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Artemis : le nouvel âge d’or de l’exploration spatiale franco-américaine

Nous vivons le nouvel âge d’or du spatial et de la relation franco-américaine dans ce domaine. Pilotée tambour battant par l’administration Biden, la politique spatiale américaine donne le tempo de la conquête spatiale à la communauté internationale. Réinstauré en 2017 par le président des États-Unis Donald Trump après plus d’une décennie de mise en sommeil, le National Space Council est l’enceinte de dialogue inter-agence de la Maison- Blanche qui définit et coordonne la politique spatiale américaine. Avec un budget estimé à plus de 60 milliards de dollars pour 2023, dont 26 milliards pour l’US Air Force et 25 milliards pour la NASA, les États-Unis représentent près de 60 % du budget spatial mondial.

Artemis ouvre une nouvelle ère d’exploration spatiale, plus de cinquante ans après l’alunissage historique d’Apollo 11 et plus de vingt ans après l’établissement d’une présence humaine continue à bord de la station spatiale internationale. Ce programme a pour objectif de faire alunir la première femme et la première personne de couleur à l’horizon 2025, et d’établir, avec les partenaires internationaux et commerciaux, une présence durable sur la surface lunaire. Quant aux accords Artemis, signés à ce jour par 23 pays dont la France, ils visent à préciser les principes de coopération dans l’exploration civile et l’utilisation de la Lune, de Mars, des comètes et des astéroïdes à des fins pacifiques. Artemis contribuera ainsi à établir un nouveau cadre juridique et éthique d’ampleur mondiale régissant l’exploitation pacifique et durable de l’espace au-delà de la Lune. Un bond en avant significatif par rapport au Traité sur l’espace extra-atmosphérique de 1967.

La France est une puissance spatiale de la première heure, et les Américains lui reconnaissent une maîtrise unique dans tous les secteurs, qu’ils soient civils, commerciaux ou militaires. De ce fait, le spatial est au cœur de la relation franco-américaine. À l’occasion de leur rencontre à Paris en novembre 2021, la vice-présidente Kamala Harris et le président Macron se sont engagés à renforcer les coopérations par des actions structurantes, dont la mise en place d’un dialogue approfondi sur l’espace (Comprehensive Dialogue on Space) qui s’est réuni pour la première fois à Paris en novembre 2022.

Le 7 juin 2022 à Washington, à l’occasion du 60e anniversaire du CNES et de la commémoration des soixante ans de coopération avec la NASA, la France a rejoint les accords Artemis. Avec

23 accords bilatéraux, le CNES est le deuxième établissement partenaire de la NASA, derrière l’agence japonaise. La rencontre organisée le 30 novembre 2022 au siège de la NASA en présence de la vice-présidente des États-Unis et du président de la République en visite d’État à Washington a couronné le statut de la France comme première nation européenne partenaire des États-Unis et partenaire international de premier plan (avec le Japon).

Houston est la capitale des astronautes, l’épicentre de la dimension humaine de l’exploration spatiale. De Jean-Loup Chrétien à Thomas Pesquet, bientôt Sophie Adenot… tous les astronautes qui coopèrent avec la NASA viennent s’entraîner au Johnson Space Center (JSC) et résider à Houston ou dans sa banlieue, à Clearlake. En compétition avec la Floride, la Californie et le Colorado pour attirer les acteurs du New Space, Houston possède deux atouts : son écosystème exceptionnel en matière de santé et son statut de capitale historique des énergies fossiles qui fait d’elle la nouvelle Mecque de la transition énergétique.

C’est dans ce contexte que j’ai invité deux grands témoins, Jean-Loup Chrétien et Megan McArthur, à partager leurs expériences et leur rêve spatial. Un homme, une femme. L’un né et formé en France, l’autre aux États-Unis. Un astronaute de la génération des années 1980, une astronaute des années 2000 en service actif qui a fait partie de l’équipage de Thomas Pesquet en 2021. Quel regard portent-ils sur la révolution spatiale en cours ?

L’« intimité stratégique » entre la France et les États-Unis — pour reprendre l’expression du président Macron — confine, chez ces deux professionnels de l’espace, à une intimité métaphysique.

Notre conversation s’est tenue entre décembre 2022 et janvier 2023 au JSC près de Houston avec la complicité bienveillante de Vanessa Wyche, qui dirige ce centre de la NASA. Que Mme Wyche en soit ici vivement remerciée.

V. B.

Valérie Baraban — Jean-Loup, dans l’un de vos livres, vous écrivez que « l’espace est l’avenir de l’humanité ». Vous aimez citer Constantin Tsiolkovski, le penseur russe de la fusée cosmique, un visionnaire du XIXe siècle injustement tombé dans l’oubli, qui disait : « La Terre est le berceau de l’humanité et on ne peut pas passer sa vie dans un berceau. » L’exploration spatiale naît-elle d’un besoin de survie ou d’une pulsion métaphysique ?

