en 1954 dans le village de Khorouzhivka, dans la région de Soumy, au nord-est de l’Ukraine. Économiste de formation, il fait carrière dans le secteur bancaire avant d’être nommé, en 1993, gouverneur de la Banque nationale d’Ukrain, où il joue un rôle central dans la stabilisation monétaire du pays après l’indépendance.

En 1999, il devient premier ministre, puis fonde sa propre coalition pro-européenne, « Notre Ukraine ». Lors de l’élection présidentielle de 2004, il devient la figure centrale de la Révolution orange, mouvement de contestation massif contre la fraude électorale, qui débouche sur l’organisation d’un nouveau second tour transparent d’où il sort victorieux.

Président de l’Ukraine de 2005 à 2010, Iouchtchenko défend l’intégration euro-atlantique et l’affirmation d’une identité ukrainienne indépendante de Moscou. Il signe en 2008 la Charte de partenariat stratégique avec les États-Unis. Victime d’un empoisonnement à la dioxine pendant la campagne de 2004, il en gardera sur le visage des séquelles visibles qui feront de lui un symbole de la résistance. À la fin de son mandat, il se retire de la vie politique active mais continue d’intervenir régulièrement dans le débat public.

C. A.

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Cyrille AmourskyDu temps où vous étiez président, aviez-vous conscience du danger que représentait la Russie ?

Viktor Iouchtchenko — Avant de vous répondre, laissez-moi vous expliquer ce qu’est vraiment la Russie. Pas seulement celle des vingt dernières années, mais celle de toujours. Il faut bien comprendre que son principal produit d’exportation, ce n’est pas le gaz ou le pétrole : c’est la guerre. Que ce soit sous Pierre le Grand, Catherine II ou Poutine le petit, ce pays n’a cessé de pratiquer la violence, la soumission, l’effacement de l’indépendance des autres.

Il n’y a pas aujourd’hui un seul Ukrainien qui n’ait connu la guerre avec la Russie. Celle que nous vivons est la 25ᵉ de notre histoire. Tant que le régime de ce voyou de Saint-Pétersbourg se maintiendra au pouvoir, aucun changement n’est à attendre.

La Russie est un pays sans liberté politique, sans presse libre, sans opposition vivante. Un pays où la Douma n’est qu’une chambre d’enregistrement capable de décider du jour au lendemain d’une guerre contre Londres ou Paris. Aujourd’hui, en Russie, sortir dans la rue avec une feuille A4 peut suffire à vous faire arrêter. Et si elle porte l’inscription « paix » ou « guerre », c’est la prison garantie.

C. A.Avez-vous eu le sentiment que les dirigeants européens ont réellement pris la mesure du combat que mène la nation ukrainienne ?

V. I. — L’Ukraine est une nation qui, pendant 400 ans, a été privée de sa souveraineté. Quand d’autres disparaissaient complètement, nous avons continué à transmettre un rêve : celui de vivre dans un État libre. Ce rêve, c’était comme une chimère. Et pourtant, nous nous sommes relevés six fois au XXᵉ siècle pour proclamer notre indépendance (1).

Nos voisins — les Polonais, les Baltes et même certains pays scandinaves — n’ont pas vécu une aussi longue séparation d’avec leur État. Et, malgré cela, nous avons toujours entretenu cette volonté d’être libres.

Mais les Russes ont tout fait pour détruire notre État : ils nous ont volé notre langue, notre Église, notre mémoire, notre histoire. Lénine écrivait en 1918-1919 au commandant russe Frounze que « perdre l’Ukraine, c’est comme perdre la tête ». Il ajoutait : « Ne laisse jamais l’idée germer qu’un État ukrainien souverain puisse renaître. » La Russie n’a jamais accepté notre existence.

C’est pourquoi, même si l’Europe ne le comprend pas toujours, notre résistance est vitale. Ce n’est pas une réaction passagère. C’est la réponse d’une nation que l’on tente d’anéantir depuis des siècles. Et c’est aussi une alerte au monde : si nous tombons, d’autres suivront.

C. A.Aviez-vous mis en garde les pays européens contre la menace russe ?

V. I. — Oui, à plusieurs reprises. J’ai toujours mis en avant les racines européennes de l’Ukraine. Je dis cela sans mépris pour d’autres civilisations, mais notre culture, notre histoire, notre trajectoire viennent de l’Europe. Depuis l’époque de la Rus’, il n’y a toujours eu qu’une seule capitale : Kiev. Pas Moscou. Les souverains de la Rus’ de Kiev étaient appelés les « gendres de l’Europe » — ils étaient liés par le …