Les Grands de ce monde s'expriment dans

Château Margaux et l’Amérique

Patrice de Méritens — Comment les États-Unis résonnent-ils dans votre imaginaire ?

Corinne Mentzelopoulos — Cela ne se dit pas, cela se clame presque : America ! America ! Si je n’avais pas les pieds si solidement ancrés dans la terre des vignes bordelaises, sans doute m’y serais-je installée avec bonheur. J’avais dix ans quand j’ai traversé pour la première fois l’Atlantique, pour un séjour dans un summer camp où je suis retournée chaque année, deux mois d’affilée, jusqu’à mes 18 ans. J’y suis devenue professeur de natation, de canoë et d’équitation, j’ai même mon diplôme américain de sauvetage ; c’est dire si, à commencer par le sport, ce pays m’a formée ! J’y ai aussi appris le sens de l’effort et de la compétition. Je m’y sens bien. Les gens sont chaleureux, gentils avec les étrangers, très welcoming. Je me suis fait là-bas des amis éternels et, surtout, j’ai découvert un autre univers. Premier choc d’enfant en voyage : les autoroutes avec leurs infrastructures colossales d’échangeurs, le gigantisme des buildings, l’immensité des espaces d’un pays-continent si éloigné de notre mesure européenne. J’ai eu la sensation d’arriver dans un monde extraterrestre. Souvenir particulier : ma première bouilloire électrique, objet inconnu pour moi, que j’avais commencé par mettre sur le gaz ! Même perplexité quand, pour téléphoner, je me suis retrouvée face à un cadran à touches… C’est ainsi, dès les premiers contacts, que j’ai pris conscience de l’avance que les États-Unis avaient sur nous. L’avons-nous rattrapée depuis ? J’en doute.

P. de M. — Pour vous, l’Amérique est d’abord une histoire familiale…

C. M. — En effet, mon grand-père grec, Alexis Mentzelopoulos, a quitté, comme nombre de ses compatriotes, Patras, dans son Péloponnèse natal, à la fin du XIXe siècle, afin d’émigrer aux États- Unis pour y aider à construire les chemins de fer. J’imagine son émotion à l’approche d’Ellis Island, comme tous les immigrants, à la vue de la statue de la Liberté… Revenu en Grèce après avoir été blessé à l’œil, il a tenu à faire apprendre à ses enfants l’anglais, le français, l’allemand et l’italien, car il avait beaucoup souffert d’être analphabète. Mon père, André, a vécu une semblable aventure en s’installant peu avant la Seconde Guerre mondiale en Birmanie pour y rejoindre sa sœur — déjà installée là-bas et mariée à un Anglais dans ce qui était encore l’Empire britannique —, puis, quelques années plus tard, au Pakistan. Suite logique et, pour ainsi dire, naturelle, dès lors que, depuis trois mille ans, les Grecs sillonnent les mers ; souvenons-nous d’Ulysse ! Mon père fait fortune dans l’importation de céréales. Au début des années 1950, il rencontre ma mère, française, et il s’installe avec sa femme et ses enfants à Paris en 1958. Il achète alors la chaîne des 80 magasins Félix Potin. À son décès, la chaîne comprend 1 600 magasins.

Où sont les États-Unis dans tout cela ? Ils seront déterminants dans la conduite des affaires que j’hériterai de lui. Son grand coup final, véritable éclair de génie, est l’achat de Château Margaux en 1977, alors que Bordeaux subit une profonde crise, suite à une série de millésimes catastrophiques. Mon père est mort alors qu’il n’avait que soixante-cinq ans, en 1980, année où, après avoir achevé mes études en 1976 — classes préparatoires à Normale Sup, licence ès lettres classiques, Sciences Po —, je prendrai la direction du domaine.

Alors que le « tout est possible » qui caractérisait mon père a forgé mon imaginaire et ma psychologie, c’est là, précisément, que va se produire le miracle américain. J’ai vingt-sept ans, j’arrive juste avant l’explosion du marché des vins de Bordeaux, quand nos millésimes vont reprendre d’éclatantes couleurs. Or voilà qu’en 1982 le journaliste américain Robert Parker déclare urbi et orbi que 1982 est le plus grand millésime jamais produit à Bordeaux ! Cela vaut pour nous au premier chef, car nous avons cette chance d’être un Premier Grand Cru Classé du Médoc et des Graves. C’est ainsi, depuis cette mémorable année 1982, avec, à sa suite, une rafale de millésimes magnifiques, que Bordeaux n’a cessé de monter en puissance et en qualité grâce à cet Américain de Baltimore, avocat de formation, amoureux de la France et de ses vins. On connaît la suite de la carrière de Parker : il deviendra une référence mondiale en matière de critique œnologique, célèbre pour ses guides sur le vin dans lesquels il commente ses dégustations notées sur 100.

