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Changement climatique : tenir le cap de la décarbonation

Politique InternationaleÀ partir de quand a-t-on commencé à faire le lien entre CO2 et climat ?

Valérie Masson-Delmotte — La compréhension de la physique de l’effet de serre remonte au début du XIXe siècle, avec les travaux pionniers sur les transferts de rayonnement dans l’atmosphère de Joseph Fourier (1822), d’Eunice Foote (1856) — la première à suggérer que le CO2 est un gaz à effet de serre — et de John Tyndall (1861), qui a démontré l’absorption du rayonnement infra-rouge par différents gaz. En 1896, Svante Arrhenius (1), effectue les premiers calculs de la sensibilité du climat à l’augmentation de la concentration atmosphérique en CO2 induite par la combustion de charbon.

Au cours du XIXe siècle se mettent aussi en place les réseaux d’observation météorologiques et océanographiques, qui permettent en 1938 à Guy Callendar de montrer que la température de surface de la Terre a augmenté depuis 50 ans — une hausse qu’il explique par l’accroissement du niveau atmosphérique de CO2. En 1957, Charles Keeling démarre l’observation continue de cette concentration en CO2 dans l’atmosphère, et il est rapidement établi que son augmentation est liée à la combustion d’énergies fossiles. En 1967, Suki Manabe (2) est l’un des premiers à modéliser les rétroactions climatiques, notamment liées à la vapeur d’eau, qui amplifient la réponse du climat au CO2, en plus de ses effets radiatifs directs. En 1979, le rapport Charney, rédigé sous l’égide de l’Académie des sciences américaines, produit la première évaluation scientifique collective sur CO2 et climat, en particulier la première évaluation approfondie de la réponse de la température planétaire à un doublement de sa concentration (« sensibilité climatique »). Dans les années 1980, Claude Lorius et Jean Jouzel, grâce à l’analyse des carottages de Vostok, en Antarctique, mettent en évidence le caractère inédit de la hausse de la concentration en CO2 dans l’atmosphère depuis la révolution industrielle, et les relations étroites entre variations passées de la température planétaire, du niveau de la mer et de la concentration en gaz à effet de serre au cours des périodes glaciaires et interglaciaires. Dans les années 1990, Klaus Hasselmann construit des méthodes d’attribution, permettant objectivement d’évaluer et de quantifier l’influence humaine sur le climat, par rapport aux facteurs naturels de sa variabilité — des travaux récompensés par le prix Nobel de physique en 2021, et maintenant élargis à l’attribution de l’influence humaine sur la probabilité d’occurrence et l’intensité d’événements extrêmes. Depuis les années 2000, les mesures par satellite permettent de discerner l’augmentation de l’effet de serre, au sommet de l’atmosphère et en surface.

Ces repères chronologiques ne sont pas exhaustifs : ils témoignent des formidables progrès des connaissances en physique du climat, qui ont été évalués, depuis 1990, dans les six rapports successifs du GIEC (3). Il est aujourd’hui sans équivoque — c’est un fait établi — que la hausse des concentrations de CO2, de méthane et d’oxyde nitreux dans l’atmosphère est due aux activités humaines — 70 % du fait de la combustion d’énergies fossiles, le reste provenant de la déforestation, du système alimentaire et de processus industriels —, et il est sans équivoque que ces émissions de gaz à effet de serre sont responsables de l’accumulation de chaleur dans le système climatique. En juin 2024, nous avons réactualisé les indicateurs clés de l’état du climat planétaire, montrant que le réchauffement induit par les activités humaines est égal au réchauffement observé pour la dernière décennie. Ce réchauffement se situe à +1,2°C par rapport à 1850-1900, avec un rythme record (+ 0,26°C en dix ans) — 0,20°C étant dus aux émissions de gaz à effet de serre, et le reste à la diminution des émissions de particules de pollution et à la disparition de leur effet « parasol » (4). Nous avons aussi montré que les émissions mondiales de gaz à effet de serre, en 2022, étaient à un niveau comparable à celui de 2019, mais les effets conjoncturels sont trop marqués pour savoir si un pic d’émissions a été atteint.

