Politique Internationale — Vous parlez du XXIe siècle comme celui d’un choc technologique. Que recouvre exactement cette notion ? Avec quels nouveaux risques et menaces à la clé ?
Asma Mhalla — Ce choc technologique dont je parle possède trois grandes caractéristiques. La première d’entre elles réside dans une capacité de microciblage hors norme : si petite soit-elle, la cible est atteinte grâce à la vague d’innovation. On y reviendra. La seconde caractéristique consiste dans l’hypervitesse : tout se déroule à une allure accélérée, dans un système devenu dual. Dual au sens où les nouvelles technologies embrassent aussi bien le civil que le militaire, l’espace public que la sphère privée, le champ de l’individu que celui de la société, avec des interactions permanentes. On voit ainsi émerger des acteurs complexes, dont les racines et les domaines d’intervention sont multiples. Prenons l’exemple des influenceurs : au départ, ils s’inscrivent dans un petit cercle, avec un côté assez ludique, avant que très rapidement ils n’élargissent leur périmètre, avec des desseins moins avouables.
Quant à la troisième caractéristique du choc technologique, elle renvoie à ces géants devenus incontournables, les Big Tech. Leur ascension est d’autant plus impressionnante qu’elle ne faiblit pas. Ces groupes avaient une vocation originelle : la technologie et ses développements. Désormais, ils ont changé de dimension : les voilà devenus acteurs systémiques, c’est-à-dire capables de se déployer de manière universelle, via de nombreux segments d’activités, et de peser sur les grandes orientations politiques, sociales et culturelles. Ils restent toujours des acteurs économiques, mais ils se sont surtout imposés comme des instruments de pouvoir et de puissance. On sait, par exemple, que plusieurs technologies dernier cri sont utilisées sur les champs de bataille, qu’il s’agisse de l’Ukraine ou de Gaza, pour citer deux des principaux théâtres d’opérations actuels.
P. I. — Commençons par le microciblage : qu’est-ce qui vous fait dire que la cible est atteinte avec tellement de facilité ?
A. M. — Aujourd’hui, la technologie permet de collecter un nombre infini de données relatives aux individus. À comparer à ce qui se faisait auparavant, quand l’approche ne dépassait pas, ou peu, les grandes masses ; on raisonnait alors à l’échelle des entreprises, des organisations, des segments de population… Aujourd’hui, la personne est presque déshabillée : toutes ses données personnelles sont quasiment sur la place publique. Autant dire que ceux qui disposent de ces données peuvent se livrer à une analyse très fine des comportements. Ils deviennent presque des entomologistes.
Ce microciblage ne serait pas si préoccupant s’il restait circonscrit à des utilisations limitées comme la publicité commerciale. Ce n’est pas le cas : la masse de données est exploitée à de multiples fins, qu’il s’agisse de définir des profils de consommation, d’influer sur des orientations politiques, d’orienter des choix socio-culturels, de se repérer au milieu des communautés… Le microciblage élargit la focale sur quantité de registres qui pouvaient autrefois passer inaperçus. Tout est passé au crible. Je parle ici des personnes parce que cette plongée dans l’intime est spectaculaire, mais la quasi- totalité des acteurs, les entreprises et les gouvernants en particulier, peuvent être explorés de la même façon.
P. I. — Vous insistez également sur l’hypervitesse. S’agit-il d’une perpétuelle course contre la montre ?
A. M. — Un philosophe a parfaitement théorisé cette dictature de l’instantané qui empêche de prendre du recul et nuit à la profondeur de la réflexion. Les travaux de Paul Virilio précèdent l’entrée dans l’âge d’or du numérique, mais cela n’enlève rien à leur acuité. Au contraire, ils présentent un aspect visionnaire, à l’instar de ces assertions : « Notre technologie, si nous ne luttons pas, si nous nous couchons devant, nous ne serons plus des hommes. La technique, elle est là pour se battre avec, elle ne progresse que par nos luttes, que par la dénonciation de ce qu’elle a de négatif. »
Virilio a très bien compris qu’une guerre doit être menée contre les technologies, sous peine de nous rendre captifs des innovations qui s’enchaînent, prisonniers des ruptures qui interdisent le moindre esprit critique. Est-il besoin de rappeler comment les fake news déferlent avec une célérité incroyable ? Ou comment la désinformation menace à tout instant, au fil de contenus qui sont habilement travestis ? Virilio a anticipé les dégâts de la lame de fond technologique : le concept de vitesse, qui sous-tend ses considérations et qu’il a largement développé, nous fait entrevoir un large éventail de dangers.
