Politique Internationale — Année après année, le prix Albert Londres s’est imposé comme une institution. Ce qui n’empêche pas de dérouler un peu d’Histoire…
Annick Cojean — Le prix Albert Londres a été fondé par Florise Londres en 1932, juste après la mort du grand journaliste dans l’incendie du paquebot qui le ramenait d’un long reportage en Chine. Albert Londres chérissait sa fille unique, à laquelle il écrivait et envoyait des cartes postales du monde entier. Connaissant la passion de son père pour son métier, et admiratrice de son engagement absolu dans ce qui était presque une raison de vivre, celle-ci s’est donc entourée de collègues-amis de son père et de reporters de renom pour lancer un prix incarnant l’honneur et la grandeur du journalisme. Joseph Kessel, Lucien Bodard, Robert Guillain, Andrée Viollis, Roland Dorgelès ont notamment fait partie du jury, ainsi que, plus tard, Henri Amouroux, Josette Alia, Yves Courrière. Il y a deux conditions très simples pour se présenter au prix Albert Londres. D’abord être francophone. Des candidats belges, suisses, québécois, africains ont plusieurs fois été présélectionnés. En 2021, le prix a été attribué à une journaliste du titre libanais L’Orient-Le Jour, Caroline Hayek ; en 2023, à un journaliste indépendant belge, Wilson Fache. Ensuite, il faut avoir moins de quarante ans. Le prix ne vise pas à couronner une carrière, mais plutôt à repérer et à encourager un reporter prometteur et en pleine ascension. Pendant longtemps, le prix Albert Londres n’a célébré que la presse écrite. En 1985, Henri de Turenne l’a ouvert à l’audiovisuel. Puis j’ai milité pour que les livres de reportage soient, eux aussi, distingués. Depuis 2017, nous remettons donc trois prix.
P. I. — Qui compose le jury ? Et quels sont les critères de sélection ?
A. C. — L’une des raisons de la pérennité du prix repose sur la stabilité de son jury composé d’une vingtaine de membres. La majorité des jurés sont permanents, tous lauréats du prix Albert Londres, élus par leurs pairs et unis, je le crois, par des valeurs communes. L’autre partie est « tournante » : trois membres du conseil d’administration de l’association siègent au jury le temps de leur mandat ; les lauréats de l’année intègrent également le jury de l’année suivante. Cela permet un brassage de générations, une dynamique et un rafraîchissement des discussions et des regards, tout en assurant une stabilité dans l’appréciation de « ce qu’est un travail Albert Londres ». Au fil du temps, nous avons fini par constituer un véritable petit cercle amical ; il faut bien cela, car le menu est copieux, à hauteur chaque année d’environ 70 candidatures pour la presse écrite, une cinquantaine pour l’audiovisuel et une vingtaine de livres. Il faut tout voir, tout lire. Nous le faisons avec beaucoup de rigueur. Cela représente un immense travail pour une structure artisanale et évidemment bénévole.
Les critères de sélection ? D’abord, mais cela va presque sans le dire, la rigueur, l’éthique et l’exactitude de l’information. C’est la base. Ajoutons l’originalité de l’angle d’un reportage et la primeur du sujet. Mais ce qui nous importe surtout, et qui constitue « la patte Albert Londres », c’est la singularité d’un ton, d’un style, d’une plume ; la marque d’une générosité dans le regard et l’approche des gens ; la touche d’un journaliste qui vibre, frémit, s’implique, immergé dans son reportage comme l’était Albert Londres sur tous ses terrains d’action.
P. I. — Les reportages que vous êtes amenés à sélectionner doivent- ils être marqués au sceau de l’objectivité ?
A. C. — Si un bon travail de journaliste doit être neutre, froid, distant ? Certainement pas. L’honnêteté est fondamentale, comme le respect de l’équilibre des sources. Mais qui peut se targuer d’être parfaitement objectif ? En tout cas, cela n’a jamais été le but d’Albert Londres dont la plume sensible a souvent été combative, voire justicière. Comment ne pas citer sa phrase, devenue un peu l’emblème du prix : « Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort. Il est de porter la plume dans la plaie. » Albert Londres ne s’en privait pas ! Il portait témoignage, et il s’attribuait même un droit de suite. En conclusion de son reportage sur le bagne de Cayenne, Le Petit Parisien du 6 septembre 1923 publiait une lettre ouverte au ministre des Colonies, qui s’achevait par cette phrase : « Ce n’est pas des réformes qu’il faut en Guyane, c’est un chambardement. » Il n’écrivait pas pour distraire, même s’il avait de l’humour. Mais pour prendre à témoin. Et pour mobiliser. Plusieurs de nos lauréats ont cette même quête. Regardez l’impact du livre Les Fossoyeurs (Fayard) de Victor Castanet, notre lauréat de 2021, qui dénonçait les dérives du groupe Orpea et posait le débat sur les contradictions entre la recherche effrénée du profit et la qualité des soins dus aux résidents des maisons de retraite. Ce livre a jeté un véritable pavé dans la mare et fait bouger les lignes, obligeant les politiques à prendre position et la société en question à une complète réorganisation. Chapeau Victor ! Chapeau les jeunes journalistes qui osent s’attaquer à des sujets sensibles, douloureux, difficiles, parfois hautement inflammables.