P. I.Depuis quand observe-t-on les conséquences du réchauffement ?

V. M.-D. — L’émergence de nouvelles conditions climatiques — discernable au-delà de la variabilité des décennies précédentes — s’est produite dès les années 1970 dans les régions tropicales pour le signal de réchauffement régional, et dans les années 1980 en Europe. Le réchauffement est particulièrement prononcé au-dessus des continents et en Arctique.

La montée du niveau de la mer est une conséquence directe de l’accumulation de chaleur dans le système climatique due à l’influence humaine — le recul des glaciers, la fonte du Groenland et l’écoulement accéléré de secteurs de l’Antarctique s’ajoutant à la dilatation de l’océan qui se réchauffe en profondeur. Et le rythme de montée du niveau de la mer s’accélère : il est passé de 20 cm depuis 1900 (2 mm/an vers 1990) à près de 4,4 mm/an sur la dernière décennie. Les méthodes d’attribution ont fait des progrès considérables. Elles permettent de relier des impacts observés aux événements qui les induisent et d’évaluer en quoi leurs caractéristiques ont été modifiées du fait du réchauffement planétaire dû à l’influence humaine.

Une trentaine de facteurs climatiques générateurs d’impacts sont maintenant identifiés : ce sont des caractéristiques comme les conditions climatiques saisonnières— température, pluviométrie, état des glaciers, acidification de l’océan, montée du niveau de la mer… —, mais aussi la probabilité d’occurrence et l’intensité d’événements extrêmes, comme les vagues de chaleur terrestres et marines, les pluies extrêmes, les sécheresses agricoles, la proportion de cyclones tropicaux les plus intenses, les conditions météorologiques chaudes et sèches propices aux incendies, les inondations composites liées à des niveaux marins extrêmes combinés à des pluies extrêmes…

On observe depuis plusieurs décennies une intensification et une aggravation des impacts négatifs liés à ces conséquences du changement climatique dû aux activités humaines, et des pertes et dommages dans toutes les régions du monde. Ceux-ci dépendent de l’exposition aux aléas climatiques et de la capacité à y faire face. Environ la moitié de la population mondiale vit dans des contextes hautement vulnérables. Les impacts observés du changement climatique affectent de manière croissante la sécurité d’approvisionnement en eau, les rendements agricoles et la sécurité alimentaire, les pêcheries, la santé et le bien-être. On observe une hausse de la morbidité et de la mortalité liées aux vagues de chaleur, mais aussi des maladies à vecteurs et des traumatismes induits par les déplacements dus, par exemple, aux inondations, aux feux de forêt et aux cyclones tropicaux.

Les effets du changement climatique s’ajoutent aux autres pressions sur les écosystèmes et la biodiversité — destruction des habitats, surexploitation, espèces invasives, pollutions — et ont déjà entraîné des dommages importants aux écosystèmes, avec des événements de mortalité de masse en mer comme à terre. Les vagues de chaleur marines sont responsables d’une baisse du potentiel de pêche soutenable dans les tropiques, et du blanchissement répété des coraux, conduisant à la dégradation de certains récifs. Les vagues de chaleur et les sécheresses entraînent une augmentation de la mortalité des arbres, voire des dépérissements de forêts, notamment en France. L’intensification du cycle de l’eau et de sa variabilité, avec un contraste plus marqué des saisons et des événements très secs et très humides, est souvent ce qui rend le changement climatique perceptible.

P. I.Qui est le mieux placé pour apprécier ce risque climatique ?

V. M.-D. — Les risques climatiques vont dépendre en premier lieu du niveau et de la vitesse du réchauffement à venir, ainsi que des actions mises en œuvre pour en limiter les conséquences, en agissant sur l’exposition et les vulnérabilités. Mais, aujourd’hui, on observe un décalage entre les actions d’adaptation qui seraient nécessaires, et celles, souvent réactives, insuffisamment transformatrices, qui sont mises en œuvre.

