Les Grands de ce monde s'expriment dans

De Benjamin Franklin à Joe Biden

C’est assurément une alliance unique dans l’Histoire. À la fin du XVIIIe siècle, personne n’aurait parié sur la longévité de cette union entre la France, vieille monarchie de droit divin, et une poignée d’insurgés qui inventaient une nation balbutiante sur la côte est de l’Amérique. Et pourtant, au XXIe siècle, le couple franco- américain est toujours là : souvent chaotique, parfois infidèle, volontiers critiqué, il survit aux épreuves du temps. Les dirigeants des deux pays se parlent, se consultent, s’accueillent en mettant les petits plats dans les grands et, surtout, font front commun chaque fois que la guerre frappe en Europe. Il n’y aurait que des calculs cyniques, pas d’amitié, juste de belles phrases creuses. Certains Français, qui supportent mal d’être redevables à l’allié de 1917 et de 1944, cultivent une véritable obsession anti-américaine : avide, impérialiste, la patrie de l’Oncle Sam aurait pour seul projet de soumettre l’Europe et de s’enrichir à ses dépens. Certes, il ne s’agit pas ici de nier que chaque pays défend ses intérêts, avec brutalité ; c’est la dure loi de la politique. Mais si l’alliance persiste, c’est bien parce qu’elle s’appuie sur un socle solide de valeurs communes : la liberté, la démocratie, les droits de l’homme. Ce sont ces valeurs qui définissent les intérêts les plus profonds, les plus durables des deux pays. Quand tout va mal, elles reviennent au premier plan.

À propos de son combat pour les droits civiques, Martin Luther King disait : « L’arc de la morale dans le monde est long, mais il penche vers la justice. »Et si l’arc de la relation franco-américaine penchait, lui, vers l’amitié et la fidélité ? Parce qu’un ensemble d’idéaux et un faisceau convergent d’intérêts, en dépit des querelles et des fracas du monde, finissent toujours par réunir les amants terribles, les plus vieux alliés de l’ère moderne, héritiers de deux démocraties, dans une communauté de destin.

L’improbable trio

Le 4 juillet 1776, les Insurgents américains ont réalisé l’impensable. À peine 3 millions, ils déclarent leur indépendance face à la Couronne britannique, la plus grande puissance de l’époque. Ils semblent n’avoir aucune chance, il leur faut d’urgence un soutien. Ils viennent sonner à la porte de l’ennemi héréditaire de la perfide Albion : la France.

L’alliance franco-américaine commence avec un improbable trio. D’abord Benjamin Franklin, 70 ans, journaliste, pamphlétaire, imprimeur, inventeur, père fondateur de la nouvelle nation américaine, qui surgit à Paris pour plaider la cause des rebelles à la cour de Louis XVI. Coiffé de son bonnet de castor — mise rustique visant à séduire les Parisiens férus d’exotisme —, le « bonhomme Franklin » devient une icône. Il est luxueusement logé à Passy, chez Jacques-Donatien Le Ray, seigneur de Chaumont, richissime financier qui croit à l’égalité entre les hommes et finance la guerre américaine sur ses propres deniers. Il présente Franklin aux personnages influents de la Cour et notamment au comte de Vergennes, ministre des Affaires étrangères, troisième membre du trio. Ce vieil ennemi des Britanniques convainc Louis XVI, roi de 22 ans, de saisir l’occasion d’affaiblir l’Angleterre. Vergennes prépare le traité d’alliance qui sera signé en février 1778.

Les trois hommes rassemblent les enthousiastes de la liberté (beaucoup périront plus tard dans la tourmente révolutionnaire). Pour l’heure, les Insurgents sont à la mode. La reine Marie-Antoinette surmonte même sa volumineuse coiffure d’une maquette de La Belle Poule, frégate française qui s’est distinguée lors des premières batailles. Beaumarchais, dramaturge, espion, marchand d’armes, défend lui aussi avec fougue la cause de la liberté. Et le marquis de La Fayette, 18 ans, affrète La Victoire, traverse l’Atlantique, devient général dans l’armée américaine et bientôt « héros des deux mondes ». À la tête de la flotte française, le comte de Rochambeau joue un rôle décisif dans la victoire de Yorktown, le 19 octobre 1781. Avec l’aide des Français, les Américains gagnent la guerre. La paix est signée en 1785, à Paris évidemment. La capitale de la France n’est-elle pas un peu américaine ? Les émissaires qui s’y succèdent sont des hommes d’envergure : John Adams, Thomas Jefferson, James Monroe, trois futurs présidents.