P. I. — D’une manière générale, les prix décernés à des journalistes le sont souvent parce qu’ils ont pris des risques. Est-ce devenu la marque de fabrique de ce métier de journaliste ?
A. C. — Peut-on exercer cette activité sans prendre de risque ? Je ne le pense pas. Et puis tout dépend de ce qu’on entend par risque. Le risque physique existe, bien sûr, sur certains reportages et dans certaines régions du monde, notamment les zones de conflit armé. De plus en plus de zones géographiques sont interdites d’accès aux reporters. Voyez Gaza. Mais voyez aussi l’Iran, l’Afghanistan, certains pays d’Afrique, plusieurs républiques d’ex-Union soviétique… Le risque existe également — c’est récent et stupéfiant — lors de la couverture de certaines manifestations en France, où la défiance envers les médias encouragée par certains leaders populistes se traduit par des gestes et des propos très hostiles. Mais ce n’est pas le seul risque qu’affrontent ceux qui font le métier d’informer. Le risque le plus grand est celui de se tromper et donc de mal informer son lecteur. Voilà le plus grand péril ! Internet et les réseaux sociaux facilitent l’accès à l’information, mais sont aussi des terrains de propagande, de désinformation, de manipulation, de pressions, d’insultes, de chantage. Où est la vérité ? Quels sont les faits ? Que peut-on affirmer comme étant certain ? Comment débusquer mensonges et intoxication ? Garder distance et indépendance face à des rouleaux compresseurs qui confondent information et communication ? Oui, s’il est un risque important, c’est celui de se faire avoir par les entreprises de mensonge de plus en plus sophistiquées, de ne pas avoir le temps de tout vérifier, et donc de tromper son lecteur.
P. I. — Reporter de guerre : l’appellation confine au mythe. Est-elle toujours d’actualité ? Le prix Albert Londres consacre- t-il en majorité les sujets liés aux conflits ? Si oui, comment expliquer cette espèce de fascination ?
A. C. — Un bref récapitulatif des travaux des lauréats montre en effet qu’ils s’enracinent souvent dans des zones de fortes tensions — pêle-mêle, l’Irak, l’Afghanistan, la Syrie, le Congo, le Moyen- Orient... Plus récemment, l’Ukraine, la Russie, la Chine… Les reporters y font preuve de courage et d’engagement, s’impliquant très fortement pour offrir un journalisme humaniste et vibrant, bien dans la veine d’Albert Londres. Il faut reconnaître que certains contextes dramatiques sont plus propices à révéler de jeunes talents. Mais n’en tirons aucune conclusion : de grands sujets, magnifiquement traités, peuvent émerger des banlieues et des régions françaises. Le livre primé en 2023 s’appelait Silence dans les champs (Arthaud) et traitait, avec beaucoup d’humanité, des dérives de l’agriculture intensive en Bretagne. Quant à Philippe Pujol, qui a remporté le prix en 2014, il nous entraînait dans une enquête hors norme, au style décapant, au sein des quartiers Nord de Marseille.