Jean-Loup Chrétien — Dès notre conception, le compte à rebours est enclenché et la lutte pour la survie commence. L’embryon lutte pour sa survie, le nouveau-né lutte pour sa survie, l’homme passe sa vie à lutter pour sa survie. Depuis son apparition sur Terre il y a 200 000 ans, la race humaine n’a guère progressé. Les hommes continuent de se battre entre eux. Mais, à l’échelle de l’univers, 200 000 ans, c’est bien peu.

L’instinct d’exploration est inscrit dans nos gènes. Depuis toujours, l’homme est fasciné par l’immensité du ciel et ses mystères. L’être humain est un explorateur.

J’ai pu constater, pendant toutes mes années d’aventure dans la troisième dimension, combien l’altitude est inspirante. Quand on voit en orbite la force, la beauté, l’âme de notre planète Terre, on est envahi par une sensation rare, une sorte de sagesse.

Ce message devrait nous convaincre de travailler tous ensemble en menant une coopération internationale exemplaire. Des bribes de ce message semblent bien perçues : la preuve en est la détermination indéfectible d’agences qui font coopérer en orbite des femmes et des hommes dont les pays sont pourtant officiellement en guerre. Quel pied de nez aux responsables politiques !

V. B. — Megan, qu’est-ce que ces réflexions vous inspirent ?

Megan McArthur — Je pense, moi aussi, que les humains sont fondamentalement des explorateurs dans l’âme. Nous sommes des créatures curieuses, nous cherchons sans cesse à repousser les limites de nos connaissances et de nos possibilités, et à comprendre le monde qui nous entoure. L’exploration de notre planète étant terminée, c’est évidemment l’espace qui est la prochaine frontière. Personne n’est allé sur la Lune depuis bien longtemps. Si nous voulons réaliser nos rêves et repousser nos limites encore plus loin, nous devons mettre en place une vaste coopération internationale et un partenariat avec les autres terriens. Vue de l’espace, la Terre forme un tout indivisible. C’est ensemble que nous devons explorer le système solaire.

V. B. — L’auteur américain de science-fiction Larry Niven s’amuse à dire que les dinosaures ont disparu parce qu’ils n’avaient pas de programme spatial. Mégalomanie ou anticipation prudente ? Dans un article publié en 2017 (1), Elon Musk estime que l’espèce humaine, pour ne pas s’éteindre, doit coloniser d’autres planètes que la Terre. Devenir, en quelque sorte, « multi-planétaire », ce qui implique que l’on soit capable non seulement de voyager, mais aussi de vivre dans l’espace. Que pensent les astronautes que vous êtes de ces changements exponentiels ?

M. M. — L’idée que l’exploration spatiale progresse de manière exponentielle ou en tout cas très rapidement est intéressante, car ceux dont c’est le métier ont parfois l’impression qu’elle évolue assez lentement. Surtout quand on attend son tour pour embarquer la première fois ! Lorsque, enfant, j’ai commencé à m’intéresser à l’espace, le dernier humain à fouler le sol de la Lune était déjà reparti depuis bien longtemps. Depuis plus de vingt ans, ce qui a connu un développement accéléré, c’est la possibilité d’envoyer des hommes dans l’espace et de les y maintenir. Au cours de ma carrière, j’ai eu la chance de voir se développer notre capacité à vivre dans cet environnement si différent et, d’une certaine manière, à devenir des citoyens de l’espace. Ce changement a été très spectaculaire et il nous servira pour la suite, quand nous nous installerons sur la Lune pendant de longues périodes en attendant d’être capables d’envoyer des gens sur Mars. À l’échelle de l’histoire de l’humanité, ces développements à venir sont vertigineux. Et ils seront d’autant plus rapides qu’ils associeront un nombre croissant de pays et d’acteurs privés.

Je suis une grande fan de films et de romans de science- fiction, et je rêve d’un avenir où l’espace sera accessible au plus grand nombre. C’est cet avenir que nous sommes en train de préparer. Nous vivons actuellement une période très excitante et je suis impatiente de savoir ce qui va se passer.

