Les Grands de ce monde s'expriment dans

Le métier des armes, un engagement si singulier…

Politique InternationaleAu fil de votre carrière, vous avez observé au plus près les grands bouleversements géopolitiques : la guerre froide, la fin de l’Histoire — comme on l’a appelée —, la fin de la fin de l’Histoire… Puis aujourd’hui le retour de la guerre à haute intensité. Parmi tous ces épisodes, qu’est-ce qui était prévisible et qu’est-ce qui ne l’était pas ?

François Lecointre — Personne ne peut tout prévoir. La créativité humaine est trop puissante et les avatars de l’Histoire trop fréquents pour statuer avec précision en amont sur les conséquences de certains facteurs. Il serait stupide de vouloir jouer les Nostradamus. Il s’avère que le 11 septembre 2011, j’étais en réunion à l’état-major de l’armée de terre. J’ai encore en mémoire la sidération absolue qui régnait dans cette enceinte. Si quelqu’un, quelques jours, quelques semaines ou quelques mois auparavant, avait dit à ses compagnons officiers que deux avions allaient percuter deux tours à New York dans le cadre d’une attaque terroriste, tout le monde l’aurait pris pour un plaisantin…

En revanche, ce qui était prévisible, c’est que la guerre n’allait jamais cesser. Après la chute du mur de Berlin et le délitement progressif du glacis soviétique, il était presque admis que les conflits, en tout cas sous leur forme traditionnelle, allaient devenir archaïques et renvoyer à une époque révolue. À écouter certains, le monde allait pouvoir passer à autre chose, les hommes renoncer à la guerre et l’humanité s’inscrire dans une perspective de réconciliation générale. Je n’ai jamais cru un seul instant à cette fin unilatérale des hostilités.

P. I.Qu’est-ce qui vous donnait ce sentiment que, contrairement aux assertions de nombreux « experts », la guerre avait encore de beaux jours devant elle ?

F. L. — Nous le constations sur le terrain. Nous troupes continuaient d’être engagées dans un grand nombre de conflits à travers le monde. Certes, les zones étaient plus circonscrites qu’au cours d’un passé proche et il s’agissait de faire face à des groupes de combattants plutôt qu’à des armées régulières. Mais ce contexte d’États faillis, avec des désordres majeurs à la clé, témoignait que nous étions aux antipodes d’une humanité pacifiée. Par ailleurs, il ne faut jamais oublier la provenance du sentiment de sécurité que l’on peut éprouver dans la plupart des pays développés. Cette stabilité, qui coïncide souvent avec une domination économique, technologique et militaire, a été obtenue de haute lutte ; de quoi à la fois susciter du ressentiment et faire des envieux, de telle sorte que d’autres pays veulent reprendre la main. Les ferments d’affrontement ne sont pas enfouis très profondément.

P. I.En marge de la guerre qui s’arrête, une autre idée a fait florès : celle d’une guerre propre. On se remémore la guerre du Golfe, avec des images semblant tout droit tirées de jeux vidéo. Et un discours parlant à l’envi de frappes chirurgicales, comme si les dommages collatéraux n’existaient pas. Et comme si, également, il n’y avait pas beaucoup de risque à faire la guerre. Où en est-on aujourd’hui de ce concept de guerre propre ?

F. L. — La barbarie est toujours de ce monde. Replongeons-nous dans Belle du Seigneur : Albert Cohen y dépeint la guerre comme une « babouinerie ». Eh bien, cette babouinerie n’est jamais très loin. Certains conflits sont marqués par une suprématie technologique très forte de la part de tel ou tel protagoniste, qui peut faire campagne sur le thème du « zéro mort ». Or cette suprématie n’a qu’un temps : elle permet d’« ouvrir » favorablement le conflit mais, tôt ou tard, l’affrontement redescend vers un certain stade de rusticité ; à ce moment-là, il n’est plus question une seule seconde de parler de guerre propre.

