Politique Internationale — Comment est née cette initiative du Forum de Paris sur la paix ? Quelle est votre singularité sur l’échiquier international, qui peut sembler parfois très encombré ?
Justin Vaïsse — La création du Forum de Paris sur la paix en 2018, il y a six ans déjà, est partie d’un constat d’insuffisance de la coordination internationale : on ne parvient pas à apporter de bonnes réponses à tous les défis mondiaux qui se posent à nous. Si le dialogue entre États, à l’ONU, est balisé, il est loin d’être toujours efficace en raison des tensions entre puissances et des rigidités du multilatéralisme formel — chaque diplomate campe sur ses éléments de langage. Nous avons voulu proposer une approche « multi-acteurs » plus souple, faisant intervenir la société civile et le secteur privé quand ils sont utiles. C’est le cas non pas pour les sujets de sécurité internationale les plus brûlants, mais pour la plupart des problèmes globaux comme le climat, la santé mondiale, l’intelligence artificielle (IA) et la tech en général, ou encore la transition écologique — les États seuls n’y parviendront pas. Personne n’est tenu à l’écart : notre démarche multi-acteurs revendique aussi une parité Nord-Sud. Notre démarche s’inscrit donc dans une approche large de la paix : si l’on veut dépasser la définition étroite — l’absence de guerre —, il faut arriver à répondre à ces défis qui la menacent, et à construire un ordre qui fonctionne pour tous. C’est d’ailleurs le titre de la septième édition du Forum.
P. I. — Y a-t-il aujourd’hui plus de conflits qu’il y a dix ou vingt ans ?
J. V. — Il y en a davantage, oui, et de façon particulièrement visible en ce moment avec les deux guerres d’Ukraine et de Gaza. Mais au- delà d’un décompte toujours hasardeux, il y a bien une conflictualité plus grande qu’au début de ce siècle, à mesure que progresse la multipolarité et que s’effrite la supériorité américaine. Le gendarme du monde est contesté, et prend ses responsabilités moins à cœur. Certes, il a volé au secours de l’Ukraine : le remise en cause était trop flagrante. Mais, aujourd’hui, personne à Washington ne songerait à lancer une intervention militaire comme l’Amérique l’a fait régulièrement dans les deux ou trois décennies après la guerre froide. Surtout, la conflictualité a progressé de façon souterraine et devient permanente : Thomas Gomart, le directeur de l’Institut français des relations internationales (IFRI), parle des « guerres invisibles » entre les grandes puissances, notamment dans le cyberespace, les guerres de l’information, les guerres du renseignement… Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, pour sa part, dans un autre ouvrage récent, met en avant l’idée de « guerre permanente », une guerre engagée dans un processus de dé-spécification, c’est-à-dire de réduction progressive de ce qui la distingue de la paix : elle n’est plus cantonnée à certaines activités, accomplies par certaines personnes, à certains endroits et à certains moments, explique-t-il.
P. I. — Et la guerre économique? S’est-elle intensifiée depuis quelques décennies ? Certaines entreprises sont-elles devenues encore plus le bras armé des États ?
J. V. — Jeangène Vilmer et ses coauteurs analysent une situation dans laquelle prévaut l’« arsenalisation de tout » : l’économie, l’énergie, la faim, la pêche, les réfugiés, l’information, le droit, la santé, etc. Ils ont raison, même si les entreprises sont naturellement au cœur de la guerre économique depuis fort longtemps. La globalisation nous avait fait un peu oublier qu’elles avaient une nationalité, mais cette parenthèse est bel et bien refermée, comme on le voit à travers l’actualité des dernières années, de Huawei et TikTok à Space X et Microsoft. Quand le principe de sanctions économiques est décidé envers tel ou tel État, les entreprises sont forcément sous pression pour appliquer des règles, ou pas. Et comme elles détiennent une part plus grande qu’avant des ressources technologiques de pointe — espace, cyber, réseaux sociaux, fabrication de puces électroniques… —, elles échappent moins qu’avant à l’impératif géopolitique.
P. I. — Quels sont aujourd’hui les foyers de tension les plus prégnants ? S’il fallait établir une échelle des risques de déséquilibre mondial, sur quelles zones ou sur quels acteurs s’arrêterait-on en priorité ?
