Politique Internationale — La crise sanitaire liée à la Covid 19 a démarré il y a précisément cinq ans. Cela vous semble-t-il déjà très loin ou, au contraire, encore assez proche ?
Arnaud Fontanet — Si l’on écoute les Français, nous constatons qu’ils ont une grande faculté d’oubli ! En janvier 2020 a démarré l’une des plus graves crises sanitaires que le monde n’ait jamais connues, une pandémie unique en son genre, et pourtant quasiment plus personne n’en parle. Personnellement, je l’oublie d’autant moins que je continue à travailler sur cet épisode. Car il y a toujours des choses à mieux comprendre, l’essentiel consistant à tirer les leçons de ce passé proche, à recueillir le maximum d’enseignements pour se préparer, le cas échéant, à affronter une nouvelle crise.
P. I. — Précisément, si une nouvelle crise devait se déclarer aujourd’hui, serions-nous mieux en état de résister ?
A. F. — Sans conteste, oui. Pour la bonne et simple raison que, pendant la pandémie, nous avons pu développer et tester de nouveaux outils. En particulier, nous avons fait des progrès considérables dans le domaine des vaccins. Certes, cela faisait quinze ans que certaines équipes travaillaient sur les vaccins à ARN messager, mais il a fallu seulement une semaine pour les adapter au SARS-CoV-2 une fois la séquence du virus publiée, et huit mois pour tester leur efficacité et leur tolérance chez l’homme. Dans le domaine des tests diagnostiques aussi, les avancées sont patentes. Souvenez-vous qu’en 2022, quand le variant Omicron a commencé à circuler, un million de tests étaient réalisés par jour en France, dont la moitié en autotests. Aujourd’hui enfin, nous disposons avec le Paxlovid d’un véritable traitement contre la Covid, à destination de la population âgée, des gens qui présentent des comorbidités ou de ceux atteints d’immunodéficience sévère. En marge de ces outils, des études très complètes ont pu être menées sur l’impact des changements de comportement.
P. I. — Quels sont ces comportements qui ont été soupesés ?
A. F. — L’ampleur de la crise a permis une analyse inégalée, compte tenu de sa profondeur, des effets de la distanciation sociale. Nous sommes désormais en mesure de dire que le confinement a réduit de 70 % la circulation du SARS-CoV-2. Pour le couvre-feu, c’est 20 % à 35 % selon son heure d’application. D’autres mesures, comme la fermeture des lieux publics, le télétravail, tournent autour de 20 %. Tous ces enseignements dûment chiffrés sont précieux.
P. I. — Nous sommes donc mieux préparés en cas de nouvelle pandémie : mais certains sont-ils mieux armés que d’autres ?
A. F. — Une autre leçon majeure consiste dans le fait que plus le risque est géré en amont — plus la riposte est orchestrée tôt —, plus nous serons efficaces. Pendant la Covid, les pays scandinaves ont prouvé les vertus de cette stratégie de l’anticipation qui permet non seulement de sauver des vies, mais aussi de préserver l’économie. Le cas du Danemark est explicite : le 11 mars 2020, alors que les hôpitaux étaient encore vides, la première ministre est venue à la télévision pour annoncer à la fois la systématisation — dans la mesure du possible — du télétravail, la fermeture des bars et restaurants, et des écoles. Les gens pouvaient cependant sortir de chez aux tant qu’ils restaient à l’extérieur. Le gouvernement a pu lever ces mesures dès la mi-avril — un mois avant la France — et, à l’arrivée, le Danemark est le pays qui a le meilleur bilan humain en Europe de l’Ouest, et l’un des meilleurs bilans économiques. Évidemment, le succès de ce scénario n’aurait pas été possible sans la confiance de la population dans les institutions et une véritable culture de santé publique, très présente dans les pays scandinaves.
