
Politique Internationale — Pouvez-vous nous rappeler quelques dates clés dans l’histoire du risque ?
François Ewald — Ce n’est pas facile tant la notion est équivoque entre sa dimension philosophique et morale — une manière d’interroger la « responsabilité » — et sa dimension technique — juridique, financière, assurantielle, environnementale. De fait, ces deux dimensions ne vont cesser de se croiser.
La notion apparaît au Moyen Âge pour justifier que le banquier, le prêteur, puisse prétendre que l’emprunteur lui rende plus qu’il n’a donné. La dimension morale est encadrée par une théologie catholique qui interdit l’usure. Les franciscains apporteront cette idée que le banquier exerce une fonction sociale utile — permettre à la société de s’engager sur l’avenir — et que cela justifie la rémunération de son « risque ». Par conséquent, la rémunération du risque n’est légitime que dans la mesure où elle est mise au service de sa mission sociale et non comme principe d’enrichissement personnel. Cette dimension morale et financière du risque est toujours présente aujourd’hui.
La dimension assurantielle vient du commerce maritime et des premières pratiques d’assurance : les armateurs d’un port se répartissent entre eux le risque de navigation de manière qu’une perte qui entraînerait la ruine reste supportable. Le risque, en ce sens, ne désigne pas exactement un événement, mais la valeur monétaire qu’on attache à une perte potentielle liée à cet événement. C’est l’objet du contrat que les armateurs concluent entre eux pour se protéger mutuellement. Leibniz, bien plus tard, prendra appui sur ce schéma pour préconiser une assurance obligatoire municipale contre l’incendie.
Une troisième dimension va concerner le calcul de la valeur du risque. Dimension mathématique qui prend appui sur les jeux de hasard, très répandus au XVIIe siècle. La théorie du risque s’enrichit alors des travaux des plus grands mathématiciens : Pascal, par exemple, qui formule la règle des partis dont la traduction morale se trouve dans le fameux « pari ». Le risque est interprété à partir du calcul des probabilités. Il ne s’agit pas de valoriser le goût du risque du joueur, mais de se servir du calcul des chances pour plaider que, s’il est un être rationnel, l’athée doit parier sur l’existence de Dieu et adapter sa conduite en conséquence.
Une dernière dimension est liée, au XVIIIe siècle, au progrès de l’idée démocratique et à la philosophie de l’épargne individuelle. Cette philosophie est à la source du développement des assurances qu’on dira « terrestres » pour les opposer à l’assurance maritime : assurance vie, assurance incendie. L’assurance devient sociale à plusieurs égards : elle se mue en un schéma de fonctionnement d’une bonne société — par la mutualité et le partage des risques —, comme manière de couvrir les risques dont on tend à rendre chacun responsable. Le risque accompagne ainsi la naissance du « bourgeois ». Plus grand-chose à voir avec le risque du chevalier qui, dans un geste de dépense pure, risquait sa vie au combat. Il s’agit ici d’être prudent au sens moderne du mot. On doit mesurer les risques que l’on prend afin de ne pas mettre sa fortune en péril. Le principe de précaution n’est pas si loin.
P. I. — L’Antiquité, le Moyen Âge, l’Ancien Régime… Ces balises successives sont éclairantes. Mais à partir de quand le risque envahit-il systématiquement tous les pans de l’activité humaine ?
F. E. — Je vous répondrais volontiers en fonction de ce que je viens de dire : depuis toujours. Roger Caillois, dans son très bel essai sur Les Jeux et les hommes, donne au risque une dimension anthropologique.
En soi, c’est une caractéristique fondamentale de l’humanité d’être confrontée au risque, que le terme soit ou non mobilisé. Mais penser ce qui arrive comme risque permet une rationalisation des choix et des engagements qui caractérisent l’époque moderne. Et comme le risque est une fiction, une manière de penser le réel, le danger, l’événement, tout, pratiquement, peut être « mis » en risque, en dehors de ces événements sur lesquels on ne dispose pas de suffisamment de données pour y appliquer le calcul des probabilités. Moment de la pensée du risque que synthétisera magistralement l’économiste américain Frank Knight dans Risk, Uncertainty and Profit. La limite du risque est l’incertitude. On est ici en pleine actualité : dans le conflit entre ceux qui pensent que tout « risque » est rationalisable en fonction des données disponibles et ceux qui, les « précautionneux », tiennent que la connaissance humaine est fondamentalement limitée et qu’il faut prendre en compte dans notre évaluation des « risques » ce qu’on ne sait pas ou pas encore. Le risque se disperse alors dans l’océan de l’incertain. Pour le « précautionneux », le plus grand risque, au sens philosophique et moral, est de se confier au risque, au sens technique. Il faudrait penser l’impensable — ce qui n’est guère aisé. Pourtant, il y a bien des « cygnes noirs » (1).