Premier divorce

C’est à Paris que l’ambassadeur Jefferson, rédacteur de la Déclaration d’indépendance, contribue discrètement, aux côtés de La Fayette, à l’élaboration de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. 1776 là-bas, 1789 ici. Les deux démocraties partagent une même aspiration : inventer un monde nouveau, une nouvelle liberté, de nouveaux droits pour les individus. Les États-Unis élaborent une république fondée sur un système de checks and balances destiné à prévenir les abus de pouvoir, et confient les plans de la future capitale, à la limite entre États du Nord et du Sud, à Pierre Charles L’Enfant, architecte et urbaniste français. Celui-ci trace les rues à angle droit, choisit la plus haute colline comme site du Capitole où siégeront les élus — symbole du pouvoir émanant du peuple — et désigne le lieu où s’élèvera la Maison-Blanche. L’amitié entre les deux pays est scellée dans la pierre.

Mais, en France, la Révolution sombre dans la Terreur. Horrifiés, les Américains se rapprochent de leur ennemi d’hier, la monarchie britannique. En 1798, les batailles navales se multiplient entre jeune US Navy et corsaires français. Le président John Adams louvoie, patiente… C’est une « quasi-guerre », mais la vraie sera évitée. Ce conflit larvé, seul épisode belliqueux entre les deux pays de toute leur histoire, révèle le fil conducteur de la relation franco- américaine : on se mesure, on se défie, on menace, puis la raison l’emporte, et la tension retombe.

Thomas Jefferson, successeur d’Adams à la présidence, suit le même chemin. Sa francophilie est pourtant mise à rude épreuve, car, après la Terreur, voici Bonaparte qu’il considère comme « un tyran sans principes ». En 1803, il apprend que le Premier consul veut s’installer en Louisiane, tout juste rétrocédée à la France par l’Espagne, un territoire gigantesque qui va des Grands Lacs au golfe du Mexique, du Mississippi aux Rocheuses (un tiers des États- Unis d’aujourd’hui). Pour Jefferson, c’est inacceptable : l’arrivée des troupes de Bonaparte à la frontière signifierait, tôt ou tard, la guerre, et le commerce par le Mississippi serait menacé. Il envoie deux émissaires à Paris pour proposer à Napoléon de lui racheter le port de la Nouvelle-Orléans. Après avoir tergiversé, Napoléon renonce brusquement à l’Amérique : il cède toute la Louisiane pour 50 millions de francs. L’affaire est excellente : la nation américaine double sa superficie, le danger est écarté. Mais, désormais, le couple franco-américain est séparé. Chacun chez soi.

De la démocratie en Amérique

Un jeune historien de 25 ans, Alexis de Tocqueville, va ranimer le désir. En 1831, ce libéral, qui fuit le régime monarchique de Louis-Philippe, entreprend un voyage de 18 mois pour découvrir l’Amérique. Tout au long de l’Histoire, ceux qui se sentent opprimés en Europe iront souvent chercher la liberté de l’autre côté de l’Atlantique, et vice versa. Tocqueville voulait étudier le système pénal américain, il revient avec un ouvrage fondateur, De la démocratie en Amérique, une analyse si fine des institutions, de la place de la religion, des femmes et du rôle destructeur de l’esclavage que la lecture en est toujours d’actualité. Et reste une proclamation vigoureuse de nos valeurs communes… Puis, en 1849, des milliers de Français se ruent à leur tour vers l’Amérique, attirés par un autre eldorado : l’or. Ils arrivent sur la côte Pacifique à pied, à cheval, en bateau, après avoir contourné le cap Horn ou traversé l’isthme de Panama. Peu feront fortune, beaucoup resteront, insufflant un peu de France dans la Californie naissante.

En 1852, nouveau divorce : les Français se jettent dans les bras d’un second empereur et, en 1861, les États-Unis, rattrapés par le péché originel de l’esclavage, s’entretuent dans la meurtrière guerre de Sécession : 600 000 morts sur les champs de bataille… Finalement, l’Union finit par l’emporter et, en Europe, la défaite de Sedan provoque la chute de Napoléon III. Sur les deux rives de l’Atlantique, les projets autoritaires ont perdu. Les deux peuples pansent leurs plaies. Où est l’alliance enthousiaste des débuts ? Alors que les élites rêvent de grandeur coloniale et s’observent avec suspicion, d’autres affinités se révèlent : l’impressionnisme en France accomplit sa révolution tonitruante, et les peintres américains, bientôt suivis des collectionneurs, arrivent en nombre pour y participer. Paris, Barbizon, Giverny… Un nouveau pont transatlantique.

