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Madagascar : un Nobel pour le père Pedro ?

L’histoire, parfois, aime à se répéter à l’envers. Andry Rajoelina, arrivé à la présidence de la Transition de Madagascar en 2009 avec le soutien de l’armée, en a été chassé par celle-ci le 14 octobre dernier. Président en titre à partir de début 2014, il avait été réélu dans une atmosphère de suspicion en décembre 2023. Exfiltré de la Grande Île vers La Réunion dans un avion militaire français moins de trois semaines après le début du mouvement de révolte qui a embrasé Madagascar le 25 septembre, il serait aujourd’hui à Dubaï. Le jeune président (il avait alors 35 ans) était arrivé au pouvoir avec un superbe agenda. En témoigne l’entretien qu’il avait livré en septembre 2010 à Politique Internationale dans lequel il détaillait avec précision les thèmes du programme qu’il comptait mettre en œuvre : « amélioration du système de santé, de l’éducation », retour « au bon sens agricole », développement du sport et de la culture pour la jeunesse, amélioration de la connectivité du pays et, bien sûr, lutte contre la corruption, « une tâche prioritaire ». Il déclarait alors vouloir « sauver Madagascar ».

Aucun de ces « grands chantiers », comme il les nommait, n’a été mené à son terme, et la corruption est devenue endémique. Andry Rajoelina s’est perdu en route et n’a pas tenu ses promesses. « En dépit d’une certaine qualité d’écoute, il s’est ankylosé au fil des années, laissant les prébendes miner Madagascar. Malgré tout, il n’était pas pire que ses prédécesseurs », estime un connaisseur du pouvoir malgache. Les choses se sont accélérées depuis sa fuite. Cette fois, les militaires ne se sont pas embarrassés, comme après la crise de 2009, d’une « Haute autorité de Transition ». Le 17 octobre, ils ont nommé à la présidence l’un des leurs, le colonel Michaël Randrianirina, 52 ans, qui lui-même a nommé le 20 octobre Herintsalama Rajaonarivelo, président de la Banque nationale de l’Industrie, au poste de premier ministre. Quel sera le proche destin de Madagascar ? Personne ne le sait encore. Ce qui est certain, c’est que les Malgaches ne veulent plus de président-roi vivant dans le luxe et éloigné de son peuple. C’est l’analyse que dresse en filigrane le père Pedro Opeka, qui livre dans cet entretien quelques clés de compréhension.

« La mère Teresa de Madagascar » : tel est son surnom. Voilà qui pourrait bien l’aider à recevoir le prix Nobel de la paix, comme Teresa, qui l’obtint en 1979. Comme elle, Pedro (on ne l’appelle que par son prénom) se consacre à sauver les malheureux qui survivent sur les décharges de Madagascar en les soignant, en les nourrissant et surtout en les éduquant. Pedro Opeka est né en juin 1948 près de Buenos Aires. Ses parents avaient fui deux ans auparavant la Slovénie yougoslave pour échapper aux exactions communistes. À dix-huit ans, il entre au noviciat, en Argentine, dans la Congrégation fondée par Saint Vincent de Paul (ordre des Lazaristes). Au cours de ses études de théologie et de philosophie, il a pour professeur Jorge Bergoglio, le futur pape François. À partir de 1972, il approfondit pendant trois ans ses connaissances en théologie à l’Institut catholique de Paris. Il est ordonné prêtre le 28 septembre 1975 à Buenos Aires et prononce ses vœux de missionnaire à l’église lazariste de la rue de Sèvres à Paris. Il part pour Madagascar cette même année, où il est nommé curé de la paroisse de Vanguaindrano, dans le sud-est de la Grande Île. Il occupera cette fonction jusqu’en 1989, date à laquelle il fonde la communauté d’Akamasoa (« Les bons amis ») sur une hauteur située à huit kilomètres d’Antananarivo.

Ce qui était au départ un modeste projet est devenu sous sa direction une réussite exemplaire d’une taille comparable à celle d’une grande ONG. Akamasoa réunit environ 40 000 personnes, accueillant aujourd’hui 21 525 élèves, répartis en six écoles primaires, quatre collèges, quatre lycées et une université. « Pas d’assistanat ici, on travaille pour devenir libre et autonome », aime répéter Pedro. Grâce à lui, des enfants, parfois des nourrissons, sauvés de la décharge, sont devenus ingénieurs, informaticiens, médecins, musiciens ou enseignants. Akamasoa offre des soins de santé complets à la population qui loge dans cinq mille maisonnettes aux couleurs vives et impeccablement tenues. Pedro est partout. Aucun détail ne lui échappe. Entre deux parties de football (« un sport très bon pour créer des liens fraternels », dit-il), il répond en six langues à des interlocuteurs du monde entier. Et prépare avec soin la messe qu’il célèbre chaque dimanche matin devant plusieurs milliers de fidèles. Les chants et les interventions de Pedro donnent à celle-ci l’allure d’un gigantesque happening spirituel apprécié des touristes.