Le point important est que l’évolution future du climat va dépendre des émissions futures de gaz à effet de serre, avec un effet cumulatif direct entre le niveau de réchauffement à venir et le cumul des émissions de CO2. Tant que les émissions de CO2 mondiales ne sont pas à zéro net, l’accumulation de chaleur dans le système climatique se poursuivra ; si cette neutralité carbone est atteinte, alors il n’y aura pas de réchauffement supplémentaire, mais les composantes lentes du climat — glaciers, océan profond, calottes du Groenland et de l’Antarctique — continueront à s’ajuster. Cela entraînera inexorablement la poursuite de la montée du niveau de la mer, dont l’ampleur et la vitesse vont dépendre à la fois du pic de réchauffement atteint et de processus d’instabilités d’écoulement de l’Antarctique qui restent encore mal connus.

L’évaluation des risques liés au changement climatique demande une approche transverse à de nombreux domaines de compétence, au croisement de multiples champs disciplinaires et de multiples enjeux de soutenabilité. Elle se retrouve aussi au carrefour de multiples aspects des trajectoires de développement socio-économique.

En sciences du climat, la co-construction de services climatiques joue un rôle important dans la mobilisation de nos connaissances académiques — observations, compréhension des processus, évaluation des modèles, projections — et des connaissances des acteurs de terrain (entreprises, collectivités territoriales), de manière à distiller des informations pertinentes, actionnables, en appui de la gestion de risque et des stratégies d’adaptation transformatrices, qui anticipent les caractéristiques à venir. Bien sûr, les assureurs et réassureurs, les actuaires, sont aux avant-postes de cette évaluation des risques climatiques, qui mobilise également les acteurs de la gestion de l’eau, de la forêt, de l’urbanisme, du littoral, ou ceux chargés d’évaluer la vulnérabilité et la résilience des chaînes de valeur.

L’évaluation des risques climatiques, des options d’adaptation, de l’efficacité des mesures d’adaptation, mais aussi de leurs limites et des contraintes croissantes dans un climat qui se réchauffe (ressources en eau, biomasse…) fait l’objet de multiples approches multilatérales au sein du GIEC, du programme des Nations unies pour l’environnement (NDLR : évaluation de l’action en matière d’adaptation), de la Convention des Nations unies sur le changement climatique et de l’accord de Paris — y compris sous l’angle du nouveau mécanisme portant sur les pertes et préjudices.

P. I.Qui est le mieux placé pour décider de politiques efficaces en faveur du climat ? Les États, les climatologues, les entreprises, les représentants de la société civile

V. M.-D. — Les connaissances issues des sciences du climat permettent de caractériser l’évolution des facteurs climatiques générateurs d’impacts dans chaque région, pour chaque secteur d’activité, pour l’état des écosystèmes et la biodiversité, selon le niveau de réchauffement planétaire, et d’évaluer les risques qui dépendent de l’évolution des expositions et vulnérabilités. Elles aident aussi à comprendre les conditions géophysiques permettant de limiter le réchauffement et les risques induits. La marge de manœuvre pour limiter le réchauffement à différents niveaux se traduit en budgets carbone résiduels : c’est ainsi que peuvent se construire des objectifs « fondés sur les connaissances scientifiques », déclinés dans des politiques européennes, nationales, régionales, par secteurs d’activité, dans la RSE d’entreprise.

Bien sûr, ce ne sont pas les scientifiques qui construisent les politiques climatiques, mais ils peuvent effectuer un suivi factuel des objectifs, des implications des engagements, et de l’efficacité des politiques publiques. Par exemple, une vingtaine de pays, comme la France, ont réussi à engager une baisse durable de leurs émissions de gaz à effet de serre : on estime que 4 à 8 milliards de tonnes d’émissions de gaz à effet de serre sont évitées chaque année depuis 2015. Les trajectoires de fortes hausses d’émissions de gaz à effet de serre sont maintenant moins plausibles, du fait des politiques publiques déjà mises en place et des innovations technologiques — notamment la baisse des coûts de la production d’électricité renouvelable et des batteries. Les engagements pris à Dubaï à la COP28 — triplement des renouvelables, doublement des gains d’efficacité énergétique d’ici à 2030 — pourraient réduire de 10 % à cet horizon les émissions de CO2 dues aux énergies fossiles, un gain important, mais qui, à ce rythme, entraînerait un réchauffement planétaire dépassant 1,5°C au début de la prochaine décennie, 2°C vers 2050, et entre 2,5 et 3°C en fin de siècle. Ce qui ne serait pas suffisant pour limiter le réchauffement largement sous 2°C (NDLR : objectif principal de l’accord de Paris) et impliquerait des risques croissants et graves, y compris une accélération de la montée du niveau de la mer pour les prochains siècles.