Les êtres humains sont relativement fragiles par rapport à l’environnement spatial. Ce n’est déjà pas simple en orbite terrestre basse, mais cela deviendra encore plus compliqué lorsqu’il s’agira de voyager vers Mars. Une fois arrivés sur place, nous serons un peu plus protégés. Les défis restent néanmoins nombreux : les radiations bien sûr, mais aussi l’apesanteur à laquelle notre corps n’est pas habitué, sans parler de l’isolement et de la sensation d’enfermement. Le fait de vivre dans un environnement confiné et, je dirais, non naturel fait partie des risques qu’il faut prendre en compte lorsqu’on envisage d’envoyer des gens à des millions de kilomètres de leur planète d’origine, sans possibilité de faire rapidement demi-tour. La station spatiale nous sert précisément à développer toutes ces compétences dont nous aurons besoin pour aller plus loin.

J.-L. C. — Repartons de ce que disait Constantin Tsiolkovski. Je pense effectivement que notre destin se dessine impérativement à travers l’immensité du cosmos. Mais avant de voir se réaliser la prophétie d’Elon Musk (l’être humain multi-planétaire), il nous faudra encore franchir bien des points de transcendance. Les planètes du système solaire sont peu fréquentables. Seule Mars pourra un jour accueillir nos explorateurs. Les exoplanètes (2), ces planètes semblables à la Terre orbitant autour d’une autre étoile, sont régulièrement annoncées comme un objectif proche qui permettrait à l’homme de trouver un refuge et de survivre. Quelques chiffres pour mieux comprendre l’ineptie d’une telle proposition : la vitesse maximale atteinte par un véhicule spatial habité aujourd’hui est de 40 000 km/h, soit un peu plus de 11 km/s. À la vitesse de la lumière (300 000 km/s), il nous faudrait quatre ans pour rejoindre l’exoplanète la plus proche. Imaginons que nous soyons capables un jour d’atteindre le centième de cette vitesse, soit 3 000 km/s (Paris- New York en un peu plus d’une seconde, le tour de la Terre en un peu plus de 10 secondes… ce n’est pas pour demain !), il nous faudrait alors quatre siècles pour rejoindre cette planète. Bref, nous sommes loin de franchir cette étape. Sans compter que, dans cette immensité où fourmillent des milliards de milliards de planètes semblables à la nôtre, notre disparition passerait inaperçue.

La démarche actuelle consistant, entre autres, à reprendre l’exploration de la Lune est à la fois ambitieuse et raisonnable. Ambitieuse, car elle met en œuvre un programme à la limite de nos moyens ; raisonnable, car elle propose une définition judicieuse de l’organisation de ces moyens autour d’un concept de coopération internationale. Ce retour sur la Lune est particulièrement excitant. L’harmonie entre les équipes sur la Lune et sur la Terre permettra de gérer et d’adapter la vie des personnels en opérations pour que les obstacles soient surmontés sans trop de casse. À commencer par la monotonie du paysage.

Je m’explique : dans quelques années, nous aurons une station autour de la Lune et une base lunaire, toutes deux occupées en permanence. La station, nommée Gateway, aura une orbite très excentrique avec un périgée (3) de 3 000 km et un apogée de 70 000 km. La durée d’une orbite sera de 7 jours. Le spectacle qui s’offrira à la vue de l’équipage sera très différent de celui de la station spatiale internationale. La Terre restera visible, mais à plus de 300 000 km. Quant à la Lune, elle sera toujours survolée pratiquement au même endroit. Les seules différences seront les changements de conditions d’éclairement par le Soleil. Il n’est pas impossible que les équipages finissent par s’en lasser… 

M. M. — Vous soulevez là un point très intéressant. La Terre était tellement belle à voir lorsque nous étions en orbite dans la station spatiale ! C’était très réconfortant et c’était aussi une façon de passer le temps quand nous n’avions rien à faire : nous pouvions admirer de très loin tous nos endroits préférés… Mon coéquipier Thomas Pesquet est un photographe fantastique. Lui et mon collègue Shane Kimbrough m’ont aidée à améliorer mes photos en orbite. Mais lors d’un vol vers Mars, que regardera-t-on ? Les passagers n’auront rien à contempler ; ils auront besoin d’autre chose pour occuper leur temps libre pendant le voyage.

J.-L. C. — Haute technologie et intelligence artificielle ne pourront compenser les aléas de la vie humaine. Une mission vers Mars durera probablement près de trois ans. Neuf mois de voyage aller, douze mois sur place (à la surface de Mars ou en orbite autour de Mars), neuf mois de voyage retour. En cas de problème grave survenant après l’impulsion nécessaire au transfert depuis l’orbite terrestre vers l’orbite martienne, il n’y aura aucun moyen de modifier la trajectoire. L’équipage verra quelques détails de la région où vit sa famille puis continuera sa route pendant trois ans sans espoir de retour anticipé. Il sera vite privé de la capacité de converser avec ses proches dès que l’éloignement aura atteint une distance telle que le temps d’un message dépassera quelques secondes — soit quatre à cinq fois la distance Terre-Lune. Les conversations se réduiront au format SMS au bout de deux ou trois semaines, donc très tôt au regard de la durée de la mission. Au retour, ce phénomène se résorbera de façon symétrique, deux ou trois semaines avant l’arrivée sur Terre. Il faut donc s’attendre à des situations très difficiles face, par exemple, à un grave événement familial.