Les deux démocraties vont avoir cent ans. En 1865, pour célébrer leur union, Édouard Lefebvre de Laboulaye, professeur au Collège de France qui, sous le Second Empire, détournait la censure en parlant de la Constitution américaine comme on parle d’amour, pense à « quelque chose de grandiose », un cadeau aux États-Unis : ce sera une statue géante, La Liberté éclairant le monde, confiée au sculpteur Frédéric Auguste Bartholdi. Il faudra vingt ans pour que Miss Liberty s’élève dans le port de New York, brandissant sa torche pour accueillir « les pauvres, les exténués qui, en rangs serrés, aspirent à vivre libres », triple symbole de l’Amérique, de la démocratie et de l’alliance franco-américaine… Plus surprenant, au tournant du siècle, c’est un minuscule puceron qui vient créer un autre lien : le phylloxéra, rapporté du Nouveau Monde par un voyageur, ravage les vignes de France. On les greffera avec des plans résistants venus d’outre-Atlantique : les vins français auront désormais des racines américaines.

 « La Fayette, nous voilà ! »

Une fois encore, l’horizon européen s’assombrit. L’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand à Sarajevo en août 1914 déclenche l’engrenage des alliances secrètes, le Vieux Continent sombre dans la guerre. Les États-Unis jurent qu’ils resteront neutres. Ils s’accrochent au vieux rêve isolationniste, affirmé par Washington et Jefferson, réitéré par Monroe en 1823, puis par nombre de présidents : pas d’alliances contraignantes, ne nous mêlons pas des conflits européens, restons à l’abri entre nos deux océans… Mais la guerre sous-marine à outrance menée par le kaiser Guillaume II dans l’Atlantique ne leur laisse pas le choix. En avril 1917, le président Wilson, avec l’appui du Congrès, se range aux côtés de la France. Et le 4 juillet, anniversaire de l’Indépendance, le général Pershing  s’incline devant la tombe de La Fayette au cimetière de Picpus à Paris. « La Fayette nous voilà ! », résume un journaliste. Les frères d’armes se retrouvent. Les soldats américains sont accueillis avec des larmes et des fleurs, bannières étoilées et drapeaux bleu-blanc- rouge mêlés.

L’armée américaine fait pencher la balance. Au total, deux millions d’Américains sont venus sauver la démocratie en Europe. 116 000 ont trouvé la mort, plus de 200 000 ont été blessés. L’Europe, elle, est dévastée : 9 millions d’Européens ont péri, dont 1,4 million de Français. Il faut maintenant reconstruire. Quand les négociations s’engagent à Versailles, le président du conseil Georges Clemenceau veut surtout des garanties de sécurité et des réparations. Il juge les principes de l’Américain Wilson bien naïfs : droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, rejet de la diplomatie secrète, création d’une Société des nations chargée d’organiser un monde apaisé. Wilson sauve son projet, mais le Sénat américain, repris par la nostalgie isolationniste, rejette le traité. Les États-Unis ne feront pas partie de la SDN qu’ils ont inventée. La France se retrouve seule.

Ce n’est pas pour autant l’ère du chacun chez soi. Artistes, écrivains, musiciens, qui fuient une Amérique crispée sur la Prohibition et la ségrégation, viennent respirer en France l’air de la liberté. Années folles : Joséphine Baker enfièvre les Folies Bergère, Ernest Hemingway trinque avec Scott Fitzgerald au Dingo Bar à Montparnasse tandis que Zelda incarne la nouvelle femme libre, garçonne ou flapper. Tous vont finir la nuit à Pigalle, dans le cabaret d’Ada « Bricktop » Smith, chanteuse et danseuse noire, plus populaire à Paris qu’à New York. Paris est une fête, Tendre est la nuit… Mais soudain, le 29 octobre 1929, les lampions s’éteignent. Le krach de Wall Street, né d’une spéculation frénétique, ruine les États-Unis et bientôt l’Europe. Le dollar s’effondre, les expatriés de la Lost Generation rentrent au bercail, la misère s’étend. Les démons du fascisme et du nazisme sortent de l’ombre.

