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Économie : le pire n’est jamais sûr

Politique InternationaleS’il fallait résumer les grands risques économiques actuels, que mettriez-vous spontanément en avant ?

Gilles Moëc — Les risques à court terme sont étroitement liés à la donne géopolitique, à commencer par le conflit russo-ukrainien. Les tensions entre la Chine et les États-Unis sont également très préoccupantes : dans ce dossier, l’Union européenne (UE) est tiraillée entre les deux forces en présence. Si l’alignement de l’UE sur les positions américaines est une réalité de longue date, il est sujet à soubresauts, et les intérêts économiques ne sont pas totalement convergents : les relations commerciales sino-européennes restent en effet plus équilibrées — ou moins déséquilibrées — que celles qu’entretiennent les États-Unis et la Chine, en dépit d’une vive concurrence sur certains produits stratégiques. Cet affrontement sino-américain contribue pour une bonne part à la relance des thèses protectionnistes, avec des effets de contagion en Europe. Non pas que les grands principes du libre-échange soient contestés, mais l’UE ne veut plus faire preuve de naïveté. Le projet de nouvelle taxe compensatoire sur les véhicules chinois rentre dans ce cadre. C’est compréhensible, mais attention à ce que cette approche plus « musclée » ne dérive pas vers une remise en cause plus profonde du libre-échange. Aux États-Unis, au cours de la campagne, Donald Trump avait été clair : une augmentation de 10 % des droits de douane sur l’ensemble des produits importés est un scénario susceptible d’être mis en œuvre, avec un « traitement spécial » de 60 % sur les produits chinois. Il ne s’agit plus de faire appliquer les bonnes règles en matière de commerce international, mais plus généralement d’entraver le développement de la Chine.

D’une manière générale, les tensions géopolitiques sont assorties de plusieurs menaces connexes, notamment sur le marché de l’énergie, dont on se souvient combien il a été secoué il y a deux ans. Comment trouver un mix énergétique qui satisfasse à la fois aux exigences de décarbonation et à une offre de fourniture à un prix raisonnable ? La France est bien placée sur ce point, mais la plupart des pays ne peuvent pas en dire autant.

P. I.Et les risques à long terme ?

G. M. — L’essor du Big Data, la montée en puissance de l’intelligence artificielle (IA) sont des phénomènes qui suscitent à la fois de l’enthousiasme et de l’inquiétude. Parmi les retombées redoutées sont évoqués pêle-mêle le creusement des inégalités sociales, l’impact sur l’emploi ou encore l’intrusion dans la vie privée. Ces menaces doivent sans doute être examinées et gérées. Il n’empêche : le discours relatif à l’IA est souvent exagérément négatif. Cette innovation technologique est un formidable accélérateur de productivité, alors même que, depuis plus d’une décennie, la faiblesse des gains de productivité représente pour l’Europe un facteur de freinage majeur, le fossé ne cessant de se creuser par rapport aux États-Unis.

L’autre risque important sur le long terme qui, lui, ne souffre d’aucune ambiguïté, est celui du réchauffement climatique. Il faut répéter que le coût final de l’inaction sera massif, même si les sacrifices à consentir pour parvenir au « net zéro » peuvent paraître lourds : les études successives témoignent d’une détérioration de la situation, avec pour l’instant une incapacité à maintenir la trajectoire de hausse des températures dans l’épure des accords de Paris. Cela ne signifie pas que rien n’est fait. La transition écologique est abordée aujourd’hui de manière plus pragmatique ; l’idéalisme qui prévalait jusque-là s’est estompé. Les questions d’acceptabilité ont voix au chapitre, au bénéfice d’une transition plus juste, qui ne pénalise pas certaines catégories de la population.

P. I.Une fois mesurée l’ampleur des risques, quels sont les acteurs destinés à être en première ligne pour entraver leur montée ? Les États, les institutions internationales, les entreprises…

G. M. — Un peu tout le monde, pour user d’une formule un brin schématique. En tout cas, personne ne possède ce luxe de pouvoir rester les bras croisés. Pour donner une impulsion, les ONG sont sans doute les acteurs les plus aptes à se mobiliser.

Mais si l’impulsion est une chose, la réalisation en est une autre. Or les deux ensemble, représentées respectivement par les États et les entreprises, sont indispensables pour tenter de réduire les risques. Par exemple, c’est le politique qui décide d’une stratégie énergétique, centrale pour parvenir au « net zéro », et qui pèse donc sur les coûts associés. Quant aux entreprises, elles sont — presque — partout à la manœuvre, détenant notamment les clés de l’innovation technologique en faveur de la décarbonation. Ce sont les entreprises qui, pour beaucoup, donnent une traduction opérationnelle aux choses. Car il ne faut pas se tromper : la diminution des risques est fondée avant tout sur des éléments physiques. On le voit bien dans l’énergie, avec de nouveaux outils et de nouveaux systèmes qui se mettent en place.