J. V. — Aujourd’hui, on pense spontanément à l’affrontement sino- américain. Avec le souvenir de la guerre froide en toile de fond, du temps où les États-Unis et l’URSS ne se défiaient pas directement mais par l’entremise d’une série de conflits périphériques, en Corée, à Cuba ou au Vietnam, entre autres régions du monde. Un tel scénario serait-il susceptible de se reproduire ? La question de Taïwan se prête à une certaine analogie. D’aucuns affirment que Pékin ne décidera jamais une intervention, car elle serait trop risquée ; d’autres affirment au contraire qu’une opération est inéluctable, car la Chine ne se satisfera pas éternellement du statu quo. Honnêtement, personne n’en sait rien.
En marge de ce dossier, le conflit entre Israël et le Hamas — un énième épisode entre Israéliens et Palestiniens, pourrait-on dire — et la guerre en Ukraine sont actuellement les deux foyers les plus visibles et les plus inquiétants. En Ukraine, certains voient la guerre actuelle comme le résultat d’une imprudence voire d’une provocation des États-Unis et de l’Union européenne : c’est la thèse russe d’une guerre non pas contre l’Ukraine, mais contre une OTAN menaçante, qui avancerait inéluctablement ses pions dans la zone « naturelle » d’influence russe. J’appartiens pour ma part à l’autre école de pensée, qui estime que Moscou réaffirme par la force militaire — et en violant au passage la charte des Nations unies, le Mémorandum de Budapest de 1994 et nombre de ses engagements internationaux — ce qu’elle ne peut plus obtenir naturellement de ses voisins, qui préfèrent se rattacher à l’orbite de l’Union européenne, à sa prospérité et à ses règles de droit plutôt qu’au système autoritaire russe.
P. I. — Parallèlement, y a-t-il des guerres que l’on pourrait qualifier de second rang ?
J. V. — Ce ne sont pas des conflits de second rang : ce sont des conflits que l’on ne regarde pas, qu’on choisit parfois d’ignorer ou en tout cas que les médias ne voient pas. Je pense au Soudan où se déroule une guerre civile terrible, après celle d’Éthiopie ces dernières années, et que de nombreux pays alimentent. Dans la bande sahélienne, les troupes françaises ont fini par se retirer — sans doute sont-elles restées trop longtemps après l’intervention de 2013, qui était justifiée —, mais rien n’est réglé pour autant. Au contraire, les djihadistes reprennent l’offensive de plus belle, comme on le voit au Mali et au Niger. Ailleurs, dans des pays comme la Syrie, l’Irak ou l’Afghanistan, il subsiste des poches marquées par des affrontements sévères. Et puis, il y a toujours des formes d’antagonisme un peu curieuses : ainsi la « guerre des bâtons », aux portes de l’Himalaya, entre Chinois et Indiens. De part et d’autre, on a admis qu’il fallait éviter une escalade, alors les soldats se battent à coups de bâton, personne ne tire le premier coup de feu. Pourvu que ça dure…
P. I. — L’élection américaine s’est évidemment invitée dans la géopolitique internationale…
J. V. — Donald Trump s’est révélé être un personnage tellement imprévisible, mû avant tout par son ego forcené, qu’il faut se garder de prévisions définitives sur la conduite par ses soins d’une politique internationale cohérente. Pour autant, l’homme a quelques marqueurs politiques : il dédaigne l’alliance avec l’Europe, veut se détacher de ses alliés historiques et affirme que l’OTAN est un jeu de dupes dont les États-Unis sont les prisonniers. Parallèlement, il ne fait pas mystère de son estime pour les autocrates de tout poil. Le même Trump n’est pourtant pas un Tartarin, à l’instinct de va-t-en-guerre : au contraire, il n’a aucune envie que son pays se « mouille » dans un interventionnisme prononcé.
P. I. — Après examen — à la fois des foyers de tensions et des attitudes des grandes chancelleries —, faut-il conclure que tous ces conflits sont liés ou au contraire que chacun poursuit une logique propre ?
J. V. — Il y a certes toujours des causes locales aux conflits, mais, à des degrés divers, on lit partout les effets de la redistribution de la puissance dans le système international, et plus spécifiquement l’émergence d’un monde multipolaire dans lequel les États-Unis sont de plus en plus contestés dans leur rôle de puissance hégémonique garante de l’ordre mondial — et rechignent de plus en plus à l’assumer. Après la fin de la guerre froide et la chute de l’URSS, en effet, de nombreuses puissances ont émergé, à commencer par la Chine, qui a bénéficié pour sa croissance du monde globalisé garanti peu ou prou par l’Amérique, son Trésor et son armée. Ces puissances n’ont pas tardé à challenger les États-Unis et l’ordre occidental, dans une forme de rééquilibrage politique qui suit le rééquilibrage économique. Face à cette situation, l’Amérique, à son tour, a réévalué sa politique : pourquoi dépenser ses ressources pour garantir un ordre qui bénéficie surtout à ses nouveaux concurrents et où elle prend des coups de partout ? C’est ce qui explique la vague d’isolationnisme qu’on a commencé à observer sous Obama, et que Trump a su catalyser à travers le slogan « America First ».