P. I. — La montée en puissance des Big Tech : comment illustrer leur singularité, qui en fait des acteurs à part ?
A. M. — En devenant des acteurs hybrides, ces groupes ont changé de statut. Rappelons qu’il s’agit à l’origine d’entreprises privées, étroitement reliées à la tech et capables à ce titre, au fur et à mesure des innovations, de s’implanter sur des marchés aussi variés que l’industrie, la santé, les médias, les télécommunications, les services… Bref, le savoir-faire technologique confirme qu’il est une formidable porte d’entrée pour investir tel ou tel créneau, via le potentiel de développement porté par le numérique.
Mais l’hybridité n’est pas là : elle réside dans le fait que ces méta-plateformes, omniprésentes par leurs activités, interviennent désormais dans les champs politique, diplomatique, géopolitique, militaire, leur zone d’influence s’élargissant au régalien et au sécuritaire. Elles deviennent des fournisseurs de premier plan du fonctionnement de l’appareil d’État. Ces trois dernières années, les Big Tech ont définitivement changé de statut. Avec des exemples qui ne manquent pas : ainsi, quand Elon Musk prend la parole, son intervention est considérée, pas seulement par les médias, comme celle d’un gouvernant en prise directe avec les affaires de la planète : nous avons largement dépassé le stade du « simple » dirigeant économique. En l’occurrence, la plupart des gens savent qui est Elon Musk et sa volonté affichée de révolutionner les modes de transport. L’impact technologique se révèle d’autant plus fort, à travers lui comme à travers d’autres personnalités, qu’il modifie en profondeur les habitudes du quotidien. En 2023, Sam Altman a organisé une tournée diplomatique dans le monde entier pour accompagner l’adoption de ChatGPT et Peter Thiel structure l’ancrage de l’alt- right au sein d’une partie de l’élite de la Silicon Valley.
P. I. — Des Big Tech aux Big States, il n’y a qu’un pas…
A. M. — Les Big States, ces sont ces États qui non seulement collaborent étroitement avec les Big Tech mais qui, aussi et surtout, utilisent massivement les outils technologiques pour modeler leur politique de puissance. En cela, les deux modèles, américain et chinois, se rejoignent. S’agissant de la coopération, il serait trop long de décliner l’ensemble des projets : à intervalles réguliers, on voit des pays octroyer des marchés clés aux Big Tech, dans les transports, les services numériques ou la santé. À un certain stade, les projets sont quasiment érigés en programmes d’importance nationale comme en Grande-Bretagne, par exemple, avec Microsoft. Le risque, pour le « nous » — c’est-à-dire le faire société en démocratie —, c’est bien la tentation d’une massification de la techno- surveillance à bas coût, au prix de nos libertés fondamentales. Le désir de contrôle, dans un monde instable gouverné par le risque, est bien là, avec des moyens de surveillance accrus grâce aux nouvelles technologies. Étant entendu que, dans certains États — les techno- autoritarismes que sont la Russie, la Chine et, à certains égards, l’Inde —, cette politique est poussée au maximum, contrairement à d’autres régions où des garde-fous existent encore, comme chez nous. Ce qui m’amène à dire que l’intelligence artificielle, en tant que telle, peut rapidement devenir ultra-structurante sur le plan politique : si elle est employée à des fins malveillantes, belliqueuses ou coercitives, pour museler une opinion, transmettre de fausses informations, augmenter la létalité de conflits désormais hybrides, à la fois cyber et cinétiques. En l’occurrence, c’est ce qui se produit depuis la guerre en Ukraine.
P. I. —Précisément, comment le choc technologique a-t-il fait irruption dans le domaine militaire ?
A. M. — Les systèmes d’IA à usage militaire ne sont plus une exception ou à l’état d’expérimentation dans les guerres. Les conflits en Ukraine et à Gaza en constituent un bon exemple : la technologie ne remplace pas la guerre traditionnelle mais ses outils, les drones notamment, permettent ô combien d’appuyer les méthodes existantes. Israël utilise ainsi un logiciel spécial au service de « frappes chirurgicales », si tant est que l’on puisse croire à cette notion de bombardement ciblé. D’une manière générale, le champ de bataille concentre énormément de données, à partir desquelles les combattants vont pouvoir élaborer des stratégies.