Il arrive à ce sujet que les gouvernements entrent en conflit avec les entreprises. Les premiers, considérant que les efforts financiers pour la transition énergétique sont trop lourds à assumer, décident d’en reporter le poids sur les secondes, en comptant par exemple sur leurs choix d’investissements pour hâter la décarbonation. Mais les entreprises ont besoin, pour déterminer leur politique d’investissement, d’une visibilité sur des grands choix — le mix énergétique, le prix du carbone, la fiscalité… — que seuls les gouvernements peuvent offrir.

P. I.Et les individus ? À leur petit niveau, sont-ils capables de faire bouger les choses ? D’incarner une force de résistance face aux risques ?

G. M. — Les individus sont des citoyens qui votent. Ils peuvent donc influer sur le cours des événements, sur ces grands choix énergétiques ou fiscaux que j’évoquais. C’est pour moi le canal principal. N’exagérons pas la portée des comportements individuels. La culpabilisation peut à terme engendrer des réactions de frustration, qui viendraient rendre politiquement impossible la mise en œuvre de solutions collectives. Il n’est pas du tout évident que la somme d’initiatives individuelles en matière de consommation suffira à enclencher à temps la transition. Chacun peut, à son échelle, décider de réduire sa dépense d’électricité, mais il n’a pas toujours le choix de la source, carbonée ou non, de cette électricité.

P. I.Comment sortir de la culpabilisation ?

G. M. — Il me semble que l’on parle davantage des préférences. On le voit dans l’attitude des acteurs économiques vis-à-vis de leurs clients, avec le souci de mieux les connaître, de mieux les approcher, de mieux identifier leurs besoins et leurs appétences, quitte à réagencer leur offre de produits et de services. Pour les entreprises financières, cela signifie la possibilité d’orienter l’épargne de leurs interlocuteurs après une discussion explicite de leurs préférences, par exemple en matière d’investissement soutenable. Dans le domaine énergétique, les entreprises se mettent davantage en situation d’écouter leurs clients.

P. I.Face aux risques économiques, la dynamique collective, au sens des coopérations susceptibles d’être renforcées, est-elle à trouver auprès des alliances institutionnelles, des actions interétatiques, des groupements internationaux ?

G. M. — Là encore, tout le monde est sommé de se mobiliser. Mais pour quels effets ? Depuis plusieurs années déjà, le poids de l’action internationale s’est affaibli sur le plan économique. Il faut remonter à 2008 pour trouver la trace d’un engagement efficace d’un point de vue global : 2008, c’est la crise financière que l’on connaît, d’une intensité que les gouvernements vont pourtant réussir à surmonter. À l’époque, ils disposent d’un centre névralgique pour coordonner leurs opérations, en l’occurrence le G20. Surtout, ils travaillent en confiance les uns avec les autres. Cette double caractéristique — un point d’ancrage et une conscience aiguë de la nécessité de coopérer face à une crise systémique — a puissamment contribué à juguler, en définitive assez rapidement, la crise financière.

Aujourd’hui, au contraire, c’est un peu chacun pour soi. La preuve dans le secteur de l’énergie, où les intérêts particuliers prévalent largement. Ainsi l’Opep n’a-t-elle pas d’autre vocation que de défendre le recours au fossile et les revenus de ses membres. Un cas de figure qui se décline à l’échelle de la quasi-totalité des organisations, une exception notable étant toutefois incarnée par la COP, que les Nations unies ont dotée d’une gouvernance adéquate, avec l’expertise unanimement respectée du GIEC. À l’arrivée, grâce à la COP, ses indicateurs précis et la mise à disposition d’équipes compétentes pour avancer sur des trajectoires, le débat écologique a gagné en consistance et, si je puis dire, en rationalité. À Paris en 2015, la COP21 s’est imposée comme une référence en matière d’engagement collectif, même si les défis climatiques restent gigantesques et la feuille de route, loin d’être honorée.

P. I.Le partage de la valeur est un thème largement abordé aujourd’hui, évoqué comme une possibilité d’atténuer les ferments de crise sociale. S’agissant des entreprises, on connaît les griefs récurrents adressés aux grands groupes : des actionnaires privilégiés, des dirigeants bien — trop ? — récompensés. Ces reproches sont-ils justifiés, réducteurs, caricaturaux ? Que disent-ils des menaces qui pèsent sur notre société ?