P. I. — D’une manière générale, une politique de prévention sanitaire a-t-elle été mise sur les rails ?
A. F. — On peut parler d’une prise de conscience. La pandémie a été tellement dévastatrice que ce qui relevait jusque-là de scénarios hypothétiques est devenu une réalité. La mobilisation s’est révélée impressionnante, avec des mesures comme le confinement qui n’avaient jamais été utilisées dans l’histoire de l’humanité. Le fait que la possibilité d’une pandémie soit désormais ancrée dans les esprits, de même que la nécessité d’anticiper, sont de puissants moteurs pour rester dans un état de veille permanent. Plus personne n’ignore que 7 milliards d’humains sont susceptibles d’être brutalement impactés et qu’il faut protéger ces 7 milliards d’individus. Est-ce à dire aujourd’hui que la vigilance est maximale et qu’il y a le souci de parer au moindre risque pour prévenir une catastrophe de grande ampleur ? La réponse est non. Un exemple parmi d’autres : un foyer de grippe aviaire H5N1 a été détecté il y a six mois aux États-Unis parmi les vaches laitières, témoignant du passage de ce virus aviaire à des mammifères vivant au contact de l’homme. Cette situation a beau être alarmante — vingt cas humains ont déjà été dénombrés —, elle ne génère pas encore la réponse qui serait nécessaire à son contrôle. Et pour revenir à la Covid, les marchés d’animaux sauvages en Asie, qui ont précipité son essor, sont toujours loin d’être encadrés.
P. I. — Le scientifique que vous êtes a-t-il été surpris par l’irruption de la Covid, au sens où une crise sanitaire de cette ampleur dépassait l’entendement ?
A. F. — Le calendrier est ainsi fait que début 2019, dans le cadre de ma deuxième conférence sur les pandémies au Collège de France, j’ai dressé en cinq critères (population à risque, transmissibilité, létalité, intervalle entre « générations » de patients et période de contagiosité) le portrait-robot du virus qui à mes yeux représentait la plus grande menace pour l’humanité. Et le SARS-CoV-2 a coché tous ces critères, qui sont également partagés par les virus de pandémie grippale. Le critère sur la période de contagiosité mettait l’accent sur le caractère délétère d’une transmission avant le début des symptômes qui diminue considérablement l’efficacité des mesures d’isolement et de quarantaine.
P. I. —C’est peu de dire combien le risque sanitaire s’est invité dans le débat politique, sans parler de la sphère médiatique. À la lumière de la Covid, diriez-vous que la communauté scientifique s’avance globalement unie face aux débordements en tous genres ?
A. F. — La Covid a donné lieu à un déferlement d’assertions non fondées, de fake news et, bien sûr, de thèses complotistes. C’est préoccupant, sans doute, mais des études récentes ont montré que la grande majorité des gens gardent un regard critique sur ces fake news, sauf s’ils sont déjà adeptes de ces théories. Ainsi, il ne s’agit pas d’une population qui aurait brutalement perdu ses repères à l’occasion des derniers épisodes sanitaires. Une large portion de l’opinion est désireuse de s’informer auprès de sources sérieuses, j’entends par là des acteurs et des médias fiables et responsables. En revanche, si les fake news sont reprises par certains courants politiques, leur impact peut être beaucoup plus important. Au cours de cette crise, la science a été au rendez-vous, avec notamment le développement d’un vaccin en moins d’un an, du jamais vu pour une nouvelle maladie. Avec le temps, je pense — j’espère ! — que la société en prendra de plus en plus conscience.
Pour parler de la communauté scientifique, à l’échelon mondial précisons-le, il existait un vrai consensus sur la majorité des sujets, avec pour seule discordance la reconnaissance tardive du rôle clé joué par les aérosols dans la transmission. Pour ma part, je consultais grâce à Twitter une cinquantaine de scientifiques — les cinq meilleurs dans dix grandes disciplines — et je passais trois heures par jour — une heure et demie le matin, une heure et demie le soir — à lire les analyses des experts les plus reconnus. Ce partage d’informations en temps réel, qui n’est pas une exception, perdure au sens large : la communauté scientifique est soucieuse que ses membres rapprochent leurs compétences, quitte à se confronter, pour progresser sur les sujets.
P. I. — En marge du risque sanitaire, un autre foyer de menace mobilise les débats, celui du risque climatique. Jusqu’à quel point les deux problématiques sont-elles liées ?
A. F. — Plus que le seul changement climatique, c’est l’ensemble des changements environnementaux qui doivent être pris en compte. Preuve de leur nature préoccupante, ces changements dans leur globalité sont l’un des quatre axes scientifiques sur lesquels l’Institut Pasteur base sa stratégie de développement pour les six prochaines années. L’impact climatique sur les maladies est notable. Par exemple, l’expansion du moustique tigre en métropole est directement en lien avec le réchauffement climatique. De même que l’épidémie de dengue observée actuellement au Brésil. On ne doit jamais perdre de vue que la plupart des virus contractés par l’homme sont transmis par les animaux. Or de nombreuses actions humaines viennent bouleverser les écosystèmes et la biodiversité adjacente. Ainsi la déforestation chasse certaines espèces animales d’endroits où elles vivaient jusque-là cloisonnées et les met au contact de l’homme.