Ces informations, et leur réactualisation, viennent en soutien de mécanismes de prise de décision robustes, pour construire des trajectoires de développement résilientes face au climat, soutenables, vers la neutralité carbone.

Je note une montée en compétence des actuaires, du secteur de la finance avec les indicateurs ISR et des entreprises, notamment dans le cadre de la RSE, mais qui aura besoin de se renforcer afin de mieux intégrer les risques physiques — y compris sur les chaînes de valeur. On voit émerger une prise de conscience des enjeux liés au changement climatique en matière de santé publique — chaleur extrême, maladies infectieuses, en particulier maladies à vecteurs —, qui ont fait l’objet d’une attention spécifique lors de la COP28. Si le premier bilan mondial de l’accord de Paris, à la COP28, a esquissé, sans objectifs chiffrés, les enjeux de la transition énergétique associés à la sortie des énergies fossiles — qui représentent aujourd’hui 70 % des émissions de gaz à effet de serre —, je vois également une vraie difficulté à construire les transformations du système alimentaire, qui est à la fois vulnérable face au changement climatique et responsable d’environ un tiers des émissions. Le Haut conseil pour le climat y a consacré un rapport spécial en janvier dernier.

P. I.Il n’y aurait donc pas d’ambassadeurs de référence pour le climat. À l’heure de l’utilisation massive des réseaux sociaux, faut-il rêver d’influenceurs, comme il en existe déjà pour les marques commerciales ?

V. M.-D. — Il y a bien sûr un effort à mener pour renforcer ce que nous appelons la « litéracie climatique », à savoir permettre à chaque personne de s’approprier la compréhension des causes et des conséquences les plus importantes pour elle, dans son cadre personnel et professionnel, et des leviers d’action. Mais les travaux en sciences sociales soulignent que ce n’est pas seulement une question de connaissances, mais de dynamique collective. Les individus au statut socio-économique le plus élevé contribuent de manière disproportionnée aux émissions de gaz à effet de serre. Ce sont eux, aussi, qui ont le potentiel le plus fort pour réduire ces émissions, en tant qu’investisseurs, professionnels, consommateurs, citoyens, avec un rôle de modèles — notamment par rapport aux multiples formes de consommation associées au prestige social.

L’architecture des choix présentés aux consommateurs peut aussi aider à l’adoption d’habitudes de consommation à faible empreinte carbone. Les inégalités qui caractérisent à la fois la distribution des émissions, les expositions et vulnérabilités aux risques climatiques, et les effets des politiques climatiques peuvent affecter la cohésion sociale et le soutien ou le rejet de ces politiques climatiques. D’où l’importance des principes de transition juste, et des processus de délibération qui engagent une multitude d’acteurs.

P. I.Et les populations ? Jusqu’à quel point ont-elles une perception de ce risque ? Sont-elles en prise directe avec sa réalité ?

