Politique Internationale — Avez-vous le sentiment que l’Histoire se répète ? Que le concept de polycrises que vous avez forgé n’a jamais été aussi prégnant ?
Edgar Morin — Les tragédies se succèdent avec des différences et des traits communs. Ce qui se répète, c’est l’inconscience et le somnambulisme des gouvernants et des peuples lorsqu’on vit et subit la course vers les désastres. Ce qui est nouveau, c’est qu’aux fascismes et aux stalinismes du XXe siècle ont succédé des néo- autoritarismes, des populismes, le péril d’un néo-totalitarisme fondé non seulement sur la police, mais aussi sur le contrôle informatique de tous et de chacun, via le smartphone, le mail et la reconnaissance faciale. Ce qui a pris un caractère nouveau également, c’est le conflit entre les superpuissances impériales russe et américaine, via notamment l’Ukraine martyre. Ce sont le développement et la crise de la mondialisation qui, au lieu de créer des solidarités, ont suscité des divisions et des conflits. C’est l’accroissement mondial des inégalités sous l’hégémonie du profit. C’est un enchevêtrement de crises, dont celle de la démocratie qui constitue la première crise de l’humanité — qui n’arrive pas à devenir « Humanité ».
P. I. — Globalement, quelle est votre vision de l’époque ?
E. M. — Les temps sont sombres. Nous sommes dans une époque où le triomphe de l’illusion et du mensonge constituent une grande défaite pour la France, l’Europe, l’humanité. C’est l’heure d’une nouvelle résistance. Celle d’avant-hier était contre l’occupant ; celle d’hier contre le retour de la vieille barbarie de haine et de mépris liée à la nouvelle barbarie du calcul aveugle à l’humanité et du profit déchaîné. Elle reste d’actualité. La nouvelle résistance est d’abord la résistance de l’esprit aux mensonges, aux illusions, aux hystéries collectives, et elle se voue à la formation d’oasis de fraternité. La nouvelle résistance prend le parti d’Éros contre Polémos et Thanatos et elle voudrait sauver le genre humain de lui-même.
P. I. — À l’époque de la Seconde Guerre mondiale, vous étiez profondément antimilitariste. Pensez-vous que les individus sont aujourd’hui impuissants face aux chamboulements du monde ?
sE. M. — J’en ai connu des individus, à commencer par moi-même, qui ont été transformés par les bouleversements ! Je suis un pacifiste devenu résistant. J’ai vu des communistes devenir fascistes, comme Doriot, des droitiers royalistes de l’Action française devenir communistes, comme Claude Roy. Je suis un antistalinien d’avant-guerre devenu communiste pendant la guerre. J’ai acquis l’expérience et la résistance de l’esprit à vingt-huit ans et j’espère que celles-ci sont définitives.
P. I. — Vous avez publié récemment un roman autobiographique écrit en 1946 mais dont le titre, L’Année a perdu son printemps, sonne étrangement d’actualité. Souhaitiez-vous rapprocher les deux époques, l’après-guerre et la période actuelle ?
E. M. — C’est le titre original de 1947 : je pensais à tous mes amis résistants tués ou morts en déportation, en prenant comme titre cette phrase de Périclès annonçant aux Athéniens la mort de leurs jeunes combattants au cours d’une bataille et qui commençait ainsi : « L’année a perdu son printemps, la jeunesse a perdu sa fleur. » Mais d’une autre façon, l’année 2024 a perdu son printemps avec les orages politiques, les guerres, les carnages, l’aveuglement généralisé sur la course planétaire aux catastrophes.
P. I. — Dans votre roman, Albert Mercier, le personnage qui emprunte vos traits raconte, avant le début de la guerre, au moment où les tensions vont crescendo, être « contre tous les fanatismes ». Il dit aussi que « les opinions varient selon les époques et les climats, et [que] toutes ont pour source le préjugé et l’erreur ». Diriez-vous encore la même chose aujourd’hui ? Le préjugé et l’erreur sont-ils toujours les grands facteurs de risque ?
E. M. — Je dirais plus encore que je suis contre tous les fanatismes identitaires, religieux, politiques, ethniques, nationaux. En revanche, s’il est vrai que les croyances, les idées, les opinions, varient selon les époques et les climats et que sans cesse renaissent et s’imposent préjugés et erreurs, je crois qu’il y a deux types de vérités : d’une part, la vérité de fait que l’on cache, comme le massacre des Arméniens par les Ottomans ou le massacre des juifs par les nazis, ou encore les exactions commises par les combattants de sa propre armée au cours des guerres ; et, d’autre part, la vérité éthique qui vise à reconnaître le bien et le mal, et assez souvent le bien mêlé au mal. Je crois à la vérité de l’amour, à la fraternité, à l’amitié qui est ma vérité affective. La haine est une réalité odieuse qui ravage le haïsseur comme elle torture ou tue l’être haï, mais c’est un mensonge sur soi et sur autrui. Par ailleurs, mon jeune alter ego n’avait pas encore l’expérience qu’il a acquise sous l’Occupation puis pendant la guerre froide. Il a vécu l’illusion du communisme comme je l’ai vécue, n’ayant compris le grand mensonge auquel j’avais adhéré qu’après la guerre ; j’ai rompu avec le communisme en 1948 par ultime dégoût pour le procès de Rajk en Hongrie. Je crois qu’à partir de cette époque non seulement j’en ai terminé avec les erreurs et les illusions, mais je suis devenu aussi très vigilant.
P. I. — À cette période, vous avez rejoint le Parti frontiste, qui rejetait à la fois le fascisme et l’alignement sur le communisme de Moscou, une troisième voie en sorte. Cette troisième voie existe-t-elle aujourd’hui dans un paysage politique français de plus en plus fragmenté ?
E. M. — Oui, dans les années d’avant-guerre, j’ai cru en une troisième voie antifasciste et antistalinienne, mais nous fûmes trop minoritaires pour en faire une force politique ; aujourd’hui, je crois en la nécessité vitale d’une nouvelle Voie fondée sur une nouvelle façon de penser le monde, la vie, l’homme, l’histoire que fut le marxisme, mais à partir des connaissances du XXe et du XXIe siècle. Ainsi, le monde physique comme le monde biologique et humain sont soumis au conflit inexorable entre les forces d’union et celles de conflit et de destruction : c’est la lutte ininterrompue entre Éros et Polémos. Dans la nature, il n’y a pas seulement des déterminismes, mais aussi des forces d’organisation et de création, visibles à travers l’extraordinaire diversité des espèces végétales et animales, et visibles aussi dans les créations techniques et artistiques de l’humanité. Enfin, l’être humain n’est pas que rationnel-sapiens, il est aussi délirant-demens. Il n’est pas seulement technicien-faber, mais aussi voué aux mythes et aux religions. Il n’est pas seulement mû par l’intérêt personnel — Homo economicus — mais il peut être animé par l’esprit du don ou celui du jeu. Toute politique devrait se fonder sur cette connaissance complexe et élaborer la Voie nouvelle qui seule pourrait nous sauver du néo-autoritarisme — ce que j’ai formulé dans mon livre La Voie.