Michel Taubmann — La gauche française est, dans sa majorité, « antilibérale ». Comment vous situez-vous par rapport au libéralisme ?
Raphaël Glucksmann — Il existe une grande confusion en France, bien au-delà des rangs de la gauche, autour du terme « libéralisme » qui désigne deux concepts distincts : l’un, économique, associé au libre-échange et au règne du marché, et l’autre, philosophique, fondé sur la défense des libertés individuelles. Ces deux concepts ne sont certes pas sans rapport : les libertés individuelles ne pourraient se développer dans une société qui abolirait la liberté de créer, d’entreprendre ou d’échanger. Mais, lorsque les inégalités sont si grandes que le contrat social se trouve rompu, le libéralisme économique peut heurter de plein fouet les principes du libéralisme philosophique. Et la réalité de notre époque impose aux Européens un constat simple : la croyance des économistes libéraux dans une terre devenue « plate » grâce à la globalisation a produit des politiques commerciales et économiques qui ont laminé notre puissance industrielle au point de mettre en cause la souveraineté de notre continent et alimenté une vague populiste qui risque d’emporter notre modèle démocratique. Pour le sauver, nous devons rompre avec ces politiques. Regardez ce que fait Joe Biden aux États-Unis. Son Inflation Réduction Act (IRA), c’est du protectionnisme écologique assumé. Il est plus que temps de s’en inspirer en Europe.
Pour répondre à votre question, je peux donc me réclamer d’une tradition philosophique libérale et m’opposer au libéralisme économique qui fait exploser les inégalités et aboutit à la remise en cause des libertés individuelles. La tension entre égalité et liberté est vieille comme la gauche. La quête radicale de l’égalité peut conduire au recours à la violence révolutionnaire qui détruit la liberté. A contrario, de trop grandes inégalités finissent par miner de l’intérieur la démocratie libérale. Tout l’enjeu de la social-démocratie est de trouver un juste équilibre entre ces deux pôles. C’est une quête difficile, souvent frustrante, mais elle seule permet de véritables progrès sociaux. Gardons toujours en tête que Roosevelt a fait infiniment plus pour les travailleurs que Lénine, et préférons les Sanchez aux Chavez !
M. T. — Vous définissez-vous comme socialiste, social-démocrate, social-libéral, social-écolo ?
R. G. — Tout cela ensemble ! Je suis social-démocrate, socialiste, social-écologiste, humaniste. Mais je me définis d’abord, dans un moment de grave crise du modèle démocratique, comme un démocrate de combat. La plupart des dirigeants français et européens entretiennent un rapport formel à la démocratie. Disons qu’ils sont des démocrates par habitude ou par héritage, alors que l’époque exige d’être démocrate par passion. Nous comprenons ces derniers temps, avec peine et sous la pression des menaces externes et internes qui pèsent sur elle, que la démocratie n’est ni acquise ni naturelle. Elle est un projet politique, idéologique même, qui s’effrite si l’on ne le cultive pas et s’effondre si l’on ne le défend pas. Un projet à moderniser constamment et à consolider sans relâche. Ce n’est pas simplement un ensemble de règles institutionnelles qui donnent le droit de vote, la liberté de choisir et de blâmer son …
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