V. M.-D. — Il y a une trentaine d’années, le changement climatique était souvent perçu comme un risque lointain, concernant d’autres régions, ou les générations futures. Aujourd’hui, en France comme dans chaque région du monde, l’aggravation des impacts du changement climatique est visible : surmortalité et fermeture d’écoles pendant les canicules ; difficultés d’approvisionnement en eau ; dépérissement de forêts par suite des sécheresses, et incendies de forêt de grande échelle ; déplacements de personnes et dommages provoqués par les inondations induites par des pluies extrêmes. Ces événements montrent les limites des capacités de réponse, et la nécessité de faire évoluer les infrastructures pour qu’elles soient plus résilientes, pas simplement de manière réactive, mais par anticipation des événements d’intensité inédite qui seront amenés à se produire à mesure du réchauffement planétaire à venir : comment améliorer le confort d’été dans les lieux de vie, de travail et les villes ; comment réduire les risques d’inondations rapides avec des intensités torrentielles de précipitations ; comment anticiper la baisse des ressources en eau renouvelables en été ; comment diversifier l’économie des stations de moyenne montagne face à une saison d’enneigement qui se réduit et au recul des glaciers ; comment combiner ouvrages de protection et repli stratégique pour anticiper les risques liés à la montée du niveau de la mer sur les littoraux… Ces enjeux d’adaptation transformatrice sont extrêmement importants pour limiter l’augmentation des risques. L’assurabilité des risques physiques est notamment un enjeu majeur, dans un contexte où des communes rencontrent déjà des difficultés pour être assurées et font face à l’augmentation des coûts. Je note, d’un côté, une montée en compétence de certaines personnes, qui prennent ces enjeux très au sérieux, dans leur cadre personnel et professionnel. Des enquêtes d’opinion montrent que près de 80 % des Européens souhaitent une action plus claire et plus forte pour limiter à la fois le réchauffement et les risques climatiques. C’est aussi ce qui ressort des assemblées ou des conventions citoyennes. Mais, d’un autre côté, il y a encore beaucoup de gens qui restent très éloignés de l’état des connaissances sur le changement climatique dû à l’influence humaine. Ils ne font pas le lien avec les événements extrêmes qui parfois les concernent directement, sont perplexes par rapport aux injonctions à modifier des habitudes ancrées de longue date, et parfois méfiants face aux nouvelles technologies. Le fait que, faute d’agir pour les réduire, les conséquences du changement climatique sont susceptibles d’accroître les inégalités (inégalités de santé, inégalités territoriales, économiques) passe souvent sous le radar. À l’inverse, la perception d’injustices induites par certaines mesures visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre est très nette, comme l’a montré la crise des Gilets jaunes.

P. I.L’ère du climato-scepticisme est-elle définitivement révolue ? Dans la même optique, quelles sont les nouvelles formes de dénialisme du réchauffement ? Le climato-rassurisme s’inscrit-il dans cette veine ?

V. M.-D. — Malgré les avancées que je décrivais il y a un instant, il reste de nombreuses postures de déni par rapport aux faits scientifiques. Le climato-scepticisme, qui est un rejet, un déni des faits scientifiques, a été alimenté, dans les années 1980, par le choix de multinationales des énergies fossiles américaines de jouer le rôle de marchands de doute auprès des décideurs et de l’opinion. Une véritable machine à semer le doute a été construite, donnant la parole à des pseudo-experts pour contrebalancer le constat scientifique et saper le débat public, niant la réalité du réchauffement, minimisant le rôle des activités humaines sur celui-ci, relativisant la gravité des impacts, remettant en cause la fiabilité des modèles de climat et les projections. Et pourtant, les effets observés du réchauffement avaient été anticipés dès la fin des années 1980. Ce choix a conduit aux États-Unis à une tragique polarisation politique, le Parti républicain faisant du rejet des sciences du climat l’une de ses lignes directrices. J’utilise le terme tragique, car cela pose profondément la question des relations aux faits scientifiques, et celle de la préservation de l’environnement. Dans notre pays comme ailleurs, une large attention a été portée à l’opinion de personnalités, parfois issues d’autres horizons scientifiques, qui remettaient en cause les connaissances issues des sciences du climat. L’historien Christophe Bonneuil a récemment montré comment, sous la présidence Mitterrand, la volonté du gouvernement Rocard de mettre en œuvre une politique climatique ambitieuse, entre 1988 et 1991, sera finalement abandonnée sous la pression notamment des groupes pétroliers français.