Tous pour un

En mai 1940, la sidération est totale : l’armée française, réputée première du monde, est balayée en quelques jours par les panzers. « Étrange défaite », écrira Marc Bloch. Conséquence terrible de l’incompétence, des illusions, des dénis. Qui peut secourir la France, vendue aux nazis par le vieux maréchal, sinon l’allié américain ? Mais de Gaulle, le chef de la France libre, et Roosevelt, l’homme du New Deal, ne s’entendent pas. Ce dernier ne croit pas au mythe d’une France en exil incarnée par un général en rupture de ban. Pour lui, il y a des faits : l’armistice honteux, la collaboration renégate… Et puis il a promis aux Américains de ne pas les plonger dans la guerre. Mais Churchill le convaincra et Pearl Harbor fournira l’argument incontournable. Une fois encore, les sacrifices consentis seront énormes. Les boys mourront en nombre sur les plages de Normandie, dans la vallée du Rhône puis aux frontières de l’Est. Alliance dans le sang entre les deux nations, malgré l’inimitié entre leurs chefs d’État… De Gaulle réussira le tour de force d’asseoir la France à la table des vainqueurs. Les intérêts vitaux des deux pays l’exigeaient, bien sûr. Mais c’est bien pour un idéal — la liberté — que les soldats ont combattu et fait le sacrifice ultime, tout comme les résistants qui ont œuvré à la préparation du débarquement.

En mai 1945, l’Europe est exsangue, le rouleau compresseur stalinien menace. « De Stettin sur la Baltique à Trieste sur l’Adriatique, un rideau de fer s’est abattu sur le continent », déclare Winston Churchill. L’hiver 1946-1947 est glacial. Dans les villes détruites et les campagnes en jachère, on a faim, l’industrie et l’agriculture sont quasiment au point mort… De nouveau, l’espoir vient d’outre-Atlantique. Le plan Marshall, annoncé le 5 juin 1947, est une parfaite incarnation de l’alliance : intérêts et valeurs convergent pleinement. « Les États-Unis, déclare George Marshall, doivent faire tout ce qu’ils peuvent pour aider à rétablir la santé économique mondiale, sans laquelle il ne peut y avoir ni stabilité politique ni paix durable. (…) Notre politique n’est pas dirigée contre un État ou une doctrine, mais contre la faim, la pauvreté, le désespoir et le chaos. » Le Kremlin interdit aux pays de l’Est de saisir la main tendue mais, pour les autres, l’aide est massive (13 milliards de dollars de l’époque), sans égale dans l’Histoire. À nouveau, les États-Unis sauvent l’Europe et, en contrepartie, leur industrie tourne à plein régime. Les populations aussi s’entraident : des masses de dons privés venus de tous les États-Unis roulent vers New York à bord des Friendship Food Trains et parviennent à Paris le 18 décembre 1947. Incroyable cadeau de Noël, de peuple à peuple, l’équivalent de 700 wagons de nourriture. L’année suivante, les Français enverront à New York des Merci Trains : 49 wagons (pour les 48 États d’alors, plus le District de Columbia) datant de la Première Guerre mondiale, remplis de cadeaux rassemblés dans toutes les régions de France.

Pendant ce temps, Staline tente d’absorber Berlin dans sa zone d’influence en coupant toutes les voies d’accès, mais les Occidentaux ne cèdent pas, et les Américains organisent un pont aérien qui durera onze mois. L’Europe de l’Ouest réclame davantage de protection américaine, et Washington s’affirme à la tête du « monde libre ». Le plan Marshall est suivi de la création de l’Otan, dont les États-Unis et la France sont membres fondateurs. Pour la première fois de leur histoire, les Américains s’engagent dans des alliances permanentes, bien loin du rêve isolationniste. Tous pour un, un pour tous : tel est le principe du nouveau pacte. Une attaque contre un des membres oblige tous les autres à lui porter secours. Le pari est risqué, mais il va réussir : l’Europe entame des décennies de paix et de prospérité. Pour les Français, le renversement du rapport de force est difficile à accepter : les États-Unis sont la première puissance mondiale, et, même si elle porte toujours un message universel, la France est devenue une puissance moyenne. La crise de Suez en 1956 donne le ton : l’Égypte de Nasser ayant nationalisé le canal de Suez, Israël, la France et la Grande-Bretagne décident d’intervenir militairement. Mais, sous la pression conjointe des États-Unis et de l’URSS, les trois pays doivent battre en retraite. La leçon est claire : les puissances moyennes n’ont pas à remettre en cause le fragile équilibre entre grands.