P. I. — Vous-même, vous avez été récompensée par le prix Albert Londres. Quel travail vous a valu d’être distinguée ?
A. C. — J’ai reçu le prix en 1996 pour une enquête en cinq volets intitulée « Les mémoires de la Shoah » (1) et réalisée à l’occasion du cinquantième anniversaire de la libération des camps de la mort. J’y avais consacré plusieurs semaines, voyageant aux États-Unis et en Allemagne pour rencontrer un maximum de témoins et m’interroger sur la façon dont se transmettait l’expérience de la Shoah à travers les générations. Pour le premier volet, je m’étais rendue à Yale, afin d’étudier comment des universitaires américains, avec toutes les précautions nécessaires, interviewaient les survivants dans des vidéos qui deviendraient des documents pour l’Histoire. Puis je m’étais penchée sur la seconde génération, celle des enfants de survivants de la Shoah, ces bourgeons qui avaient éclos sur des branches calcinées, puisque la quasi-intégralité de leur famille avait péri dans les camps d’extermination. Le troisième chapitre était consacré à d’autres enfants, ceux des nazis cette fois : quelle mémoire véhiculaient-ils ? Quelle culpabilité ? Colère ? Rejet ? Fascination ? Ces rencontres avec les descendants de Goering, Hess, Frank ou Speer étaient profondément remuantes et chaque histoire était différente. Il y avait ceux qui restaient hantés par la Shoah, crachaient sur leur histoire familiale et n’avaient pas de mots assez durs pour qualifier leur géniteur. Et d’autres qui leur restaient fidèles, exprimant une étrange et perturbante fascination. Un quatrième volet racontait les rencontres organisées par un professeur israélien entre enfants de victimes et enfants de bourreaux. Ce qui s’y disait et les liens qui se nouaient étaient inouïs. Enfin, le cinquième volet de cette enquête se focalisait sur l’enseignement mis au point par une organisation américaine pour sensibiliser lycéens et enseignants à cette tragédie de l’Histoire, apprendre aux enfants à détecter les signes d’exclusion, de racisme et d’antisémitisme et prendre leurs responsabilités, quitte à faire preuve d’indiscipline. Ai-je besoin de dire que cette enquête m’a passionnée, bouleversée, peut-être transformée ? Je crois que, trente ans après, j’aimerais la reprendre et la poursuivre. Le sujet est tristement d’actualité.
P. I. — Peut-on dire que cette récompense a accéléré votre carrière ?
A. C. — Je n’ai jamais raisonné en termes de carrière et n’ai jamais aspiré à un poste dans la hiérarchie de mon journal auquel je suis fidèle depuis plus de quarante ans. Ce prix n’a donc rien changé à mon statut au journal, puisque j’appartenais déjà au pool des grands reporters. Tout juste m’a-t-il rassurée sur la reconnaissance de mon travail par des aînés qui figuraient dans mon panthéon des grandes plumes du métier. Peut-être m’a-t-il donné plus de confiance en moi pour oser proposer des sujets personnels ou audacieux. Mais, comme je vous le disais, ce prix n’est absolument pas une consécration. C’est un énorme encouragement à s’en montrer digne, à surprendre, se surpasser, maintenir une sorte de flambeau du journalisme. À respecter quoi qu’il arrive éthique, indépendance, déontologie. À ne pas céder à la facilité ou à relâcher l’écriture. Et certainement à rester modeste. Le journalisme est un métier d’humilité. Nous ne sommes que des passeurs d’informations, des faiseurs de liens entre ceux qui nous lisent et ceux qui agissent, souffrent, vibrent, décident, subissent et dont on raconte la vie. L’arrogance nous est interdite, ou devrait l’être ! Cela dit, les jeunes lauréats du prix Albert Londres, si heureux lors de la proclamation des résultats, subissent fréquemment les effets de la jalousie de la part de leurs confrères, et ne se prévalent jamais de leur prix… sauf sur la notice biographique de leurs livres. Un prix Pulitzer vaut instantanément aux journalistes américains de fortes hausses de salaire. Je crois bien qu’en France c’est l’inverse : « Tu as eu l’Albert Londres, tu ne vas tout de même pas réclamer en plus une augmentation ! » J’ai moi aussi entendu cette phrase alors que je ne demandais rien. C’est ainsi. J’avais même tellement peur d’avoir l’air de parader que, lorsque j’ai organisé un grand pot au Monde pour régaler mes collègues, je n’ai pas mentionné Albert Londres. La plupart des journalistes ont pensé que je fêtais mon anniversaire.
P. I. — Au fil de votre carrière, quels sont les événements qui vous ont durablement marquée ? De même, y a-t-il des personnalités qui vous ont spécialement impressionnée ?