Aujourd’hui, il existe un ensemble de discours récurrents qui sont largement diffusés et qui servent d’alibis pour justifier l’inaction, le fatalisme, la promotion de fausses solutions non transformatrices, ou la mise en avant des inconvénients et des coûts de l’action climatique, sans les mettre en regard des risques climatiques. Ces rhétoriques sont largement diffusées et relayées sur les réseaux sociaux. Des analyses récentes ont mis en évidence, notamment en Europe, une désinformation à grande échelle visant à saper la crédibilité et à cliver l’opinion publique sur des sujets comme le nucléaire, les énergies renouvelables, les pompes à chaleur ou les véhicules électriques. Cette désinformation contribue à dégrader la qualité des délibérations démocratiques étayées sur des faits, et à renforcer le scepticisme cette fois non pas par rapport au problème du changement climatique, mais par rapport aux solutions pour y faire face. Dans différentes régions du monde, les politiques climatiques et environnementales sont la cible de partis politiques populistes, en particulier d’extrême droite, qui minimisent ou nient les risques liés au changement climatique, rejettent la construction de politiques climatiques par des élites technocratiques, alimentent la polarisation des débats et affaiblissent les politiques climatiques et environnementales là où ils sont élus. Des études comparatives montrent qu’après l’expérience d’événements extrêmes c’est dans les systèmes démocratiques qui fonctionnent le mieux que sont mises en place des politiques visant à répondre au changement climatique, notamment parce que ces démocraties permettent de mieux prendre en compte l’intérêt général et les perspectives de ceux qui ont été le plus affectés.

P. I.Vous avez évoqué les Gilets jaunes. Comment répondre au reproche d’une politique climatique supportée par les plus faibles ?

V. M.-D. — J’ai abordé les enjeux de transition juste et d’équité, qui sont essentiels pour le soutien à l’action pour le climat. Il faut aussi être lucide sur les vulnérabilités face aux risques climatiques, notamment face à l’intensification du cycle de l’eau et de sa variabilité (saisons et événements très humides et très secs), qui sont l’un des vecteurs de l’injustice climatique. Dans le cadre du Comité consultatif national d’éthique, dont je fais partie, nous préparons un projet d’avis autour des enjeux éthiques santé et climat. Nous avons récemment auditionné le directeur de l’ARS de Mayotte et la présidente de la Croix-Rouge pour le département du Pas-de-Calais. Deux zones qui ont été durement éprouvées : à Mayotte, la pire sécheresse depuis 26 ans a conduit à une grave crise d’approvisionnement en eau — entraînant des coupures jusqu’à trois jours d’affilée —, suivie d’une crise sanitaire, avec l’épidémie de choléra. Dans le Pas-de-Calais, les inondations successives ont touché près de 300 000 personnes, 10 000 habitations, des exploitations agricoles, des commerces et des entreprises, affectant la santé mentale des personnes déplacées. Cela montre les vulnérabilités, et les enjeux majeurs de gestion de risque et d’adaptation, sachant que la France est particulièrement exposée aux risques climatiques. Le rapport de 2024 du Haut conseil pour le climat met en lumière les vulnérabilités spécifiques des enfants, y compris par rapport à la continuité de l’éducation.

P. I.À l’échelle internationale, il est fréquent d’opposer les économies développées engagées sur une trajectoire vertueuse et des pays en voie de développement aux objectifs climatiques encore ténus. Compte tenu du gigantesque volume d’émissions des pays riches par le passé, cette confrontation a-t-elle un sens ?

V. M.-D. — Effectivement, les pays qui se sont industrialisés plus tôt ont une responsabilité majeure dans le cumul des émissions de gaz à effet de serre et le niveau actuel de réchauffement. Mais une vingtaine de ces pays ont réussi à amorcer une baisse substantielle. Par exemple, aux États-Unis, les émissions ont diminué de 2 % en 2023, soit -17 % par rapport à 2005, avec un objectif de -50 % en 2030, notamment via une stratégie d’investissements industriels en faveur de la décarbonation. En Chine, les émissions en 2023 ont connu un rebond post-Covid, mais des changements structurels sont en cours, avec des investissements massifs dans les capacités industrielles pour les technologies bas carbone, notamment le photovoltaïque, les véhicules électriques et les batteries. L’année 2023 a été marquée par une contraction de la demande interne en matériaux à forte empreinte carbone (acier, ciment) du fait du ralentissement de la construction immobilière. L’augmentation des capacités hydroélectriques, après des années sèches et les installations records de capacités de production d’électricité renouvelable, pourrait permettre de discerner dès 2024 le début d’une baisse structurelle des émissions de gaz à effet de serre associées à la production électrique. En Inde, en 2023, trois quarts des nouvelles capacités de production d’électricité proviennent des renouvelables, avec une accélération pour le photovoltaïque. Dans le monde, en 2024, les investissements dans les énergies bas carbone augmentent très fortement, pour atteindre le double des investissements dans le secteur fossile — mais ceux-ci ne diminuent pas encore. Seuls 15 % de ces investissements sont réalisés dans les économies de pays émergents et en développement où vivent deux tiers de la population mondiale : on voit bien les efforts qui restent à faire en matière de transferts de technologies et de financement des projets d’énergies décarbonées là où les besoins d’accès à l’énergie sont les plus importants, et où de nouvelles infrastructures sont à construire.