Ensemble dans la guerre froide

De Suez à aujourd’hui, dans le vieux couple France- Amérique, il y aura encore bien des tensions, des fâcheries, des crises et du dépit amoureux. Mais il faut le reconnaître : chaque fois que le danger est là, l’alliance se ressoude. Lors de la construction du mur de Berlin en 1961, la France soutient la position américaine. En 1962, découvrant que Khrouchtchev fait installer des missiles nucléaires à Cuba, à portée des villes américaines, le président Kennedy instaure un blocus maritime autour de l’île. Le monde est au bord de la guerre nucléaire. À Paris, le diplomate Dean Acheson  apporte au général de Gaulle, revenu au pouvoir en 1958, les photos des missiles prises par un avion espion pour preuve de l’agression soviétique. Le président français refuse d’y jeter un coup d’œil :

« La parole du président des États-Unis me suffit. » Et quand l’ambassadeur d’URSS vient lui rappeler que Paris est à portée des missiles soviétiques, de Gaulle ne perd rien de son panache : « Eh bien, monsieur l’ambassadeur, nous mourrons ensemble. »

Le général de Gaulle, pourtant, n’a pas oublié les avanies autrefois infligées par Roosevelt. Il veut que la France ait sa propre voix, sa propre vision internationale (« l’Europe de l’Atlantique à l’Oural ») et se dote d’une force nucléaire indépendante. Au sein de l’alliance, il joue le rôle de trublion. Mais jusqu’à quel point ? Si la France développe sa propre bombe, c’est à l’abri du parapluie nucléaire américain. De Gaulle exige la fermeture des bases de l’Otan en France (« Faudra-t-il aussi emporter les cercueils ? » lance, amer, un haut gradé américain), quitte le commandement intégré, mais pas l’alliance et garde un représentant au Comité militaire. Quand il dénonce la guerre du Vietnam à Phnom Penh, crie « Vive le Québec libre ! » au Canada, les Américains s’agacent. Puis l’orage passe. Personne ne peut se permettre le luxe d’une rupture. Finalement, de Gaulle s’entendra avec Eisenhower, Kennedy et Johnson, Pompidou avec Nixon, Giscard avec Ford et Carter…

Plus surprenante est la confiance entre Mitterrand et Reagan, le socialiste et le conservateur. L’arrivée de ministres communistes au gouvernement français en 1981 a pourtant consterné Washington. Mais Mitterrand veut montrer sa loyauté au camp occidental : il révèle à Reagan que la DST a retourné un agent du KGB, le colonel Vladimir Petrov (nom de code Farewell), et il partage avec l’allié américain des renseignements majeurs qui démontrent l’étendue de l’espionnage soviétique à l’encontre des États-Unis, particulièrement dans le domaine des hautes technologies, mais aussi le retard soviétique en matière de recherche. Face à une URSS fragilisée mais qui se durcit, France et États-Unis marchent d’un même pas. En 1983, Mitterrand soutient Reagan lors du déploiement des missiles Pershing en Allemagne avec cette proclamation qui fera date : « Les missiles qui menacent l’Europe sont à l’Est, et les pacifistes à l’Ouest ! »

À la chute du mur de Berlin en 1989, on célèbre ensemble le triomphe de la liberté. « L’empire du mal », comme le nommait Ronald Reagan, gangrené de l’intérieur, n’a pas survécu à la course aux armements dans laquelle les États-Unis l’ont entraîné, ni aux dissidents de Solidarnosc en Pologne, appuyés en sous-main par le Vatican et la CIA, non plus qu’aux revendications de liberté dans le reste du pacte de Varsovie. Pourtant, ce moment de victoire ne sera qu’une parenthèse.

 « Nous sommes tous américains »

Car le XXIe siècle s’ouvre dans l’horreur du 11 Septembre. Les États-Unis attaqués sur leur sol ! Le choc est immense. « Ce soir, nous sommes tous américains », déclare à la télévision l’auteure de ces lignes, phrase reprise le lendemain par le journal Le Monde. Quelques jours plus tard, le président Chirac se rend à New York et survole les décombres en hélicoptère. À Washington, aux côtés du président George W. Bush, il réaffirme la solidarité sans faille de la France. Pour l’unique fois de son histoire, l’Alliance atlantique applique son article 5 et décide de frapper l’Afghanistan des Talibans qui ont refusé de livrer Oussama Ben Laden.