G. M. — Ces griefs ne sont pas sans fondements, lesquels sont difficiles à généraliser tant les situations diffèrent d’un pays à l’autre. Dans certains pays, les profits réalisés par les entreprises ont énormément progressé tandis que les salaires ont stagné. Dans d’autres, comme la France, le partage entre salaires et profit est resté globalement stable. C’est pourquoi, dans nos métiers, nous devons faire preuve d’agilité pour travailler sur des environnements en mutation. Mais ces préoccupations sont intégrées dans notre stratégie de vote aux assemblées générales des entreprises dans lesquelles nous investissons. Il nous arrive régulièrement de voter contre des propositions de rémunération des dirigeants qui nous paraissent excessives.

Un autre facteur de complexité réside dans la distance entre l’appareil statistique et la réalité perçue sur le terrain. Nous sommes habitués chez AXA à traiter des quantités de données, à l’image du Future Risks Report, que nous publions chaque année et qui permet de mettre en perspective un grand nombre de chiffres. Or nous constatons dans plusieurs pays un écart important entre la situation objective des inégalités sociales, telles que les sources statistiques les représentent, et les perceptions de l’opinion publique en général, beaucoup plus négatives. Ce fossé entre données et « ressenti » est un vrai défi pour les décideurs.

P. I.Les groupes d’assurance sont présentés comme ayant les moyens de proposer un baromètre social. Est-ce effectivement le cas ?

G. M. — Nous jouons un rôle de vigie. Cela tient à la spécificité de nos métiers : l’un des socles de l’assurance, la sinistralité, implique de savoir anticiper ; nous assurons d’autant mieux nos clients que nous avons réfléchi en amont aux risques auxquels ils sont exposés pour, le cas échéant, y parer dans les meilleures conditions.

Le fait que nous soyons un baromètre social tient également à notre proximité avec les rouages économiques. Un exemple parmi beaucoup d’autres : quand certaines pièces détachées font défaut pour les automobiles, en raison d’une pénurie de matériaux liée aux tensions géopolitiques, nous sommes immédiatement concernés puisque nous devons trouver des solutions pour réparer ou remplacer des véhicules. Lorsque les ménages ont commencé à ressentir la pression de l’inflation il y a deux ans, nous avions la même perception, puisque nous voyions le coût des pièces détachées monter. Cette plongée permanente d’un groupe d’assurance dans la vie réelle — les cas de figure sont légion —, accroît la sensibilité sociale qui est la nôtre.

Enfin, le recours à l’IA est un outil supplémentaire pour observer la société au plus près. Encore une fois, nous traitons une masse considérable de données, qui renseignent énormément sur l’évolution de la société. Au passage, il y a cette exigence, forte, de protection de l’accès à l’ensemble de ces informations, les risques relatifs à la cybersécurité étant devenus monnaie courante.

P. I.Dans le contexte actuel, diriez-vous que les risques sont tellement prégnants qu’ils finissent par peser sur le moral des ménages ?

G. M. — En fait, on s’aperçoit qu’il n’existe pas de rapport direct entre le degré de colère des gens et l’état de leurs difficultés économiques. Les plus en colère ne sont pas nécessairement ceux qui sont les plus exposés aux vicissitudes du quotidien. L’exemple des États-Unis est symptomatique : avant l’élection présidentielle, les enquêtes montraient clairement que les citoyens américains ne faisaient pas plus confiance à l’administration Biden sur le terrain économique qu’ils ne faisaient confiance à celle de Donald Trump ; ils étaient tout aussi remontés, alors même que la situation économique objective aux États-Unis s’était améliorée, avec plusieurs indicateurs encourageants, dont une progression forte des salaires réels.

P. I.Dans ce climat plutôt morose, distinguez-vous néanmoins des motifs d’optimisme ?

G. M. — En dépit de l’ambiance souvent crépusculaire dans laquelle nous évoluons, le progrès ne s’arrête pas. Il s’accélère même dans le domaine de la santé. Il est porté actuellement par l’IA dont les acquis, il convient de le répéter, sont considérables. Certains métiers, grâce à la technologie, sont rendus beaucoup plus intéressants qu’ils ne l’étaient. D’autres, qui étaient marqués au sceau de la pénibilité, sont désormais exercés dans des conditions plus confortables. D’autres encore deviennent particulièrement attirants aux yeux de la jeunesse.

À de nombreux égards, l’horizon se dégage. On en revient à l’état de l’opinion et à son addition de sentiments personnels : certaines personnes sont enclines à se dire que leurs enfants et a fortiori leurs petits-enfants rencontreront des difficultés économiques accrues, notamment en termes d’accès à l’emploi. Mais grâce au progrès technologique qui ne se dément pas, et aux ruptures qui en découlent, le tableau est loin d’être aussi sombre. L’avenir réserve des surprises intéressantes.