P. I.Le monde comme il va aujourd’hui, avec une série de conflits — qu’il s’agisse de guerres ou de batailles économiques — réussit-il à maintenir une priorité climatique ?

V. M.-D. — On a observé en 2023 une forte hausse des dépenses militaires, dont les conséquences sur les émissions de gaz à effet de serre et les capacités d’investissements dans les politiques climatiques restent difficiles à évaluer. L’invasion de l’Ukraine par la Russie entraîne directement des émissions de gaz à effet de serre estimées à 175 millions de tonnes en deux ans : activités militaires, incendies de végétation, dommages aux infrastructures énergétiques et coût des reconstructions. Les effets indirects sur les politiques énergétiques sont complexes, entre accélération de transition énergétique, diversification de contrats d’approvisionnement à long terme et verrouillage d’émissions. Cela affecte aussi le coût de l’énergie, la précarité énergétique et le pouvoir d’achat. La récurrence des tensions et des crises est évidemment susceptible de faire passer les enjeux environnementaux au second plan. En dépit de multiples tensions géopolitiques et commerciales, les États-Unis, la Chine, l’Union européenne et l’Inde (les quatre premiers émetteurs de gaz à effet de serre) continuent à dialoguer sur les enjeux liés au changement climatique. Cet enjeu, en revanche, est absent des priorités de la Russie, dont la stratégie ne porte que sur l’extraction, la consommation et l’exportation d’énergies fossiles, et dont il est attendu que les émissions de gaz à effet de serre continuent à augmenter.

En ce qui concerne les risques liés au changement climatique, certaines zones sont beaucoup plus exposées et vulnérables que d’autres ; et les risques climatiques peuvent se propager entre les différentes régions du monde, à travers leurs effets sur les marchés alimentaires, les écosystèmes et les chaînes d’approvisionnement. Si les capacités d’adaptation ne sont pas renforcées, le changement climatique peut entraîner des instabilités économiques, sociales et politiques. Dans les contextes de forte prévalence de la pauvreté, d’inégalités, d’activités économiques sensibles aux aléas climatiques, d’insécurité foncière et d’institutions faibles, les risques d’exacerbation des conflits sociaux sont élevés. Quand le développement économique est faible, la gouvernance est fragile, et quand des phénomènes de marginalisation politique sont à l’œuvre, les chocs sur la production agricole peuvent aussi attiser les conflits armés locaux. Il est primordial d’investir dans l’adaptation dans les régions vulnérables si l’on veut réduire les sources de tensions en favorisant le recul de la pauvreté et de l’insécurité alimentaire, l’accès à l’eau, le renforcement des institutions.

