Le Sahel s’enfonce dans une crise profonde. Trois pays majeurs (Mali, Burkina Faso et Niger) ont rompu leurs liens historiques avec la France et se sont retirés de l’organisation régionale de coopération (CEDEAO) (1) pour se rapprocher de Moscou. De son côté, le Sénégal a créé la surprise en élisant président le 24 mars 2024 au premier tour de scrutin un candidat antisystème de 44 ans qui annonce une rupture radicale avec la France.
Dans ce contexte troublé, l’Union européenne tente une médiation afin de regagner de l’influence dans une région déchirée entre coups d’État militaires, révoltes anti-occidentales, djihadisme et déplacements forcés de population. La sociologue italienne Emanuela Claudia Del Re, représentante spéciale de l’UE pour le Sahel depuis 2021, multiplie les visites et les déclarations pour, dit-elle, « éviter le chaos à tout prix ». Les dangers se précisent : le 10 avril dernier, Télé Sahel annonçait l’arrivée sur l’aéroport de Niamey d’un gros porteur Illiouchine-76 en provenance de Moscou qui transportait du matériel militaire et une équipe renforcée d’instructeurs russes. La Fédération de Russie « va doter le Niger d’un système de défense anti-aérien capable d’assurer le contrôle total de notre espace aérien », a commenté la radio officielle nigérienne. L’Italie a immédiatement réagi en annonçant samedi 13 avril la reprise de ses missions d’entraînement de l’armée nigérienne et le doublement de sa présence militaire à Niamey (500 hommes). Selon le général Francesco P. Figliuolo, chef des missions italiennes à l’étranger, l’objectif est de devenir « l’interlocuteur privilégié » de ce pays au carrefour de tous les flux migratoires du Sahel et de la Corne de l’Afrique.
R. H.
Richard Heuzé — Comment interprétez-vous le rejet brutal de la présence française dans le Sahel ?
Emanuela Claudia Del Re — Il est fondamentalement injuste. Mais du point de vue africain, et surtout dans le Sahel, qui est en majeure partie francophone, ce rejet est ressenti comme une sorte d’affirmation historique, violente — une déchirure aux nombreuses conséquences négatives, une revanche sur le passé colonial.
Au lieu de chercher de nouvelles formes de dialogue, on veut supprimer l’interlocuteur afin de se soustraire à une confrontation compliquée, voire douloureuse. Je pense qu’il y a un excès d’émotion dans cette attitude. Un excès du côté français, certes, mais pas seulement. Les Africains ont tendance à faire de la France la seule responsable des maux dont ils souffrent afin de permettre aux pouvoirs militaires de consolider l’assise fragile et instable sur laquelle ils reposent. Il appartient à la France de trouver des solutions claires. Ces solutions ne peuvent pas être imposées. Et elles doivent être à double sens. Je suis convaincue que la France pourra continuer à être présente dans le Sahel comme elle l’a été.
R. H. — Qu’en est-il de la présence française aujourd’hui ?
E. C. D. R. — Elle reste importante. L’agence française pour le développement (AFD) est très active. À Niamey, par exemple, elle a financé et elle gère un projet de centrale solaire destinée à couvrir un tiers des besoins en électricité de la capitale. Cette centrale, composée de 56 000 panneaux solaires produits en Chine, a été inaugurée peu avant le coup d’État du 26 juillet 2023 qui a renversé le président Mohamed Bazoum.
R. H. — La France a-t-elle un réel avenir dans le Sahel ?
E. C. D. R. — Comme je viens de le dire, la coopération n’a jamais cessé. Des centaines d’ONG françaises sont encore présentes sur place et continuent de travailler malgré les difficultés. Ces pays restent imprégnés de culture française. Il faut leur faire comprendre qu’ils n’ont aucun intérêt à se couper des racines sur lesquelles leur histoire s’est construite depuis leur indépendance. Ce serait une erreur que d’effacer l’héritage de cette culture et d’ignorer que la France fait partie d’une grande famille : la famille européenne. Les Africains eux-mêmes reconnaissent que l’Union européenne est leur partenaire naturel. C’est dans ce nouvel équilibre que la France doit s’insérer.
R. H. — Quelle est votre analyse de la situation ?
E. C. D. R. — La région est en proie à des jeux de pouvoir qui remettent en cause les perspectives à long terme. Depuis 2020, le Sahel a connu pas moins de six coups d’État (2), aux conséquences très graves.
Les coups d’État étaient autrefois tout aussi nombreux, mais ils relevaient des affaires intérieures. Aujourd’hui, ils ont des répercussions globales qui peuvent toucher des acteurs situés hors de la région. Leurs auteurs s’exposent à une paralysie des relations diplomatiques, voire à des sanctions. C’est ainsi que trois des plus grands pays de la zone — le Mali, le Burkina Faso et le Niger — ont fait …
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