P. de M. — Qu’en est-il de votre présence sur le sol américain ?

C. M. — C’est notre troisième marché après la Chine et Hong Kong, qui est le grand hub asiatique en matière de vins et spiritueux. La clé de notre succès outre-Atlantique réside dans le goût de l’élite américaine pour les plus grands millésimes. J’ai vu là-bas des caves extraordinaires dévolues aux vins de Bordeaux dont la composition et le raffinement ne s’apparentaient pas à de simples fantaisies de millionnaires. Notre privilège est de bénéficier de terroirs qui ont le génie de résister à tout parce que leur conception même et la maîtrise de leur fonctionnement sont le fruit d’une science multiséculaire. C’est cela, notamment, qui fascine la toute jeune Amérique. Dès le XVIe siècle, nos anciens ont défini les meilleures parcelles — celles, par exemple, qui n’étaient pas sujettes à la grêle ou au gel. De même pour l’observation de l’exposition aux pluies et au soleil, la qualité des terres, le choix et l’orientation des plantations, etc. À l’aune de ce temps long, vous prenez conscience que chaque décision d’aujourd’hui aura des répercussions sur les cinquante années à venir. Si vous vous trompez, ce sont vos petits-enfants qui seront obligés d’arracher la vigne pour replanter le bon cépage.

Thomas Jefferson, alors qu’il n’était encore qu’ambassadeur en France, a dit qu’il ne pouvait y avoir de meilleur vin au monde que le Château Margaux 1787 ! Tel est l’avis d’un précurseur qui allait succéder à George Washington et à John Adams à la présidence des États-Unis. J’ai été reçue à la Maison-Blanche trois fois dans ma vie et y ai servi du Château Margaux. Dans mon bureau, j’ai la photo de Ronald Reagan me remerciant pour une bouteille de Château Margaux, moment d’exception avec un chef d’État qui a profondément marqué son siècle. Personne n’a oublié son injonction au maître du Kremlin : « Mr Gorbatchev, tear down this wall ! »… Je garde aussi la photo-souvenir de l’accolade de Joe Biden, avant qu’il ne soit président.

P. de M. — Parlez-nous de Margaux Hemingway…

C. M. — Ah, vous savez cela ? Eh bien, oui, je confirme, c’est à cause de nous ! Prénommée « Margot » à l’état civil, elle a modifié l’orthographe de son nom quand elle a appris que ses parents avaient consommé, peut-être plus que de raison, du Château Margaux lors de sa conception. Elle est la fille de Jack, lui-même fils aîné d’Ernest Hemingway, lequel affectionnait particulièrement notre vin. Mannequin international et actrice, elle était superbe, d’une beauté naturelle, très américaine. Elle aurait bien aimé être l’égérie de Margaux, ce que mon père considérait avec un petit sourire. En propriétaire avisé, il préférait réserver l’image et la promotion du Château à quelqu’un de la famille… Nous avions quasi le même âge, et je me suis vraiment amusée avec Margaux parce que, malgré le fond de désespoir qui allait la conduire au suicide — tout comme son grand-père —, elle savait être drôle. Elle venait très souvent nous voir ; c’était un bonheur de la recevoir. L’empreinte émouvante qu’elle a laissée sur cette terre est que de plus en plus de jeunes filles, de nos jours, sont prénommées « Margaux », comme le château ! L’attirance entre l’excellence française et les stars américaines est une sorte de constante : nombre d’acteurs sont ainsi venus des États- Unis dans le midi de la France pour produire du rosé.

P. de M. — Cultivez-vous au quotidien quelque chose de l’Amérique ?

C. M. — Mais oui. Je suis très américanisée aussi bien dans le langage que dans les lectures. Je lis énormément en anglais pour l’enrichissement intellectuel que cela procure. Par exemple, revoir sous le prisme américain l’histoire que j’ai pu apprendre chez les auteurs français est passionnant : la révolution de pensée de Robert Paxton concernant l’Occupation et le régime de Vichy est fondamentale ; une biographie de Napoléon ne s’inspirera pas des mêmes valeurs selon qu’elle aura été rédigée par un Français ou un Américain.

Cela dit, puisque nous évoquons la mentalité des peuples et leurs sentiments, j’observe une relation de love and hate entre nos deux nations. Si les Américains de l’ancienne génération nous sont éternellement reconnaissants pour La Fayette qui les a aidés à se libérer de l’emprise des Anglais, les Français toutes générations confondues ne s’attardent guère en remerciements pour l’intervention des USA lors des deux dernières guerres mondiales. J’ai, quant à moi, grandi durant la guerre froide et n’oublierai jamais que nous avons bénéficié du parapluie américain.