Cette rusticité se manifeste aujourd’hui par un impact d’autant plus fort que le droit de la guerre s’est érodé. Il fut un temps où les guerres ressemblaient d’une certaine manière à une continuation de la politique, avec des règles qui s’imposaient aux belligérants. Que l’on pense à la chevalerie ou à la Croix-Rouge, des balises existaient. À l’heure actuelle, ces règles sont le plus souvent battues en brèche. La guerre a pris d’autres formes, à commencer par le terrorisme, où les principes et autres conventions ont disparu de l’horizon. Même largement dominé sur le plan technologique, un adversaire possède encore les moyens de faire mal. J’entends certains acteurs ou commentateurs qui disent que l’on va éradiquer le terrorisme : cette remarque est fausse ; on ne va rien éradiquer du tout ; on va combattre les terroristes comme on combat un ennemi, en sachant qu’il peut nous rendre coup pour coup, dans un contexte d’extrême rusticité.

P. I.Jusqu’à quel point l’innovation technologique est-elle un rempart qui protège le militaire d’une multitude de risques ?

F. L. — Nos soldats sont très lucides sur les conditions d’un affrontement tel qu’il peut se dérouler. Ils savent les gains octroyés par une domination technologique ; ils savent aussi, comme je l’ai déjà évoqué, que la rusticité peut vite faire son apparition ; ils savent encore que, si élaborées soient les tactiques, cette rusticité reste un élément incontournable.

La technologie est souvent considérée de manière globale mais, en réalité, elle recouvre plusieurs facettes très différentes, avec des développements plus ou moins aboutis selon les segments d’activités qui sont les nôtres. Depuis vingt ans, le progrès numérique est particulièrement explicite dans le cadre de nos actions de coordination : concrètement, le digital favorise une appréhension très fine de tout l’environnement — positions ennemies, présence d’individus, spécificités du terrain… —, avec une série de données qui optimisent la communication entre toutes nos forces d’intervention. Est-ce à dire que les échanges sont définitivement à l’abri du moindre impondérable ? Un épisode m’a marqué, il est un peu lointain puisqu’il remonte à la guerre du Golfe, mais il reste d’actualité, nonobstant l’évolution du socle technologique. Au début de son déploiement, la division Daguet ne dispose, pour progresser dans le désert, que de navigateurs radio. L’inertie de ces navigateurs est importante parce que les impulsions envoyées par les balises radio sont trop peu fréquentes. Cela n’est pas gênant pour de gros bateaux naviguant en plein océan, mais c’est très contraignant pour une navigation terrestre qui doit suivre le relief du terrain. Rapidement des navigateurs satellites sont mis à disposition des forces. Ils sont plus précis, ont moins d’inertie et sont adoptés par tous les pilotes qui abandonnent la navigation radio.

Mais, lors de l’offensive terrestre, les États-Unis décident de fausser toutes les données satellites afin de protéger leurs troupes et demeurent les seuls à pouvoir disposer de la navigation la plus performante. Dieu merci, certains d’entre nous avaient conservé les navigateurs radio et la compétence pour les utiliser. Sans cela, nous aurions été incapables, pendant plusieurs heures, de lancer l’offensive de la division. L’innovation technologique permet d’accomplir des bonds formidables, mais elle reste tributaire du bon fonctionnement des tuyaux, câbles et réseaux en tout genre. Avec le risque que ces infrastructures et ces process puissent être entravés.

P. I.À propos du « zéro mort » dont vous avez parlé : en poussant loin le curseur, peut-on l’interpréter comme le risque zéro ?

F. L. — De plus en plus, on fait en sorte que le combattant soit moins exposé au feu de l’adversaire. Cela passe par l’établissement d’une distance plus grande par rapport aux positions de l’ennemi. Pour pallier cet éloignement, on se sert d’engins comme les robots ou les drones. Le maniement de ces outils suscite de nouvelles préoccupations. En l’occurrence, je ne parle pas de questions techniques, mais d’interrogations morales. Au sein de nos armées, nous avons créé une commission d’éthique chargée de réfléchir à l’utilisation de ces dispositifs qui ne cessent de se développer. Je reviens à cette notion de jeu vidéo : ce n’est pas parce que l’ennemi est plus éloigné qu’on est moins sous tension intérieure. Le stress post-traumatique menace tout autant le combattant qui manœuvre des engins robotisés. On s’en est déjà aperçu il y a quelques années après le retour à la base de pilotes de drones américains qui avaient éliminé des cibles dont ils ne distinguaient que des contours informatiques. Les mêmes pilotes débarquaient le matin au hangar, une cannette de boisson à la main et la mine apparemment détendue, comme s’ils allaient effectuer un travail banal. Il n’en était rien. Les nouveaux environnements créent de nouvelles formes de risques.