P. I. — La prégnance du risque sanitaire pose nécessairement la question des investissements dédiés à la recherche. Où en sommes-nous dans ce domaine ? Les efforts budgétaires sont- ils suffisants ?
A. F. — Certains chiffres valent mieux que de longs discours. Le Fonds monétaire international (FMI) a évalué à quelque 12 500 milliards de dollars l’impact de la Covid sur l’économie mondiale. D’autres chiffres plus élevés circulent mais celui-ci émane d’un acteur de référence. En France, les pouvoirs publics ont avancé un montant de 424 milliards d’euros. C’est dire la catastrophe que représente une pandémie sur le plan économique. À l’opposé, les investissements dans la recherche diminuent et, en France, le poids de la recherche fondamentale dans le PIB ne dépasse pas 0,3 %, contre 1 % par exemple en Allemagne et 0,6 % dans la zone euro. Bref, on mesure à quel point cette filière mérite d’être mieux soutenue et combien ces efforts sont nécessaires pour nous protéger efficacement en cas de crise sanitaire. Il convient de le rappeler régulièrement et sans doute encore plus aujourd’hui, au moment où les coupes budgétaires semblent s’inscrire durablement à l’horizon. Dans notre domaine, la pérennité d’une politique d’investissements est d’autant plus importante que nous nous situons dans le temps long : avant de pouvoir se matérialiser à grande échelle, l’objet d’une recherche passe par plusieurs phases successives.
P. I. — L’Institut Pasteur est un établissement universellement connu. Il n’est pas inutile, pour autant, de rappeler l’éventail de ses missions et/ou de ses activités…
A. F. — L’Institut Pasteur existe depuis plus de 135 ans et son activité s’articule autour de quatre missions : recherche, notamment sur les « mécanismes du vivant », santé publique, enseignement et applications de la recherche. Notre originalité réside dans le fait que nous sommes une fondation privée reconnue d’utilité publique, connue dans le monde entier. À preuve, l’internationalisation de nos équipes. Au sein de l’unité d’épidémiologie des maladies émergentes que je dirige, les trois chercheurs leaders sont respectivement de nationalité allemande, japonaise et roumaine. En tout, quelque 86 nationalités sont amenées à coexister sur notre campus, pour 3 000 collaborateurs. L’esprit de communauté est très fort, mû par plusieurs valeurs partagées, comme la volonté de faire progresser la recherche médicale au service du plus grand nombre. Le budget annuel tourne autour de 370 millions d’euros, financé à hauteur de 30 % par les dons, les legs et le mécénat. Notre statut de fondation privée nous donne plus de liberté et d’indépendance dans nos activités de recherche, mais cela suppose que nous gardions la confiance de nos donateurs. Nous venons d’ailleurs de lancer notre 18e Pasteurdon en octobre, notre campagne nationale d’appel à la générosité du public.
P. I. — À titre personnel, comment êtes-vous devenu « pasteurien », selon la terminologie en usage au sein de cet établissement ?
A. F. — J’ai commencé par la médecine clinique, la rhumatologie en l’occurrence. En parallèle, j’étais titillé depuis longtemps par une fibre internationale. Cela m’a conduit à travailler pendant deux ans en Thaïlande pour une ONG, Médecins Sans Frontières (MSF). De telle sorte que je me suis orienté peu à peu vers les maladies infectieuses et les problématiques de santé publique. Non pas que je n’aimais pas la clinique, mais les questions plus globales m’attiraient davantage, notamment dans ces territoires réunis aujourd’hui sous le nom de « Sud global ». Dans le cadre de ce virage, j’ai complété ma formation par un doctorat d’épidémiologie aux États-Unis, suivi de nouvelles expériences à l’étranger, en Suisse, en Éthiopie et aux Pays-Bas. En 2001, j’ai rejoint l’Institut Pasteur, où tout ce que j’ai pu faire auparavant entre en résonance avec mon travail actuel.