Mais l’hybris a saisi la Maison-Blanche et son entourage de néoconservateurs, obsédés par un autre pays : l’Irak. Ils veulent « remodeler » le Moyen-Orient et justifient l’entreprise en prétendant que l’Irak détient des armes de destruction massive (dont on ne retrouvera jamais trace). Cette fois, c’est le coup d’éclat : à l’ONU, la France s’oppose frontalement aux États-Unis, le ministre des Affaires étrangères fait la tournée des membres non permanents du Conseil de sécurité pour les convaincre de voter contre Washington. Entre alliés, la rupture est presque consommée. Mais personne ne franchit le pas.

Cinq années passent. Soudain, les Français s’enthousiasment pour Barack Obama, passion qui n’est guère réciproque. En 2009, Nicolas Sarkozy « l’Américain » réintègre le commandement intégré de l’Otan. L’alliance est de nouveau sur les rails. Mais le 21 août 2013, quand Bachar el-Assad bombarde au gaz sarin les quartiers sud de Damas, violant la « ligne rouge » tracée par Obama, ce dernier renonce aux frappes prévues et abandonne en rase campagne l’allié François Hollande prêt à envoyer les chasseurs français. Cette leçon- là est dure : les Américains ne sont pas fiables, les Français n’ont pas les moyens d’intervenir sans eux. Moscou et Pékin ne l’oublieront pas.

Bientôt, c’est le chaos dans la relation franco-américaine. Avec le coup de pouce des trolls du Kremlin, Donald Trump remporte d’un cheveu l’élection de 2016. Ce président n’est pas un Républicain comme les autres. Populiste qui se rêve en autocrate, il méprise les institutions de son pays et déteste le multilatéralisme. Il sort de l’accord de Paris sur le climat et de l’accord sur le nucléaire iranien, menace de quitter l’Otan qu’il déclare « obsolète ». Une fois encore, les Européens mesurent leur vulnérabilité : un engagement pris par un président américain peut être défait par son successeur, la parole donnée n’est pas acquise. L’attaque du Capitole le 6 janvier 2021, suscitée par le président Trump lui-même, confirme les pires craintes. Chacun comprend que la démocratie américaine peut s’effondrer, et l’alliance avec elle, et peut-être aussi les démocraties européennes, contestées de l’intérieur, menacées à l’extérieur.

La présidence de Joe Biden, vieux routier de la diplomatie, apparaît comme un répit, non comme un rétablissement définitif de la confiance. Nouvelle crise dans le vieux couple en 2021 : Américains, Britanniques et Australiens ont négocié une alliance militaire (Aukus) en Asie-Pacifique en tenant soigneusement les Français à l’écart. C’est une trahison. Entre les vieux alliés, l’offense est impardonnable, et la brouille, officielle. C’est Vladimir Poutine qui, malgré lui, ranime la solidarité de l’alliance. La violence extrême de l’attaque contre l’Ukraine et les atrocités commises contre les civils ressoudent l’Otan, qui s’élargit pour inclure la Suède et la Finlande. Et les Américains reviennent en nombre en Europe. De nouveau, la lutte est commune, l’enjeu, partagé : sauver la paix et la démocratie en Europe.

Ainsi, de Franklin à Biden, de La Fayette à Macron, l’alliance franco-américaine, dans ses meilleurs moments, a protégé la liberté des deux nations. Aujourd’hui, le couple est très déséquilibré : les États-Unis sont leaders en matière monétaire, économique, énergétique, militaire, et ils le font sentir. La France, elle, se sent souvent déclassée, perd confiance dans son modèle social et peine à susciter une unité européenne qui pourrait la renforcer. Pourtant, aucun des deux pays ne peut se passer de l’autre. Concurrents et même rivaux, comme le montre l’énorme plan de lutte contre l’inflation adopté aux États-Unis qui favorise les entreprises américaines, mais toujours frères d’armes, comme l’ont répété, main dans la main, Joe Biden et Emmanuel Macron lors de la visite de ce dernier à Washington en décembre 2022. Les militaires le savent bien, eux qui maintiennent l’« interopérabilité » des moyens d’action et partagent des informations sensibles. Il faut rappeler l’évidence : l’alliance entre la France et les États-Unis est nécessaire à la sécurité et à la pérennité des deux démocraties. Elle appartient aux peuples avant d’appartenir aux dirigeants, qui n’en sont que les gardiens temporaires. Et elle dépend étroitement de la fidélité de ces peuples à leurs propres valeurs.