P. I.Tout change mais rien ne change, selon la formule consacrée

F. L. — Dès lors que la guerre dure, elle entre vite dans une forme de rusticité. Avec la guerre de 14-18 comme horizon ultime en la matière. Regardez ce qui se passe en Ukraine : les positions se sont figées et une logique d’affrontement se dégage, qui rappelle celle de la Première Guerre mondiale. De part et d’autre, on fait des stocks de munitions dans la perspective d’un conflit sur le temps long. La situation à Gaza réveille elle aussi des similitudes avec 14- 18 : les souterrains sont un réseau d’infrastructures qui permet aux combattants du Hamas de s’enterrer. On peut se demander si Israël fera le choix d’aller déloger son ennemi au lance-flamme. Pendant la Première Guerre mondiale, il y a cet épisode de la caverne du Dragon, sur le Chemin des Dames : Français et Allemands s’affrontent au corps à corps dans un boyau où il fait tellement sombre que, pour distinguer un camarade d’un ennemi, la seule solution est de toucher les boutons d’uniforme afin de deviner, à leur relief, de qui il s’agit.

P. I.La planète vit aujourd’hui à l’heure des « polycrises ». Les solutions collectives, comme une défense européenne, sont-elles un moyen d’apporter une réponse à cet état de fait ? Précisément, la défense européenne est-elle vraiment sur les rails ?

F. L. — Cette défense existe : c’est l’OTAN et son commandement intégré. Elle est illustrée par des réalisations concrètes, comme des exercices opérationnels communs entre les pays membres, le partage de procédures et d’une même doctrine. L’OTAN poursuit un dessein militaire mais la politique n’est jamais très loin, avec les débats qui l’accompagnent. Actuellement, l’Europe n’entend pas être considérée comme un vassal des États-Unis dans le cadre de cette alliance. C’est pour cela que l’on parle de « pilier européen » de l’OTAN, c’est-à-dire la possibilité d’utiliser les moyens de l’OTAN — qui, pour l’essentiel, sont des états-majors internationaux et les armées nationales des pays membres, européens pour la plupart — dans des engagements qui seraient décidés par les Européens eux- mêmes pour traiter de crises qui ne concernent qu’eux. Il y a encore bien des progrès à réaliser dans ce domaine. À commencer par la nécessité, pour les Européens, de partager une vision commune sur le degré d’autonomie qu’ils entendent obtenir vis-à-vis des Américains.

Enfin, on ne peut pas parler d’autonomie de la défense européenne sans traiter le problème essentiel de l’industrie de défense. Comment, en effet, obtenir que l’OTAN ne soit pas le prétexte qui permette aux Américains d’échanger la sécurité qu’ils promettent de nous garantir contre l’ouverture complète et sans frein du marché européen de défense à l’industrie américaine ?

P. I.Est-ce le goût du risque qui vous a orienté vers une carrière militaire ?

F. L. — Je n’ai pas du tout été mû par ce moteur. De manière générale, le goût du risque n’a rien à voir là-dedans. Quand la probabilité existe — et ce n’est pas une simple hypothèse de travail — que vous puissiez mourir en opération, on se situe bien au-delà du risque : on intègre le fait d’évoluer dans un environnement menaçant, avec la nécessité de tout mettre en œuvre pour limiter ou contrôler le danger. Assez vite, la perception du péril devient consubstantielle à notre activité. Il n’empêche, quand la tension grimpe, quand le combat se rapproche, le ressenti intérieur subit d’intenses bouleversements, à la limite de l’obsession parfois.

P. I.Comment avez-vous appréhendé le risque, concrètement ?

F. L. — Pour le jeune officier que j’étais, la question est la même que celle qui se pose à tout militaire en opération : comment vais- je arriver à gérer ma peur ? La préparation opérationnelle est une chose et Dieu sait si nous répétons les entraînements, mais la réalité du terrain en est une autre : on a beau être au point, cela n’empêche pas de gamberger. Le deuxième élément lié à cette appréhension concrète — et c’est pour cela que je parlais d’obsession — consiste dans ces images qui peuvent tourner en boucle. Dans mon cas, qui est tout sauf une exception, l’éloignement même de la confrontation au danger NRBC (nucléaire, radiologique, biologique, chimique) encourageait un travail de spéculation sur ce que seraient les effets d’une contamination de moi-même ou de mes camarades. Le temps laissé à cet exercice de spéculation involontaire créait une peur particulière, très lancinante. Cette peur est différente de la réaction physique qui s’impose à vous lorsque le danger est immédiatement présent. Au lancement de l’assaut par exemple, lorsque les impacts des tirs claquent autour de vous et que tout votre instinct vous commande de vous écraser au sol ou de fuir.