P. I. — Le droit, l’économie, la finance… Autant de domaines où le matériel est très présent. À partir de quand l’émotionnel pénètre-t-il la sphère du risque ?
F. E. — L’émotionnel est à l’origine de la notion de risque, qui est une manière de conjurer l’angoisse de l’incertain. On peut tenter de le faire par de nombreux moyens intellectuels : de la divination et l’interprétation de signes au calcul sur des données, des premières statistiques au big data actuels. Mais n’allons pas croire que l’intelligence artificielle mettra fin à l’incertitude et donc au hasard. Mystère du contrat d’assurance : comment expliquer qu’un agent accepte de prendre le risque d’un autre, et qu’il le fasse en pensant pouvoir y gagner de l’argent ? Parce que, grâce à la mutualisation, il va compenser ce qu’il perd ici par ce qu’il gagne sur les autres qui seront préservés. Le calcul lui enseigne à quelles conditions il ne perdra jamais. En revanche, l’assuré, lui, est seul face à ce qu’il redoute : il ne peut pas probabiliser l’événement qu’il craint, le calcul des probabilités ne s’appliquant pas au cas individuel. Le risque prend pour lui la forme de l’incertain. Et, pour s’en libérer, il est prêt à payer au-delà de ce que vaut statistiquement son risque.
Mais, vous avez raison : en principe, avec le risque, on est dans l’ordre d’un calcul censé nous affranchir des émotions. Or il n’en est rien. Pourquoi ? La première réponse est, comme je viens de le dire, que l’émotionnel, la crainte, l’angoisse, la peur sont à l’origine de la pensée des événements comme risques. On peut y ajouter deux autres raisons plus conjoncturelles : cela tient aussi à la manière dont les risques sont distribués. Les risques sont perçus comme liés aux rapports de pouvoir dans la société. C’était déjà le cas au XIXe siècle des risques du travail pensés comme dépendants de l’autorité patronale. Et c’est aujourd’hui celui de nombreux accidents qui seraient l’effet de la manière dont certains exercent le pouvoir qui est le leur : les accidents médicaux ou pharmaceutiques, les risques liés à l’environnement — des pollutions au réchauffement climatique — ou à la consommation… L’imputation des risques, les procès en responsabilité sont une des formes des luttes sociales contemporaines et des batailles pour la reconnaissance. Cela tient aussi à la moralisation des comportements auxquels donne lieu le « risque ». Nous serions tous des assistés, toujours à la recherche de nouvelles protections. Le risque est devenu un principe de ségrégation sociale, autant de stigmatisation que de valorisation. Dans cet usage, il n’est pas un principe d’inclusion et de pacification, comme il a pu l’être depuis la fin du XIXe avec le « solidarisme », mais une ligne d’affrontement entre deux visions morales.
P. I. — Comment en êtes-vous venu à vous intéresser à la notion de risque, que l’on ne relie pas spontanément à la philosophie ?
F. E. — J’ai abordé ces thématiques au cours des années 1970. À l’époque, elles étaient, dans le monde intellectuel, essentiellement l’affaire des juristes — droit des obligations, droit social — et des économistes, les deux ne communiquant guère. Et, dans le monde pratique, celle des assureurs et des financiers. Le « risque » était une catégorie technique qui ne donnait pas lieu à de grandes envolées philosophico-morales, comme cela le deviendra une quinzaine d’années plus tard. J’ai pris conscience de l’importance de la notion en travaillant sur la manière dont la question des accidents du travail était problématisée. Au cours du XIXe siècle, elle avait donné lieu à un débat considérable autour de la responsabilité qui allait trouver sa solution dans l’idée qu’il s’agissait d’un « risque professionnel » imputable au « chef d’entreprise » et que celui-ci devait indemniser. Précisément, dans les années 1970, catastrophes minières — Fouquières-les-Lens, Liévin — et accidents mortels au travail vont conduire à interroger une problématisation qui, d’une certaine manière, « tolérait » les accidents. J’ai fait de cette étude une thèse de… philosophie (L’État providence, Grasset, 1986) et ai ainsi contribué à faire sortir la notion des domaines spécifiques où elle restait confinée.