A. C. — J’ai vécu les quatre dernières décennies au rythme des soubresauts de la planète. Je n’ai certainement pas tout couvert et n’ai jamais été correspondante à l’étranger. Mais les grands reporters du Monde sont susceptibles d’être appelés à tout moment pour suppléer un service ou partir en urgence sur un événement soudain : conflits, crises économiques ou humanitaires, élections, révolutions, tremblements de terre, inondations, manifestations, funérailles de Fidel Castro ou de Pavarotti, mouroirs de Calcutta… Les trois mois passés aux États-Unis après les attentats du 11 septembre 2001 m’ont profondément marquée. Le pays — la planète — était en état de choc, les certitudes sur l’idéal démocratique totalement ébranlées. On réalisait à quel point le modèle occidental pouvait être honni par une partie du monde, à quel point nos sociétés étaient vulnérables, à quel point était illusoire la période dite aux États-Unis de « l’hégémonie heureuse » qui était celle de l’après- guerre froide. Bref, le pays était commotionné, en pleine remise en cause, et on allait s’habituer à parler d’un nouveau type de guerre, bien différente de la Seconde Guerre mondiale ou de la guerre du Vietnam puisqu’il s’agissait d’une guerre « contre le terrorisme », concept nouveau et aux résultats difficilement appréhendables. La couverture du tremblement de terre en Haïti, en 2010, fut aussi un moment déchirant. Plus de 250 000 morts, 300 000 blessés… C’était dingue. Mais la pulsion de vie qui se révélait au quotidien, la force, la grâce, la foi des survivants me rendent ce pays très cher.
Quant aux personnalités rencontrées, comment choisir ? Juste vous dire l’impression intense que m’a laissée Mikhaïl Gorbatchev que j’ai interviewé deux fois à Moscou, le souvenir admiratif et affectueux que je conserve de Simone Veil et de Gisèle Halimi avec lesquelles j’ai écrit deux livres. Et vous citer peut-être Kim Phuc (2), que j’ai été si heureuse de retrouver en 1997 alors que j’ignorais si elle avait survécu à la guerre et avec laquelle j’ai gardé un lien d’amitié. Des journalistes ? J’aimerais citer Anne Chaon, incroyable journaliste de l’AFP qui a arpenté mille terrains avec un engagement et une intégrité remarquables ; et le grand reporter et écrivain Jean-Claude Guillebaud, dont Jean Lacouture disait qu’il était « le meilleur d’entre nous » et qui a raconté le monde, avec style, talent… et fraternité.
P. I. — La cause des femmes, c’est aussi un grand sujet…
A. C. — Ah oui ! Pendant très longtemps, à lire journaux et magazines, on avait le sentiment de vivre sur une planète peuplée uniquement d’hommes. Interviews, portraits, manchettes… La quasi-intégralité du journal leur était consacrée. N’étaient-ce pas eux les décideurs, les ministres, les entrepreneurs, les généraux ? Les femmes n’étaient qu’une niche, une mini-rubrique fourre-tout, glissée dans les pages « société » à côté de la rubrique « enfants ». Cela a bien changé. Leur arrivée à des postes importants en politique — notamment grâce aux quotas — a bouleversé les équilibres, de même que la relative parité hommes-femmes dans les rédactions. Les plafonds de verre subsistent, mais les femmes tendent à les éclater dans tous les domaines, sciences, médecine, environnement, économie, climat. Des sujets émergent qui étaient ignorés ou méprisés auparavant. Le mot « féminicide » s’est enfin imposé quand on parlait autrefois de « crime passionnel » ou de simple fait divers. Le mouvement Metoo a également permis de diligenter des enquêtes sur le harcèlement, le viol, l’emprise, l’inceste, autant de sujets longuement négligés dans les rédactions. « Les femmes comptent, alors comptons-les ! », dit un slogan féministe qui suggère qu’au lieu de proclamer de pieux principes, on fasse un véritable état des lieux sur la présence des femmes dans différents domaines afin de pratiquer d’urgence un salutaire rééquilibrage.
Je pense sincèrement que le fait d’être femme est un avantage considérable dans le métier de grand reporter. Il ne nous ferme aucune porte : les hommes qui nous méprisent ou qui détestent s’entretenir avec une femme — comme en Iran ou en Afghanistan — se sentent néanmoins obligés de nous parler puisque nous représentons la presse occidentale. Et même au contraire : il nous ouvre beaucoup d’autres portes, notamment celles de l’univers des femmes dans toutes les sociétés. Et c’est loin d’être un détail ! Je n’aurais jamais pu avoir accès aux femmes libyennes ni écrire mon livre Les Proies (Grasset) sur le système de prédation sexuelle installé par le colonel Kadhafi si j’avais été un homme. Aucune femme n’aurait osé me parler ni me confier sa souffrance. De même que pour réaliser mon enquête sur les viols de guerre perpétrés en Irak et en Syrie. Les témoignages sont douloureux et très difficiles à obtenir. Les femmes, pourtant victimes, risquent leur vie en témoignant de ce crime. La plupart n’en parlent ni à leur mari ni à leur famille. Alors se confier à des journalistes de passage… Il faut du temps, et une garantie de discrétion et de complicité que ne peut donner qu’une autre femme. C’est le cas en Afghanistan, au Pakistan, au Nigeria, au Congo, en Ukraine… Heureusement, le sujet du viol de guerre, autrefois traité comme un « dommage collatéral » d’un conflit, est aujourd’hui documenté et abordé avec la gravité qu’il nécessite.