Pour clore ce chapitre délicat, une petite description de l’environnement du vaisseau pendant son voyage aller ou retour : une sensation d’immobilité totale, sur fond de ciel d’un noir absolu absent de toute autre référence qu’un Soleil éblouissant et tout aussi immobile. Pas une seule étoile, et une Terre devenant un petit point brillant au bout de quelques semaines, jusqu’à la transformation inverse de Mars quelques semaines avant l’arrivée.

Nous sommes tous sans exception volontaires pour cette aventure. Mais il nous faudra beaucoup d’assistance pour accepter les aléas d’une telle mission.

V. B. — Les politiques spatiales représentent un coût phénoménal qui pèse sur les générations actuelles. Nos concitoyens sont confrontés à d’amples défis : changement climatique, sécurité énergétique et alimentaire, pandémie, pauvreté, inégalités… Adoptant une position terre à terre bien compréhensible, certains d’entre eux plaident en faveur du règlement prioritaire des crises présentes. Comment répondre à leurs interpellations ?

J.-L. C. — Il y a plusieurs façons d’aborder le sujet. La première consiste à revenir à la démarche instinctive d’explorateur dont nous parlions au début de l’entretien. C’est un argument irréfutable. Les citoyens continueront à établir un lien entre l’ampleur des moyens alloués aux administrations spatiales et l’importance de cette vocation de l’humanité.

La deuxième consiste à répondre aux groupes de citoyens selon leurs affinités politiques. Paramètres essentiellement variables et même volatils, vous en conviendrez.

La troisième consiste à justifier l’investissement par les retombées directes. La NASA publie chaque année un rapport très détaillé sur les applications terrestres des technologies développées pour et dans l’espace. Cela va des pompes cardiaques mises au point à partir de la technologie des pompes à carburant de la navette spatiale aux cristaux fabriqués en apesanteur pouvant améliorer la fabrication de certains médicaments.

Surgit maintenant une nouvelle porte d’entrée dans laquelle s’engouffrent les acteurs du New Space. Ces nouveaux flibustiers et autres pirates rêvent de trésors et de butins. Échaudés par les leçons tirées de l’Histoire, nous devons tout faire pour que l’activité de ces terriens avides de conquête soit parfaitement contrôlée. Il existe aujourd’hui des dispositifs faciles à mettre en place, dont ne disposaient pas nos ancêtres. Je me répète : l’altitude est inspirante ; elle élève l’âme. Ne nous faisons pas d’illusions : à la surface d’une autre planète, en commençant par la Lune, l’homme redeviendra conquérant et belliqueux. Si tant est qu’il en fût doté au départ, il perdra toute grandeur d’âme instantanément.

Depuis quelques années, une nouvelle dimension, l’espace, est apparue dans le concept de mission des armées de l’air de nombreux pays, à commencer par les États-Unis. Cette décision m’a d’abord semblé contraire au principe d’exploration et de découverte, à l’opposé de celui de conquête. Puis, avec du recul, considérant cette tendance agressive du New Space, je pense que nous devons accepter l’extension de la police de l’air à la police de l’espace. Encore une fois, l’humanité devra passer par plusieurs points de transcendance avant d’aller plus loin. Dont la transformation radicale d’un être conquérant et bestial en un être pacifique, intelligent, porteur d’un bonheur à transmettre.

M. M. — Je suis convaincue que les Américains sont très fiers du programme spatial et de tout ce que nous avons accompli ensemble dans l’espace. Il est important, pour eux, que les États- Unis continuent à être leaders en matière d’exploration spatiale. J’ai lu quelque part que 80 % des gens pensent que la station spatiale internationale a été un bon investissement pour l’Amérique. Certes, la plupart ne suivent pas au jour le jour le détail des recherches que nous menons (nous effectuons toutes sortes de travaux scientifiques pour le compte de chercheurs du monde entier, y compris dans des domaines très éloignés de notre propre champ d’expertise), mais ils croient en ce que nous faisons, ils croient à la recherche et à la démarche scientifique. Qu’il s’agisse d’exploiter les retombées de telle ou telle technologie, ou d’adapter à l’industrie médicale, par exemple, un matériel spécialement conçu pour la station spatiale. C’est comme ça qu’on apprend, qu’on met au point de nouvelles technologies, dans le domaine médical ou aéronautique, qu’on crée toutes sortes de choses qui nous sont utiles dans la vie quotidienne.