P. I. — À quel moment le risque fait-il vraiment irruption dans le débat intellectuel ?
F. E. — De fait, dans les années 1980, nous sommes trois en Europe à avoir publié pratiquement en même temps des ouvrages qui mettaient le « risque » au cœur de la philosophie politique : moi-même donc, Ulrich Beck, un Allemand, qui publie La Société du risque et Orio Giarini, un Italien, ancien membre du Club de Rome. La notion sort alors de son anonymat technique pour devenir, ou redevenir, une catégorie philosophique, sociologique et morale. Cela se comprend dans le contexte de la poussée libérale des années 1980 — qui cherche à marier risque et responsabilité —, de la recherche d’une « troisième voie » politique — Clinton, Blair —, de la montée des techniques financières — dont le risque est la matière première — et des questions d’environnement. Le « risque » est en même temps appelé à devenir le support de la morale individuelle et sociale. Il est bien d’« aimer le risque ». On distingue les « risquophiles », qu’on honore, et les « risquophobes », dont il faut avoir honte. Toute une idéologie avec laquelle j’ai assez vite pris mes distances.
Mais tout cela ne vaut que pour la période récente, les cinquante dernières années. Nous sommes loin d’avoir inventé le « risque », notion qui, autant dans sa dimension morale que technique, est sans doute aussi vieille que l’homme, même si le mot n’est utilisé que depuis le Moyen Âge. De quoi parle donc la tragédie grecque sinon du risque sous la forme du destin et de la responsabilité ? De quoi est-il question dans la morale d’Aristote, centrée sur la notion de « prudence », sinon du bon rapport au risque ? Pourquoi les commerçants phéniciens inventent-ils les premières techniques financières sinon pour parer aux risques liés au commerce maritime ?
P. I. — Aujourd’hui, le risque n’a jamais été aussi présent dans les conversations. De quelqu’un qui se décide à franchir le Rubicon, on dit qu’il « va prendre son risque ». D’un autre qui possède un esprit aventureux, on explique qu’il « aime prendre des risques ». D’un troisième qui réalise un exploit, on insiste sur « son goût du risque ». Tout cela est assez louangeur finalement…
F. E. — Vous noterez que ces expressions désignent des dispositions morales discutées depuis toujours, et en tout cas bien avant qu’on ne mobilise le terme de « risque » pour les qualifier. La notion de risque a été essentiellement utilisée depuis la fin du XIXe siècle dans un sens « solidariste », les risques des individus étant pensés comme un démembrement d’un risque social global. C’était la société qui portait les risques, et il convenait d’examiner si leur répartition était juste ou injuste. Et d’imaginer des dispositifs de correction et de mutualisation. C’est de cette vision que procède beaucoup de nos institutions, à commencer par la Sécurité sociale. Aujourd’hui, on assiste à un retour du balancier et au déplacement de la notion de risque du social vers l’individuel. Le nouveau bourgeois, l’anywhere, le membre de la nouvelle élite, professe une morale du risque bien proche de l’existentialisme d’un Jean-Paul Sartre, selon lequel nous serions radicalement responsables de nous-mêmes. De principe de socialisation, le risque est devenu principe d’individualisation, de singularisation. Le risque devrait valoriser une élite ; il serait le principe d’une distinction morale, justifiant une sécession sociale.
Permettez-moi de me tenir à distance de tout cela. L’élaboration de la notion de risque constitue à n’en pas douter un « progrès de l’esprit humain » (Condorcet) autant dans sa dimension intellectuelle que sociale — songez au nombre d’institutions dont elle permet l’existence et le développement. Elle vaut mieux que les idéologies qui utilisent l’équivoque de la notion dans sa dimension philosophique et morale. L’amour du risque pour le risque peut caractériser l’aventurier, ce n’est pas une vertu. Il est au principe de bien dangereux fanatismes. Le courage n’est pas la témérité.
(1) Voir : Nassim Nicholas Taleb, Le Cygne noir, la puissance de l’imprévisible, Les Belles lettres, 2012.