P. I. — S’occupe-t-on suffisamment du Sud ?
J. V. — Au Forum de Paris la réponse est oui, puisque nous sommes une organisation paritaire Nord-Sud et que notre travail sur les sujets de gouvernance globale — sur le changement climatique, sur les minéraux de transition, sur l’IA, etc. — incluent toujours des participants actifs du Sud global. Mais force est de reconnaître que l’Occident est souvent sourd et aveugle à la fois à la vision de l’ordre mondial portée par le Sud et à ses intérêts matériels. Le grand narratif du Sud n’est pas celui de la liberté triomphante et de la marche de l’Histoire vers le marché et la démocratie : c’est celui de la colonisation et à présent de la libération de la majorité de l’humanité, à qui il revient désormais de définir le cadre dans lequel nous vivons. Karoline Postel-Vinay a notamment travaillé sur cet aspect de l’antagonisme Nord-Sud : elle montre, par exemple, comment le tournant majeur de l’année 1945, aux yeux de toute une partie du monde, est la déclaration d’indépendance de l’Indonésie, et non pas la libération de l’Europe ou la défaite du Japon !
P. I. — La coupure est-elle inéluctable ?
J. V. — En novembre 2022, lors de la cinquième édition du Forum, le président Macron a débattu avec des chefs d’État et des intellectuels du Sud sur la question de l’universalisme face à la guerre en Ukraine. Est-ce que oui ou non le Sud considère que Vladimir Poutine a violé le droit international ? La réponse des panélistes était révélatrice. Oui, ont-ils dit en substance, mais d’une part les Occidentaux veulent que le monde entier se mobilise et les soutienne sur ce conflit alors qu’eux-mêmes ont ignoré des guerres bien plus meurtrières dans le Sud, dans lesquelles les principes universels étaient encore plus bafoués ; ils sont donc coupables d’un « deux poids, deux mesures » hypocrite. D’autre part, après le déclenchement de la guerre, leurs initiatives pèsent lourdement sur les pays du Sud : même si c’est Poutine qui décrète un blocus des céréales et des engrais, les Occidentaux imposent des sanctions qui ont un impact négatif sur les économies moins développées et sur la sécurité alimentaire — tout cela après le « quoi qu’il en coûte » du Covid qui a déclenché une inflation qui elle-même a fait grimper les taux d’intérêt et contribué à gonfler les dettes dans le Sud. Et que dire des leçons d’écologie de l’Europe, qui s’est empressée d’aller acheter le gaz à prix fort au Moyen-Orient et en Afrique après que Poutine eut coupé l’approvisionnement, renchérissant les prix et contribuant aux difficultés énergétiques et économiques des pays du Sud ? Un an après ce débat, en juin 2023, s’est tenu à Paris le Sommet pour un nouveau pacte financier, à l’initiative du président Macron. Il visait à répondre à cette objection du Sud selon lequel l’Occident ne s’occuperait que de ses intérêts et de ses priorités propres et non des injustices du système — en l’occurrence, un système financier international qui ne permet pas de financer à la fois la lutte contre la pauvreté et la lutte contre le changement climatique, et qui laisse s’accumuler des dettes insoutenables qui entravent la croissance des pays du Sud. Le Forum de Paris sur la paix a beaucoup contribué à ce Sommet et à ses répercussions : quelques progrès ont été réalisés, notamment à la Banque mondiale, mais ils restent insuffisants. Et l’on ne doit pas oublier tous les motifs politiques d’opposition Nord- Sud : c’est à travers ce prisme qu’est vue la guerre à Gaza.
P. I. — Dans un passé proche, quelles sont les grandes figures internationales qui vous ont impressionné ?
J. V. — Je suis impressionné par la métamorphose de Volodymyr Zelensky et par son côté churchillien dans un environnement très compliqué. Je pense que l’Ukraine et l’Europe lui doivent beaucoup, quelle que soit la manière dont cette histoire se terminera.