V. B. — Les États-Unis et la France sont des puissances spatiales qui coopèrent depuis soixante ans. Jean-Loup, lors du 60e anniversaire du discours du président Kennedy à l’Université de Rice le 12 septembre 2022, vous avez été la voix de la coopération internationale. Comment celle-ci a-t-elle évolué depuis les années 1960 ?

J.-L. C. — Cela fait près de trente ans que je m’investis dans la coopération spatiale entre la France et les États-Unis. J’ai eu la chance, dès 1980, de participer activement à la coopération spatiale internationale — essentiellement entre la France, l’URSS puis la Russie, et les États-Unis. En 1994, j’ai rencontré à Houston le directeur de la NASA qui m’a invité à mettre en place les débuts de cette coopération spatiale entre la Russie et les États-Unis. À vrai dire, j’avais un peu provoqué cette invitation, alors que j’étais au CNES directeur des astronautes français, car j’anticipais, parmi les conséquences de cette décision russo-américaine, un fort risque d’affaiblissement de la coopération française avec ces deux pays. Grâce à cette invitation, j’ai réussi à faire entrer trois astronautes français en stage à la NASA, chacun d’eux effectuant un vol spatial sur la navette américaine.

M. M. — J’ai eu la chance d’être invitée avec mes deux coéquipiers de Crew-2 à assister à la signature des accords Artemis par la France. Au cours de ma carrière, j’ai pu constater personnellement à quel point la coopération a joué un rôle crucial dans le domaine spatial. Nos partenariats internationaux continueront d’être fondamentaux pour nos activités d’exploration et seront la clé de notre succès pour établir une présence à long terme sur la Lune et pour aller sur Mars.

V. B. — L’accès à l’espace change de nature. Pendant longtemps, il a été exclusivement gouvernemental ; aujourd’hui, il se privatise, se commercialise. Se démocratise-t-il ? Hier domaine réservé, il est devenu un nouveau marché. Les acteurs, publics comme privés, qui ont accès à l’espace augmentent en nombre et se diversifient. Dans quelle mesure cela modifie-t-il votre profession d’astronaute ? Megan, vous qui avez voyagé sur un vaisseau privé de SpaceX, quel est votre retour d’expérience ?

M. M. — En tant qu’astronaute, nous ne sommes évidemment pas responsables de la conclusion de ces grands accords entre agences, entre États ou entre agences et entreprises privées. Nous y sommes associés en tant qu’individus, dans une relation de personne à personne. Chacun représente sa propre organisation, mais nous travaillons ensemble dans un but commun.

J’ai volé une fois à bord d’une navette spatiale et une fois à bord du Crew Dragon, et les expériences ont été très différentes. Pour la simple raison que l’entreprise privée qui a mis au point le Crew Dragon n’a pas pour seul objectif de répondre aux besoins de la NASA ; elle entend élargir l’accès à l’espace et permettre à des astronautes non professionnels de voler dans ses véhicules. Ces véhicules sont donc conçus dans cette optique.

V. B. — Jean-Loup, d’astronaute vous êtes devenu entrepreneur. Quelles sont vos observations sur l’avenir du partenariat public-privé et de son rôle dans la coopération internationale ?

J.-L. C. — Nous vivons une situation tout à fait semblable à celle de l’aéronautique, ce qui n’a rien de surprenant, la troisième dimension n’étant pas divisée en une partie atmosphérique et une partie spatiale. L’aéronautique a d’abord profité des technologies développées pendant les deux guerres mondiales, puis de la mise en place de centres d’essais en vol dont le rôle était d’ouvrir les portes du ciel au profit de futurs exploitants, privés comme étatiques. Aux États-Unis, le président Obama a rappelé à la NASA que son rôle essentiel est de découvrir et d’explorer de nouvelles portes, et de faire en sorte que celles-ci soient accessibles à ceux qui veulent s’y engouffrer. Maintenant que nous avons des amateurs avisés et compétents, la NASA peut profiter de son retour sur investissement. En effet, à titre d’exemple, dans le projet Artemis, la partie « non haute technologie » est confiée à la société SpaceX d’Elon Musk, qui réussit à proposer des systèmes non essentiellement innovants à des coûts de cinq à dix fois moindres que ceux qu’aurait déclarés la NASA si elle les avait développés elle-même.

V. B. — L’espace est un domaine de conflictualités. Réplique-t-il les conflictualités terrestres ? La Russie a envahi l’Ukraine le 24 février 2022, scellant ce faisant le retour de la guerre sur le continent européen. Qu’est-ce que cette nouvelle guerre sur Terre a changé pour les astronautes en mission dans l’espace ?