P. de M. — Qu’est-ce que les deux pays peuvent s’apporter mutuellement ?

C. M. — Les États-Unis ont métamorphosé notre vie courante avec le fast-food, le Coca-Cola, l’habillement, la musique, le cinéma, jusque dans notre utilisation d’un vocabulaire venu d’outre- Atlantique. Leur mode pensée aussi ; n’oublions pas que notre mai 1968 a été inspiré des « révolutionnaires » de cette année-là aux États-Unis. Aujourd’hui, malheureusement, ils impactent aussi notre société par le biais du wokisme et autres théories et philosophies de la déconstruction que je ne saurais qualifier d’apports au sens positif du terme ; en revanche, on ne saurait faire autrement que d’admirer leur façon de travailler dans le management et dans la découverte de nouveaux produits dont nous ne pouvons pas nous passer, comme d’observer le souffle de liberté qui anime leurs grands entrepreneurs. Bill Gates, avec Microsoft, a révolutionné le travail au plan planétaire. De même pour Paul Allen, pionnier et visionnaire, cofondateur de Microsoft, pour Elon Musk avec Tesla et Space X, ou bien encore pour Jeff Bezos, avec ses 12 millions d’articles proposés, auxquels s’ajoutent quelque 350 millions offerts sur son site par d’autres vendeurs. C’est aussi l’Amérique, avec son génie créateur, qui a attiré Albert Bourla, jeune médecin formé à Salonique, qui deviendra directeur général de la multinationale pharmaceutique Pfizer. Un accent grec à couper au couteau, un sens des affaires hors norme, une volonté de fer et une soif de réussir, autant d’éléments qui ne pouvaient, tout comme on le fait pour planter une vigne dans la parcelle idoine, trouver de meilleur terroir que l’Amérique. C’est Pfizer qui a trouvé le vaccin contre le Covid. Il y a là-bas une reconnaissance des valeurs du travail, une admiration pour les gens qui ont réussi, dont pourraient s’inspirer certains de nos compatriotes.

P. de M. — En retour, que peut apporter la France ?

C. M. — Sa première contribution est d’ordre historique, la République américaine ainsi que la Constitution de 1787 rédigée par James Madison étant inspirées des grands penseurs anglais des XVIIe et XVIIIe siècles ainsi que des valeurs de nos Lumières. Outre cela, elle apporte son luxe et l’excellence de ses produits, sa culture, ses artistes et nombre de ses brillants cerveaux que l’on retrouve aussi à la Silicon Valley. Ce qui fait l’indéfectible alliance politique et intellectuelle de nos deux pays demeure l’attachement à la démocratie, garant de notre avenir commun, même si elle est le théâtre, ainsi que l’a analysé Tocqueville, d’un duel perpétuel entre liberté et égalité. Cela dit, toujours du point de vue historique, il m’arrive d’éprouver certains regrets…

P. de M. — Lesquels ? À quoi ou à qui pensez-vous ?

C. M. — À Napoléon Ier qui, en 1803, pour financer ses campagnes, a vendu la Louisiane aux États-Unis pour 15 millions de dollars, l’équivalent de 381 millions d’aujourd’hui. Quelle erreur tragique ! Un territoire immense qui, à l’époque, sous le nom de Louisiane qui perdure en tant que petit État au bord de l’Atlantique, s’étendait du sud au nord sur treize États américains actuels —Arkansas, Oklahoma, Nebraska, Minnesota, Dakota du Nord et du Sud, etc. —jusqu’à mordre sur les marches du Canada, en Alberta et à la Saskatchewan. Un quart de l’Amérique ! Quand, en 1763, Louis XV brade le Canada aux Anglais, Voltaire applaudit sur le mode ricanant : « quelques arpents de neige ». Vous imaginez aujourd’hui l’Amérique du Nord, Canada et États-Unis, ayant sauvegardé sur un espace majeur la langue et la culture françaises ? On ne va pas refaire l’Histoire, mais je ne m’en remets toujours pas !

P. de M. — Reste, pour vous consoler, l’idée d’un avenir commun…

C. M. — Plus que jamais, en ces temps où ressurgit le concept de guerre froide. L’avenir, ici et maintenant, est celui de la défense des démocraties contre la volonté de puissance des empires, avec, au premier chef, une méditation sur ce que sont les cycles de l’Histoire, en faisant notamment notre miel de ce mot de La Boétie, issu de la sagesse des siècles : « Les tyrans ne sont grands que parce que nous sommes à genoux. »