P. I. — L’univers ambiant est celui d’une course effrénée à l’information. Jusqu’à quel point cela vous inquiète-t-il ?
A. C. — Courir vers une cabine téléphonique pour dicter son article à une standardiste du journal, courir à l’aéroport prendre le premier avion en partance vers un pays victime d’une catastrophe ou d’un coup d’État, courir vers la dernière voiture de location disponible pour se rendre dans un trou perdu ou une capitale… Les journalistes ont toujours couru ! Après le temps, après le scoop, après la deadline ! Mais la course est aujourd’hui plus folle que jamais. Internet a changé la donne. Les chaînes tout-info ne permettent aucune pause et les sites web des journaux ont fait éclater la notion de « bouclage ». Le rythme est infernal, il faut sans cesse nourrir la bête. Or il n’y a pas de secret : une information de qualité nécessite de prendre du temps pour la recueillir, la vérifier, la contextualiser, la formuler et la communiquer. Ce temps est souvent incompressible. Le Monde qui, en édition papier, est un journal du soir, a longtemps bénéficié d’un petit privilège qui s’appelait la nuit. Tandis que nos confrères devaient rendre leur copie tôt dans la soirée, nous avions la chance, journalistes, d’avoir la nuit pour écrire, réfléchir, prendre un peu de distance avant de rendre notre article vers 7 heures le matin. Le temps de sommeil s’en ressentait. Mais quel luxe, ces longues plages nocturnes d’écriture !
P. I. — Les journalistes sont-ils aujourd’hui mieux préparés à affronter ce contexte ?
A. C. — C’est une certitude, les journalistes sont de mieux en mieux éduqués. Je suis même bluffée par les profils des jeunes candidats à l’Albert Londres. Ils ont un bagage universitaire solide, parlent plusieurs langues — parfois l’arabe, le russe ou le chinois — ont souvent étudié à l’étranger — vive le programme Erasmus. Les générations précédentes n’étaient certainement pas aussi bien formées et comptaient dans leurs rangs de vrais autodidactes. La contrepartie est un certain formatage : thématiques, langage, accroche, style. Le résultat est propre, correct, efficace. Mais cela manque d’audace, d’originalité, de fantaisie, de pas de côté, de voix singulière et de regard décalé. En télé et radio — où même la scansion du commentaire semble formatée — comme en presse écrite. Albert Londres s’était vu reprocher d’introduire dans le journalisme « le microbe de la littérature ». Eh bien, bravo Albert ! Littérature et journalisme peuvent très bien faire bon ménage. Poésie également. Même dans l’audiovisuel.
P. I. — Comment sera le prix Albert Londres dans cinquante ans ?
A. C. — Je fais le pari qu’il subsistera comme le plus grand prix de journalisme francophone et qu’il maintiendra très haut le flambeau d’un journalisme d’éthique, de passion, d’engagement et d’humanisme. J’observe les générations se succéder depuis trois décennies, et constate avec joie que la flamme des jeunes lauréats demeure intacte. Elle le restera. Le journalisme est davantage qu’un métier. C’est une façon d’être au monde pour le questionner et le raconter. Peut-être, modestement, le rendre meilleur… J’imagine que d’ici cinquante ans d’autres types de médias, de supports d’informations, auront vu le jour et mériteront d’être également distingués par l’Albert Londres. Presse numérique, podcasts, webtoons, que sais-je ? Tant d’outils vont arriver que nous ignorons encore. L’important, c’est que chaque cérémonie de remise de nos prix soit l’occasion de rappeler les valeurs et l’éthique qui nous unissent. Et de célébrer un métier merveilleux mais d’une grande exigence.
(1) Cette série d’articles a été publiée dans Le Monde en 1995.
(2) Kim Phuc est « la petite fille au napalm », cette photo emblématique de la guerre du Vietnam.