P. I.Comment fait-on alors pour ne pas quitter sa position ? Qu’est-ce qui fait que, malgré tout, on ne se dérobe pas à sa mission ?

F. L. — Nous restons debout parce que nous ne sommes pas seuls. Quand bien même les foyers de tumultes précités vont crescendo, nous sommes entourés par des compagnons d’armes dont il faut pouvoir soutenir le regard. Si ce n’est pas le cas, vous perdez leur estime. Or, si vous ne suscitez pas un minimum d’estime, il est difficile de commander. Le devoir d’exemplarité est une puissante incitation à effectuer son travail du mieux possible. En l’occurrence, à accomplir son devoir.

P. I.Entre le jeune militaire que vous étiez et le militaire de haut rang que vous êtes devenu, comment votre perception des risques a-t-elle évolué ? Votre environnement ayant changé, à quoi vous heurtez-vous que vous ne connaissiez pas auparavant ?

F. L. — L’appartenance à un cabinet, à un cercle de décision, à un état-major, expose à une grande variété d’interlocuteurs. La confrontation y est beaucoup celle des idées : comment les mûrir, les exposer, les défendre. De temps en temps, les débats sont vifs. C’est la même chose avec les questions d’ordre budgétaire : au sommet de la hiérarchie militaire, nous passons beaucoup de temps à faire en sorte que les lois de programmation intègrent nos besoins. Pour ce faire, nous écrivons, réécrivons, ré-réécrivons, pour que les documents collent au plus près des exigences de nos projets. Cela aussi peut valoir des crispations.

Je suis enclin à penser qu’après avoir connu l’épreuve du feu plus grand-chose ne peut ou ne doit vous atteindre. Disons que vous êtes vacciné contre beaucoup d’écueils. Il n’y a chez moi aucune nostalgie de mes premières années très opérationnelles. Sinon pour redire que la singularité militaire est quelque chose d’assez fantastique. Le système est ainsi fait que nous sommes profondément soudés pour avancer. Les liens entre nous sont un phénomène naturel. Nous vivons dans une proximité sans arrêt réactivée.

P. I.Avant de publier Entre guerres, vous étiez-vous attelé à d’autres travaux d’écriture ?

F. L. — J’ai beaucoup écrit au cours de ma carrière, mais d’abord et avant tout des articles. Ce n’est pas la même chose de travailler sur un livre. Le projet me semblait intéressant à la condition d’aller vers quelque chose d’intime, de profondément sincère. Pas de me livrer à des spéculations sur tel ou tel dossier. Mon ami François Sureau m’a encouragé. Je n’avais pas de plan prédéfini pour cet ouvrage. En revanche, je savais vouloir faire part d’un élément central : cet engagement si singulier qu’est le métier des armes, son environnement et ses réalités spécifiques. Rien ne serait plus dangereux que de le banaliser, et le statut militaire ne préserve pas d’un tel risque : je me souviens que, lorsque j’étais en fonctions de chef d’état-major des armées, il a été question d’adapter en droit français, pour nos hommes, la directive européenne sur le temps de travail. Avec le président de la République, le premier ministre et la ministre des Armées, nous avons lutté contre cette perversion qui allait bien au-delà d’une simple adaptation des horaires de travail. C’était méconnaître totalement le principe et le fonctionnement de notre organisation. Une organisation pyramidale et non pas silotée, où le lien, l’abnégation et la disponibilité sont quelques-unes de nos valeurs cardinales.

P. I.Un engagement si singulier, dites-vous. Au fil de toutes ces années, vous n’en avez jamais douté ?

F. L. — Nous faisons un métier où nous pouvons être amenés à donner la mort, sur ordre. Et la recevoir, bien sûr. On pressent très bien la gamme de sentiments exacerbés sous-jacents : la peur, la violence, une certaine animalité même parfois… Personne, dans ce métier des armes, n’échappe au fait de se poser des questions sur ces traits de comportement, prégnants au cœur de l’action. Voilà pourquoi l’aspect collectif de l’action est si important. Voilà pourquoi la vocation repose sur des éléments très forts. Voilà pourquoi la fraternité d’armes entretient un climat à nul autre pareil.

