Grégory Rayko et Natalia Routkevitch — Dans votre dernier ouvrage, Le Labyrinthe des égarés, vous faites le constat que l’Occident connaît actuellement une « faillite » et une « crise morale profonde ». En quoi se manifestent-elles ?
Amin Maalouf — L’idée centrale de mon livre, c’est que ni l’Occident ni ses adversaires ne proposent aujourd’hui à l’humanité une voie crédible pour résoudre les grands problèmes de notre temps. Ce qui explique que nous soyons à ce point « égarés ». S’agissant de l’Occident, l’un des exemples les plus parlants de cette crise morale est le spectacle que nous offrent les États-Unis d’Amérique en cette année d’élection présidentielle. Faut-il rappeler qu’il s’agit là du chef de file des nations démocratiques, d’un pays qui, depuis deux siècles et demi, n’a jamais connu un seul coup de force, qui n’a jamais eu à reporter une élection présidentielle ? Or que voyons-nous aujourd’hui ? Un système politique grippé ; les deux grands partis, le républicain et le démocrate, incapables d’effectuer des primaires dignes de ce nom et qui s’affrontent avec deux candidats peu convaincants. N’est-ce pas là le symptôme d’une crise profonde ?
G. R. et N. R. — De nombreux observateurs déplorent aujourd’hui la disparition en Occident de grandes personnalités politiques capables de relever les défis de l’époque. Faites-vous le même constat ? Si oui, comment l’expliquez-vous ?
A. M. — À mes yeux, cette assertion n’est pas fausse. Il est même indéniable qu’elle recèle une part de vérité. Mais il me semble que le fait d’insister sur cet aspect des choses n’aide pas à mieux comprendre les réalités de notre époque. Il va de soi que des événements exceptionnels favorisent l’émergence d’un Clemenceau, d’un Churchill, d’un de Gaulle ou d’un Adenauer. En temps de paix, néanmoins, la plupart des pays sont gouvernés par des gens « normaux », qui doivent s’employer à résoudre les crises qui se présentent. C’est notamment le cas des États-Unis, dont le président est, de facto, le leader du camp occidental. Les hommes qui ont occupé cette haute fonction au cours des dernières décennies se sont rarement montrés visionnaires. Mais il faut se garder de les blâmer trop sévèrement. Leur pays s’est retrouvé, à la fin de la guerre froide, dans une position sans précédent dans l’Histoire, celle de l’unique superpuissance, avec pour tâche de construire un nouveau système de relations entre les nations du globe. Les États-Unis se sont montrés incapables de remplir cette mission, mais il me semble qu’aucune autre puissance n’aurait fait mieux.
G. R. et N. R. — "Le modèle occidental est en crise, mais il n’y en a pas d’autres en face », dites-vous. Le « Sud global », dont on entend parler chez les adversaires de l’Occident, est-il une entité imaginaire, inexistante dans les faits ?
A. M. — L’erreur que l’on commet fréquemment, en parlant du Sud global, c’est de le considérer comme un bloc, ou une coalition, alors que l’appellation couvre cent cinquante pays très différents les uns des autres, et parfois même ennemis les uns des autres. Chacun de ces pays a ses propres aspirations, …
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