On parle ici de la guerre à travers ses manifestations les plus visibles et les plus violentes, mais la guerre d’influence utilise depuis longtemps les technologies numériques. C’est Washington, par exemple, qui dénonce le rôle du réseau TikTok comme celui d’un espion au service de la Chine.
P. I. — Face aux dérives de la lame de fond technologique, certains responsables politiques ont évoqué la possibilité d’encadrer l’utilisation des écrans. Que faut-il penser du scénario d’un rationnement numérique ?
A. M. — Je suis sceptique sur ces scénarios de limitation qui, d’un simple point de vue technique, sont difficiles à mettre en œuvre. De même, pousser des cris d’orfraie pour stigmatiser telle ou telle dérive ne sert à rien. En revanche, la sensibilisation autour de nouveaux réflexes cognitifs sera très utile : faire comprendre aux gens que le digital, l’Internet, l’intelligence artificielle peuvent facilement les tromper. Et qu’il s’agit d’être robuste pour riposter à ces « agressions ». Nous en revenons aux travaux de Paul Virilio : apprenons à lutter pour ne pas être manipulé. Cela implique en particulier de faire soi-même le tri entre les outils, de connaître leurs modalités et leurs finalités. Toutes les plateformes et tous les services numériques ne se valent pas.
P. I. — L’exposition de la jeunesse à l’avalanche technologique revient fréquemment parmi les sujets de préoccupation. Comment protéger cette jeunesse ?
A. M. — Les batailles sont rarement perdues d’avance. Le sujet est prégnant parce que, dans l’éducation, le digital a quasiment supplanté l’écrit ou en tout cas l’essor du premier se fait au détriment du second. C’est l’un des enjeux actuels que de se demander comment empêcher l’hégémonie numérique de balayer les apprentissages plus traditionnels. La problématique d’une hygiène cognitive est posée : comment rester vigilant face à un déferlement et comment maintenir un certain niveau de réflexes pour permettre à la jeunesse d’apprendre, de réfléchir, de discerner, en un mot comme en cent, de s’épanouir. On parle beaucoup des modérateurs, mais la modération est parfois un acte biaisé. Il faut d’abord compter sur ses propres connaissances pour bénéficier efficacement des avancées numériques.
Bien sûr, on pourrait penser qu’il s’agit quasiment d’une mission de service public que d’intervenir dans ce domaine mais la tâche est rude : en toile de fond, les inégalités sociales viennent rappeler que les jeunes ne sont pas tous exposés de la même façon à la lame de fond numérique. Il faut de la pédagogie et un cadre adéquat pour réussir à faire comprendre que les technologies ne sont pas l’alpha et l’oméga.
P. I. — On mesure bien le poids du politique dans la diffusion du choc technologique. Mais quid du juridique ? Le front réglementaire permet-il d’ériger des barrières efficaces ?
A. M. — Si l’on prend le cas de l’Europe, celle-ci est partie avec beaucoup de retard. On comptait essentiellement sur le déclaratif des politiques pour assigner des règles et beaucoup moins sur le côté réglementaire. Les choses sont en train de changer : des règlements ont été élaborés à Bruxelles qui fixent des limites à la toute-puissance des grandes plateformes. Nous n’en sommes probablement qu’au début de la législation du numérique, mais il est indispensable de poser des jalons. La difficulté consiste à avoir une approche globale : pour le moment, la réglementation se fait souvent de manière trop silotée.
P. I. — Qu’est-ce que chacun d’entre nous peut faire, à sa petite échelle, pour se mettre au diapason de ce choc technologique ?
A. M. — J’encourage à prendre un « temps froid ». Par exemple, quand nous sommes exposés à un contenu, il ne faut pas s’engouffrer dans ce que Stiegler appelait le capitalisme pulsionnel pour se goinfrer d’informations mais au contraire de se poser, ne serait-ce que quelques secondes, pour s’interroger sur la validité du contenu, sa source, son intention. Le monde est ainsi fait que nous sommes soumis à un flot d’informations, quel que soit le sujet, y compris si celui-ci est sans importance. Pour être en état de penser correctement
— cette fameuse hygiène cognitive —, il est indispensable de s’abstraire de la « chaleur » ambiante. À la limite, ce temps froid pourrait ressembler à une gymnastique destinée à se prémunir contre les scories de la transmission technologique. Prenons garde : si la société économise sur ces secondes de réflexion, c’est la place du citoyen, mais aussi l’identité politique de nos démocraties qui risquent d’en pâtir.