P. I.À l’heure actuelle, un risque émerge fortement, qui au demeurant ne concerne pas seulement le domaine militaire : il s’agit de la pénurie des talents, avec en toile de fond la gestion des ressources humaines. À une époque où l’on n’a jamais autant parlé de quête de sens, de résilience, d’épanouissement personnel, comment les armées parviennent-elles à recruter ?

F. L. — Cette année, le président de la République a émis l’idée que des troupes occidentales — donc françaises — puissent être envoyées en Ukraine. Cette prise de position a suscité une très vive agitation dans notre pays, pour ne pas dire une polémique. Je crois au contraire qu’il était très salutaire que le président ouvre ainsi le débat. Non seulement parce que le recours à des troupes au sol n’est pas une question taboue, mais parce que la problématique de l’engagement est au cœur de notre époque. Existe-t-il des causes qui vaillent que l’on risque sa vie ? Je pense à ces mots du philosophe tchécoslovaque Jan Patočka : « Une vie qui n’est pas disposée à se sacrifier est une vie amputée, dont la mort s’est déjà emparée, dans son dos. »

Par extension, être militaire offre à beaucoup le moyen de dynamiser leur jeunesse, en découvrant de nouveaux horizons, en relevant des défis, en se faisant des compagnons pour la vie. Autant d’éléments qui sont de puissants leviers pour donner envie de rejoindre nos armées.

P. I.Attirer les compétences, c’est bien, les fidéliser, c’est mieux. Comment font les armées pour réussir à garder leurs éléments ? Comment échapper à ce risque de « turn over » qui menace la quasi-totalité des secteurs d’activités en France ?

F. L. — On parle régulièrement des conditions de vie matérielles des militaires mais, si importantes soient-elles, ce n’est pas le levier sur lequel les armées jouent en priorité pour fidéliser leurs cadres. L’expérience montre que, pour se projeter sur le long terme, les hommes et les femmes de nos armées aspirent à deux choses en priorité. D’une part, pouvoir exercer des responsabilités, d’autre part, se voir offrir l’opportunité d’apprendre un ou plusieurs métiers. Bref, nous devons être capables de proposer une montée en compétences à l’ensemble des personnes qui servent sous les drapeaux, ce qui implique un suivi des carrières le plus attentif possible. Cette notion de carrière est essentielle. C’est par elle que chaque militaire peut se sentir partie prenante de la vie et du destin de l’institution qu’il a choisi de rejoindre pour servir son pays, peut comprendre que son destin professionnel se confond avec le devenir des armées et de la nation. Il n’est cependant pas question de minorer le volet matériel qui, depuis plusieurs années déjà, fait l’objet d’attentions beaucoup plus soutenues que par le passé. Par exemple, comment sécuriser un accès à la propriété quand les déménagements s’enchaînent à intervalles réguliers ? Comment faire en sorte que le conjoint puisse disposer d’opportunités professionnelles et ne pas être obligé de renoncer à sa carrière ? Comment mettre en place des systèmes de protection sociale les plus efficaces ? Toutes ces questions et beaucoup d’autres se posent avec acuité au sein des armées : des éléments de réponse tangibles ont été fournis, mais il est toujours nécessaire d’apporter des améliorations. Nous savons bien qu’à travers la gestion de la carrière d’une personne c’est aussi un équilibre familial que nous devons chercher à préserver.

P. I.On mesure bien ces sujets de préoccupation. Mais, sur ce dossier comme dans beaucoup d’autres, comment les militaires peuvent-ils se faire entendre ?

F. L. — Par définition, les militaires sont tenus à un devoir de réserve. Qui va de pair avec une discipline et une disponibilité sans faille. On peut même dire que ces trois éléments — devoir de réserve, discipline et disponibilité — sont totalement constitutifs de nos métiers. Avec pour corollaire sans doute de limiter la possibilité d’expression, mais les choses sont ainsi établies. Cet état de fait crée une véritable obligation pour le politique : dès lors qu’aucun rapport de force — de nature syndicale, par exemple — ne doit être admis entre lui et les armées, il a le devoir de veiller scrupuleusement à la préservation des conditions de vie des militaires et de leurs familles. C’est dans cet esprit qu’a été créé le Haut comité d’évaluation de la condition militaire (HCECM) qui rend chaque année un rapport sur ce thème au président de la République, chef des armées, sur lequel s’exerce au premier titre cette obligation.