M. M. — L’agression russe contre l’Ukraine s’est produite après mon départ de la station spatiale internationale. À bord, nous formons une équipe soudée. Nous devons nous faire confiance et travailler ensemble. Notre équipage de sept personnes a dû faire face à plusieurs situations critiques hors norme dont nous nous sommes sortis grâce à notre cohésion. Pendant mon séjour, nous ne parlions pas de politique, mais de sujets qui nous touchaient personnellement, comme l’amour de nos proches ou tout ce que nous avions hâte de retrouver dès notre retour sur Terre. C’est en partageant ces expériences humaines et en nous concentrant sur ce qui nous rapproche que nous réussirons à surmonter nos différences.

V. B. — Y aura-t-il une génération Artemis ? Celle des enfants qui grandiront en ayant comme quotidien le spectacle d’êtres humains vivant sur la Lune et la compagnie d’astronautes et autres navigateurs de l’espace faisant la navette entre la Terre et la Lune ? Des enfants qui auront pleinement intégré l’espace dans leur environnement mental. La conquête spatiale présente un enjeu éducatif important. Elle devrait redonner aux jeunes générations le goût de la science, l’appétit des connaissances. N’est-ce pas le moment de replacer les sciences au centre de la société, et la formation scientifique au centre des humanités ?

M. M. — J’ai toujours considéré l’exploration spatiale comme une porte d’entrée vers les sciences. Tout le monde ou presque peut y trouver quelque chose de fascinant. En tant qu’astronaute, j’ai un rôle d’éducatrice à jouer, je peux inciter les gens à s’intéresser à l’espace, partager avec eux les merveilles de l’exploration spatiale, les sensibiliser à la démarche scientifique et aux mathématiques, et leur montrer en quoi tout cela peut leur être utile dans leur vie de tous les jours. C’est essentiel non seulement pour ceux qui ont le projet d’aller sur la Lune et sur Mars, mais aussi pour tous ceux qui essaient de résoudre les problèmes que nous rencontrons ici, sur Terre.

Lorsque, l’an dernier, j’observais la Terre depuis l’espace, je savais qu’une pandémie faisait rage, je voyais des ouragans géants tout balayer sur leur passage, la sécheresse étendre ses ravages et des feux de forêt se déchaîner un peu partout. Or, pour faire face à ces calamités, qu’il s’agisse du changement climatique ou d’une crise sanitaire, nous avons besoin de la science, de l’ingénierie, de la technologie et des mathématiques. La génération Artemis aura besoin de tous ces outils pour continuer à assurer la sécurité de notre planète. L’exploration spatiale est un moyen d’intéresser les jeunes à ces défis, de faire jaillir en eux l’étincelle qui les poussera à faire des études scientifiques ou à devenir ingénieur. C’est formidable. Non seulement cette génération Artemis qui possède des connaissances scientifiques et qui a confiance en elle augmente nos chances de poser un jour un pied sur Mars, mais elle nous aide également, ici même, à prendre soin de notre propre planète.

V. B. — Les astronautes issus de la génération Artemis, qui feront des séjours prolongés dans l’espace, seront-ils différents de ceux d’aujourd’hui ? La médecine spatiale étudie l’effet de l’impesanteur sur le corps humain et s’attache à préserver la santé physique des astronautes. Mais qui s’intéresse à leur âme, à leur santé mentale ? L’homme préhistorique était artiste. L’espèce multi-planétaire le sera-t-elle aussi ?

J.-L. C. — Les progrès de l’humanité procèdent par bonds, généralement à partir d’une découverte majeure, suivie d’une transition plus ou moins plate jusqu’au bond suivant. Je ne citerai que trois de ces découvertes, parmi tant d’autres : celle du feu, de l’électricité, de l’atome. Sorte d’harmoniques au sein d’une fréquence fondamentale laissée à votre imagination… Pendant toutes ces phases, les artistes ont fait travailler leur imagination, surfant eux aussi sur ces vagues en forme de tsunami artistique. Cela produisit le miracle du XVIIIe siècle, tant en littérature qu’en musique, en peinture ou en sculpture. Moi qui ai failli devenir musicien professionnel, alors que l’orgue reste la seconde passion de ma vie, j’ai vécu quatre-vingts années de tsunami musical, dans une gigantesque fugue avec une expression musicale qui s’est voulue aussi moderne qu’une époque traversée à très grande vitesse. Grâce à mes années de conservatoire, j’ai appris à m’adapter. J’ai admiré le calme et parfois le sang-froid des musiciens. À chaque examen de fin de cycle, je tremblais bien plus que lors de mes vols d’essai les plus risqués. La discipline artistique vous impose une grande humilité, que j’ai aimée et admirée chez les plus grands artistes que j’ai rencontrés. L’humilité étant une condition essentielle à la réussite de l’exploration spatiale lointaine, j’en déduis qu’espace et artiste vont fort bien ensemble. Et j’ai pu constater avec grande satisfaction qu’il y avait beaucoup d’artistes dans le monde de la troisième dimension.