Une ambiance bien différente règne dans le centre de la capitale malgache où de nombreux habitants, nu-pieds, poussent des charrettes sur lesquelles s’entassent des bidons jaunes remplis d’eau. Il faut dire que les infrastructures de distribution datent du début des années 1960, quand la ville ne comptait que 300 000 habitants, contre 3 000 000 aujourd’hui. Antanarivo est surplombée par une étonnante curiosité : une ligne de téléphérique de près de dix kilomètres, inaugurée en juin dernier, mais qui ne fonctionne que quelques heures par jour, car l’électricité manque. Il faut avoir recours à des groupes électrogènes pour le faire tourner. Et le prix du billet (environ un euro) est hors de portée pour 80 % de la population qui ne dispose, selon la Banque mondiale, que de moins de deux euros par jour pour vivre. Ce téléphérique, d’un coût de 150 millions d’euros, est devenu pour les manifestants le symbole de la corruption et de la pitoyable gestion qui gangrènent Madagascar. Il a été vandalisé dès les premières heures des émeutes.

Ph. D.

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Philippe DoucetPère Pedro Opeka, un mouvement de révolte a éclaté à Madagascar le 25 septembre dernier. Le président Rajoelina a quitté le pays et de nouvelles autorités se sont mises en place. Comment voyez-vous la situation évoluer ?

Pedro Opeka — Après plus de cinquante ans passés aux côtés du peuple Malagasy (1), j’éprouve toujours une grande admiration envers lui, car il n’a jamais cessé de suivre le chemin du dialogue. Cet état d’esprit et sa richesse culturelle lui ont permis de trouver une solution pour ne pas tomber dans un cercle de violences sans fin — la voie la plus facile, certes, mais celle qui produit le plus de drames et de dégâts. Depuis la première grande révolte, en mai 1972, ce peuple a toujours fait preuve de résilience, mais aujourd’hui il a laissé éclater sa colère. La bataille contre la corruption, le népotisme et la gabegie n’est pas encore gagnée, car personne n’offre de solutions rapides. Changer la mentalité humaine demande du temps. Il faut maintenir son effort dans la durée. Il faut également tenir compte d’un facteur important : le pouvoir des chefs d’Église. Ils ont leur rôle à jouer pour pacifier le pays. Madagascar doit donc écouter également sa voix spirituelle. Son peuple est toujours croyant, ce qui à mes yeux est un atout pour aller vers la paix et la justice. Les Malgaches n’ont jamais oublié leur Créateur !

Ph. D.Madagascar peut-elle revenir rapidement sur la voie de l’ordre et de la paix ?

P. O. — Les manifestants ont dénoncé les indéniables carences en eau, en électricité, et la corruption. Ces contestations me semblent justes. Lors de mon premier séjour à Madagascar, il y a 55 ans, 30 % des Malgaches vivaient dans la pauvreté ; aujourd’hui, ce chiffre s’établit à 75-80 %. Cette situation est le terrible fruit de tous les gouvernements qui se sont succédé. Tous ! Tous les dirigeants doivent faire leur examen de conscience. Il faut que chacun s’interroge en se demandant s’il a jeté toutes ses forces et tous ses talents dans son action politique. Il faut maintenant agir dans le respect de la légalité plutôt que de basculer dans l’anarchie, avec le risque d’une « haïtisation » du pays qui risquerait alors de passer sous le contrôle de bandes armées, que l’on nomme ici les « dahalos ».

Ph. D.Le risque d’un coup d’État sanglant a été écarté. Pensez-vous qu’il a, un moment, constitué une menace ?

P. O. — En tout cas, cela aurait encore aggravé la situation car il aurait bloqué les investissements. Et tous ceux qui aident Madagascar s’en seraient éloignés pour un temps assez long. La majorité du peuple Malagasy est pour la démocratie. L’accès à l’eau ou à l’énergie, ainsi qu’au travail, sont des droits fondamentaux. Il faut les revendiquer, mais pas par la violence et le vandalisme. La pauvreté demeure notre ennemi. Il faut la combattre en s’inspirant de l’esprit des ancêtres malgaches qui privilégiaient le dialogue plutôt que la force. Détruire ce que nous avons ne …