Une avancée notée à la COP28 a été la mise en place d’un nouveau fonds pour les pertes et préjudices, dans l’optique de permettre la reconstruction post-catastrophe dans les contextes les plus vulnérables. Les montants nécessaires sont estimés entre 100 et 400 milliards de dollars par an d’ici à 2030, mais les engagements annoncés n’atteignent que 800 millions — moins que les salaires annuels cumulés des footballeurs les mieux rémunérés au monde —, dont seulement 17 millions fournis par les États-Unis, premier émetteur historique et actuel. On voit bien la difficulté qu’il y a à intégrer sérieusement les coûts des dommages — beaucoup de pays et d’acteurs économiques sont très exposés aux contentieux juridiques croissants. L’agence de protection de l’environnement américaine estime que le coût social du carbone (le coût marginal des dommages macroéconomiques induits) est de l’ordre de 190 dollars par tonne émise, et une étude récente du Bureau américain de recherche économique l’évalue même à plus de 1 000 dollars. Intégrer le coût des dommages évités, le coût de l’adaptation, la perte de services d’écosystèmes est essentiel pour bien évaluer les bénéfices des investissements de décarbonation.

P. I.De nombreux acteurs qui régissent l’économie, banquiers et assureurs en tête, intègrent désormais le risque climatique à leur modèle. Comment voyez-vous cette évolution ?

V. M.-D. — Elle est indispensable. Il est bien sûr essentiel de prendre en compte à la fois les émissions de gaz à effet de serre — sur les trois scopes — et les risques physiques afin que les investissements permettent de renforcer la résilience et la décarbonation, et de mieux tenir compte des empreintes sur les écosystèmes et la biodiversité. Je constate que les entreprises qui développent les meilleures pratiques pour leurs stratégies de soutenabilité sont aussi des entreprises performantes et attractives pour les jeunes talents.

P. I.Faut-il imaginer un jour une notation climatique comme il y a déjà une notation financière ?

V. M.-D. — Les indicateurs ISR constituent déjà une nouvelle grille de lecture des performances des acteurs économiques. Dans le cadre de l’ONU, un groupe d’experts de haut niveau a formulé des recommandations très claires sur l’intégrité des engagements de neutralité carbone des acteurs non étatiques, en matière de crédibilité et de responsabilisation : tenir compte des scopes 1, 2 et 3 ; des objectifs précis à horizon 2025, 2030, 2035 ; s’appuyer sur des méthodologies robustes et le reporting, aussi bien pour les gaz à effet de serre que pour les changements d’usage des terres (déforestation) ; intégrer explicitement la sortie des énergies fossiles et leur financement. Le recours aux crédits carbone des marchés volontaires pose également de multiples questions d’efficacité et d’intégrité, ce qui souligne la nécessité de durcir les critères d’évaluation et de mettre la priorité sur la réduction des émissions.

P. I.Peut-on imaginer un crédit carbone pour chaque habitant de la planète, basé sur sa consommation ?

V. M.-D. — Je suis dubitative face à ce type d’approche, et suis plus attachée à la mise à disposition des consommateurs d’une information fiable sur l’empreinte environnementale des produits et services, tenant compte de l’analyse en cycle de vie.

P. I.À titre personnel, n’êtes-vous pas un peu découragée face à la lenteur des améliorations ? En outre, ne craignez- vous pas que nous entrions dans une époque de dissonance cognitive, où les actions et les contraintes en faveur du climat se multiplieront pendant que la planète continuera de se réchauffer, au moins pendant quelques décennies ?

V. M.-D. — Découragée, non, mais c’est sûr qu’il faut faire preuve de persévérance. La construction des cadres d’action pour la protection de l’environnement est délicate et lente, mais cette action porte ses fruits, comme on le voit pour le rythme de baisse des émissions en France en 2024 — les objectifs 2030 sont tenables. Des retours en arrière n’en sont pas moins possibles. Je pense qu’il faut souligner les progrès qui ont été accomplis, et les efforts qui restent à faire. L’action pour le climat avance, mais trop lentement par rapport à un climat qui change vite. Je suis personnellement très inquiète des souffrances qui résultent de ce décalage : tenir le cap de la décarbonation, construire une adaptation transformatrice est essentiel pour protéger les personnes, les entreprises, les activités économiques. C’est le message de l’évaluation du Haut conseil pour le climat de 2024, publiée avant l’été.

 

 
   


(1) Svante Arrhenius a obtenu le prix Nobel de chimie en 1903.

(2) Suki Manabe a reçu le prix Nobel de physique en 2021.

(3) Voir www.ipcc.ch

(4) https://essd.copernicus.org/articles/16/2625/2024/