M. M. — Tous ceux qui quittent leur planète pour aller à la découverte d’un autre lieu sont des sortes d’ambassadeurs de la Terre. Ils doivent aborder cette expérience avec curiosité, respect, humilité et ouverture d’esprit. Quel est le rôle de l’art et de la culture dans cette rencontre avec l’inconnu ? Les astronautes ont généralement une formation en sciences, en technologie, en ingénierie et en mathématiques. Beaucoup sont issus de l’armée, d’un milieu technique ou opérationnel. Pourtant, vous seriez probablement surpris du nombre d’artistes talentueux, en particulier de musiciens, que l’on trouve parmi eux. Il y a beaucoup d’esprits créatifs. J’ai réfléchi récemment à la question de l’accès à l’espace, au fait que les gens soient de plus en plus nombreux à y voyager, qu’ils aient été sélectionnés pour participer à un vol financé par un sponsor ou qu’ils aient été tirés au sort. Et je suis arrivée à la conclusion qu’il faudrait plutôt y envoyer des poètes ou des artistes. À mon échelle, j’essaie de décrire l’expérience de la vie dans l’espace, mais je suis ingénieur, et la manière dont je m’exprime ne touche peut- être pas autant de monde. J’essaie de capturer la beauté de la Terre en la photographiant, par exemple, ou en posant des mots sur mes émotions. Mais il y a des gens qui sont bien meilleurs que moi dans cet exercice, des gens capables de communiquer par l’art. Lorsque je me projette dans un avenir lointain, j’imagine des hôtels sur la Lune et des stations spatiales pour passer ses vacances en orbite terrestre basse. Et j’imagine aussi des représentations artistiques. Pourquoi pas un spectacle de danse en microgravité ? Nous, les astronautes, aimons jouer avec l’apesanteur, mais qu’est-ce qu’un chorégraphe de talent pourrait faire dans cet espace ? C’est vraiment une question qui me passionne.

 

 

En guise de conclusion…

 

« Les gens ont des étoiles qui ne sont pas les mêmes. Pour les uns, qui voyagent, les étoiles sont des guides. Pour d’autres, elles ne sont rien que de petites lumières. Pour d’autres, qui sont savants, elles sont des problèmes. Pour mon businessman elles étaient de l’or. Toi, tu auras des étoiles comme personne n’en a… » Telle est la promesse du Petit Prince (4), voyageur interplanétaire, de passage sur Terre, tombé d’une étoile, inventé par un aviateur poète français. Antoine de Saint-Exupéry écrivit ce conte éponyme en 1943 à New York.

L’exploration spatiale est l’aventure de l’humanité ; mais chacun — gouvernement ou individus, acteurs publics ou privés — s’y engage avec « des étoiles qui ne sont pas les mêmes ». Recherche scientifique, exploit patriotique, conquête de marchés, extraction de minerais, domination du champ de bataille, gestion de la Terre, commercialisation de l’orbite basse… la coopération spatiale internationale mêle des passions et des intérêts divers. En deçà des accords interétatiques qui gouvernent cette coopération, il y a des voix individuelles — dont celles des hommes et des femmes qui vivent l’aventure des étoiles, dans leur corps et de toute leur âme. Le concert international est le produit d’une pluralité de langues, de cultures et de singularités. Il est fait d’accords, de variations, de nuances, et parfois de dissonances. Il est fait de rivalités et de concurrence.

Ne passons pas complètement sous silence quelques grands absents de l’aventure vécue par Jean-Loup Chrétien et Megan McArthur, à commencer par la Chine qui s’affirme résolument, mais hors des cadres de coopération occidentaux, comme une nouvelle puissance spatiale avec un programme très ambitieux (en 2019, premier alunissage sur la face cachée de la Lune ; en 2021, atterrissage de la sonde Tianwen-1 sur Mars ; en 2022, déploiement de la station spatiale chinoise en orbite basse terrestre ; en 2024, mise en orbite autour de la Lune de la station de recherche lunaire internationale chinoise, etc.) et une diplomatie spatiale qui ne l’est pas moins, même si elle peine à rallier des partenaires (en 2008, Asia- Pacific Space Cooperation Organization ; en 2017, Belt and Road Aerospace Innovation Alliance). L’exploration spatiale n’échappe pas à la rivalité sino-américaine. Face à la Chine, les Occidentaux, États-Unis en tête, mènent un jeu coopératif qui consiste à renforcer les enceintes de dialogue multi-bilatérales et multilatérales. Les accords Artemis relancent la course au multilatéralisme spatial.