P. I.Pour en revenir aux missions des armées, certains responsables politiques évoquent la possibilité d’interventions sur le territoire national, dans des zones sensibles — comme certaines banlieues — sujettes à de fortes tensions sociales. Que faut-il en penser ? Si un tel scénario devait se produire, quels risques supplémentaires cela induirait-il pour les militaires ?

F. L. — Une telle hypothèse est un non-sens. Elle est d’abord en contradiction complète avec l’essence même de nos armées. Nous donnons la mort sur ordre en mettant en œuvre la force de manière délibérée. Une opération de rétablissement de l’ordre civil dans quelque lieu que ce soit se fera dans le strict respect de la légitime défense qui constitue le fondement de l’emploi de la force sur le territoire national. Elle sera toujours conduite par les forces de l’ordre qui sont entraînées, organisées et équipées pour cela. Imagine-t-on simplement ce que serait l’engagement de capacités des armées dans ce type d’action ? Les armées mettent en œuvre des chars de combat, des hélicoptères d’assaut, des avions de chasse. Cela n’aurait aucun sens ni même la moindre efficacité.

P. I.Vous parlez de la reconnaissance, nécessaire, vis-à-vis du métier des armes et de ceux qui l’exercent. Mais quid de la connaissance tout court de l’environnement militaire de la part de la population ? Quid également de la connaissance du milieu politique ? Celle-ci reste-t-elle encore à parfaire ?

F. L. — Dans une grande démocratie comme la nôtre, la prise de conscience de la centralité de certains sujets procède du débat. Sans débat, pas d’intérêt pour le climat ou pour l’éducation ou pour tout autre sujet, hormis celui du pouvoir d’achat qui concerne chaque citoyen. Si les engagements militaires ne font pas débat, personne ne se sentira concerné par ce que nos armées font lors de leurs interventions extérieures. Or elles n’agissent qu’au nom de la France, c’est-à-dire en notre nom à tous et en engageant la responsabilité de chacun d’entre nous. C’est pour cette raison que la réforme constitutionnelle décidée en 2008 est une excellente chose. Dans son article 35, la Constitution précise désormais que, lors de chaque engagement militaire « le gouvernement informe le Parlement de sa décision de faire intervenir les forces armées à l’étranger, au plus tard trois jours après le début de l’intervention. Il précise les objectifs poursuivis. Cette information peut donner lieu à un débat qui n’est suivi d’aucun vote. »

Le même article précise que « lorsque la durée de l’intervention excède quatre mois, le gouvernement soumet sa prolongation à l’autorisation du Parlement ». Sont ainsi réunies les conditions d’un débat qui me paraît absolument nécessaire. Cependant, depuis cette modification, si l’obligation d’information du Parlement par le gouvernement dans un délai de trois jours suivant le lancement d’une opération a bien été respectée, la soumission au vote du Parlement d’une autorisation de poursuivre une opération dès lors que celle-ci excède quatre mois n’a jamais eu lieu. Je le déplore car c’est véritablement à cette condition que pourrait naître un débat qui rendrait les Français conscients de ce que font leurs armées. C’est pour cette raison, encore une fois, que je me félicite du débat que l’évocation d’un éventuel déploiement de troupes sur le territoire ukrainien par le président de la République a suscité dans notre société.

Quant à la connaissance par le milieu politique de ce que sont les armées et de leur singularité, on doit toujours mieux faire, c’est certain. Cependant, de nombreux membres des commissions de défense des deux chambres sont très au fait des affaires militaires, et l’accueil de ces parlementaires, comme celui de journalistes et de hauts fonctionnaires dans les sessions de l’IHEDN portent leurs fruits. Enfin, la présence de militaires de haut rang dans les cabinets du premier ministre et du ministre des Armées, comme la présence à l’Élysée de l’état-major particulier ou, plus fondamentalement encore, la très grande proximité qui existe entre le CEMA et le président de la République garantissent une appréhension très fine, par les principaux responsables politiques, des enjeux militaires, qu’ils soient stratégiques, opérationnels ou programmatiques.