La coopération spatiale franco-américaine inclut-elle le New Space ? Les sciences de l’univers et l’observation de la Terre sont depuis longtemps au cœur des partenariats entre le CNES et la NASA. La recherche spatiale française, orientée par le « séminaire de prospective scientifique » qui se réunit tous les cinq ans, en miroir de ses homologues américains, les Decadal Surveys (Planetary Science, Astrophysics, Earth Science), est un pilier de la coopération spatiale bilatérale. Cela doit continuer. La preuve, les États-Unis ont rejoint récemment l’Observatoire spatial du climat, une initiative du CNES. Et en décembre dernier, le lancement du satellite SWOT (Surface Water and Ocean Topography) était le produit d’une mission conjointe de la NASA et du CNES, en lien avec la National Oceanic and Atmospheric Administration et l’Institut d’études géologiques des États-Unis, dédié à la mesure des eaux de surface et de la dynamique océanique. L’excellence de la recherche scientifique française est sans conteste un atout, mais celui-ci ne suffira pas à maintenir la France dans le peloton de tête. Il ne faudrait pas que cette excellence nous éblouisse et nous fasse manquer ce qui se joue de manière critique dans la révolution en cours. L’initiative Connect by CNES vise à structurer l’écosystème du New Space français. Santé, environnement, mobilité, entretien en orbite, construction dans l’espace, activités sur la Lune ou en périphérie… Le New Space français doit très rapidement prendre position dans le New Space américain. Il faut faire vite ; le jeu est en cours dans quatre États principalement : la Californie, le Colorado, la Floride et le Texas.

À l’heure d’Artemis, les puissances spatiales seront celles qui auront misé sur l’industrie et l’innovation, et qui se seront engagées résolument dans la bataille des règlementations. La France et l’Europe continueront à jouer dans la cour des grands et conserveront leur autonomie stratégique à condition de se doter de leur propre accès à l’espace avec un véhicule européen opéré à partir d’un territoire européen. Nous Européens saurons-nous relever ce défi grâce à la prochaine génération de fusées Ariane 6 et Vega-C et la navette réutilisable Space Rider ? La France doit se risquer au jeu de go mondial d’accès à l’espace : sera-t-elle la première à créer un ambassadeur (ou une ambassadrice) de l’espace (Space Ambassador) ?

Pas de Space Power sans Soft Power. L’art sublime les batailles stratégiques. La France en fait l’expérience depuis le roi François Ier et la Renaissance. La coopération spatiale franco- américaine s’étendra-t-elle au champ artistique ?

« Dream Big », c’est pour moi l’un des meilleurs slogans du Texas et je suis venue à Houston avec un grand rêve : faire germer l’idée de la première résidence d’artistes dans l’espace — une Artemis Art Space Residency ! L’espace, la Lune, les astres ont toujours été des objets d’inspiration pour l’humanité, mais faisons un pas plus loin, approchons-nous de l’un de ces points de transcendance dont parle Jean-Loup Chrétien et imaginons avec Megan McArthur un artiste astronaute, dont la mission serait de créer dans l’espace. Aristote distinguait les arts mécaniques, comme le théâtre, et les arts libéraux, comme la musique. La poétique aristotélicienne nous aidera-t-elle à penser le renouvellement de l’art et du processus créatif dans l’espace ?

« La Lune est un roman », écrit l’astrophysicienne et écrivaine Fatoumata Kébé (5). Pourquoi pas, un jour, non pas un roman portant sur la Lune, mais un roman écrit sur la Lune ? Comme on parle d’œuvres de fiction et de non-fiction, il y aurait deux nouvelles catégories : des œuvres faites sur Terre (Earth Art Work) et des œuvres faites dans l’espace (Space Art Work), des artistes terriens (Earth Artists) et des artistes de l’espace (Space Artists) ?

Et si nous inventions une « villa Artémis » quelque quatre siècles après la villa Médicis ?

V. B.

(1)« Making Humans a Multi-Planetary Species », New Space, 5 juin 2017.

(2) Une exoplanète ou planète extrasolaire est une planète en dehors du système solaire.

(3) Le périgée d’un satellite de la Terre est le point de son orbite qui est le plus proche du centre de la Terre. Le point qui en est le plus loin est l’apogée.

(4) Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit Prince, 1943.

(5) Fatoumata Kébé, La Lune est un roman, Slatkine et cie, 2019.