Grégory Rayko — Comment définir le concept d’anti-américanisme ? À quelle époque remonte-t-il ?
Pascal Bruckner — Le sentiment anti-américain est concomitant de la montée en puissance des États-Unis qui vont progressivement prendre la place jadis occupée par la vieille Europe : celle de pôle d’attraction planétaire et de centre du monde. L’affaissement de l’Europe commence dès le début du XXe siècle. La grande guerre de 1914-1918 met le continent à genoux. L’Europe perd ses colonies, ses parts de marché, son influence… On assiste à une inversion des rôles et c’est elle qui va nourrir, dès lors, l’anti-américanisme européen. Mais déjà au XIXe siècle, Baudelaire assimilait l’Amérique à la modernité, « la barbarie éclairée au gaz ». Elle va cristalliser la haine du monde industriel né de la révolution française.
G. R. — L’anti-américanisme européen prend donc son essor dans la période de l’entre-deux-guerres, quand l’inversion des rôles est déjà bien visible ?
P. B. — Dès ce moment-là, l’anti-américanisme devient un cheval de bataille pour les deux grandes idéologies extrémistes qui émergent en Europe : le fascisme et le communisme. Le crime de l’Amérique, aux yeux de l’extrême droite, c’est d’être une nation de mélanges, de préfigurer ce qui nous guette si nous n’y prenons pas garde. Les Américains qui viennent à Paris sont souvent des Afro-Américains qui cherchent un refuge en France mille fois moins raciste que les États-Unis à cette époque, ce qui va heurter la sensibilité de certaines gens d’extrême droite Par exemple, lorsqu’on lit Céline, il parle du jazz comme d’une musique judéo-nègre, autant marquée par Duke Ellington que par George Gershwin.
En face, à l’extrême gauche, on dénonce l’impérialisme et le capitalisme américains. L’Amérique est vue par cette frange comme l’incarnation du capitalisme le plus débridé, comme un pays où ce système règne en maître et n’est plus contesté comme il peut encore l’être en Europe. Il est vrai que les mouvements anarchistes et communistes sont très minoritaires aux États-Unis et que le capitalisme nord-américain porte son culte de la réussite, sans gêne et avec une certaine brutalité. La crise de 1929 va porter à son plus haut l’espoir d’un effondrement définitif du marché au profit du socialisme soviétique tel qu’il se développe dans ces années.
Enfin, on voit à cette époque se développer des expressions de l’anti-américanisme culturel. Ainsi, l’écrivain et poète Georges Duhamel publie en 1930 Scènes de la vie future, son récit de voyage aux États-Unis, extrêmement à charge. Duhamel est horrifié par la société de consommation, le cinéma de Hollywood qu’il assimile à un divertissement d’ilotes, le jazz qu’il déteste, etc. Pour lui, c’est cela même qui fonde la civilisation américaine. Cet ouvrage aura un très grand écho et influencera de nombreux auteurs français. L’album d’Hergé, Tintin en Amérique (1932 pour la première édition) confirme tous nos préjugés sur cette grande nation mercantile et violente, où le crime organisé règne en maître, où le racisme est roi, qui lynche et qui pend les Noirs au moindre vol et transforme tous les objets naturels, animaux compris, en objets manufacturés.
G. R. — N’est-il pas curieux que la France soit devenue un terrain privilégié de l’anti-américanisme en Europe, bien qu’aucun conflit n’ait jamais opposé ces deux pays ?
P. B. — Non seulement les deux nations ne se sont jamais fait la guerre, mais les Français et les Américains sont unis par des liens d’amitié qui sont antérieurs à la fondation de la nation américaine indépendante, à laquelle les Français ont contribué. La Fayette est venu au secours des insurgés américains. L’un des pères fondateurs des États-Unis, Benjamin Franklin, avait un rapport très spécial avec la France : il s’y est rendu à plusieurs reprises et a été très bien accueilli. D’ailleurs, je crois savoir que Michael Douglas tourne une série à Paris sur la vie de Benjamin Franklin. Le 6 février 1778, avec ses concitoyens Silas Deane et Arthur Lee, il a été le signataire du traité par lequel Louis XVI, roi de France, fut le premier au monde à reconnaître l’indépendance des États-Unis. C’est au XXe siècle, à ma connaissance, que les relations franco-américaines se tendent un peu.
G. R. — Y compris sous de Gaulle ?
P. B. — Pendant la guerre, les relations entre de Gaulle et Roosevelt ne sont pas tendres, mais je ne parlerais pas d’anti-américanisme à propos de De Gaulle qui a, toujours et malgré tout, reconnu aux États-Unis la qualité de pays ami de la France. Dans les moments de grande tension, le général de Gaulle a toujours été du côté de Washington malgré son discours de Phnom Penh et son opposition à la guerre du Vietnam.
L’anti-américanisme d’après-guerre est surtout porté par les communistes et l’intelligentsia de gauche, le groupe des Temps Modernes ; on en verra la culmination avec la manifestation contre le général Ridgway organisée à Paris le 28 mai 1952 dans le contexte international de la guerre de Corée. Le général américain, surnommé « la peste », quittait son commandement de Corée pour prendre celui des forces de l’Otan en Europe, et les communistes l’accusaient d’avoir utilisé en Corée des armes bactériologiques. La manifestation de masse a rapidement dégénéré en affrontements avec les forces de l’ordre. Il y aura deux morts du côté des manifestants. Sartre réagit fortement en publiant, la même année, une série d’articles fleuves intitulés « Les communistes et la paix », où il critique vertement les Américains. Il écrit cette formule étonnante : « L’Amérique a la rage. » On est alors en pleine terreur à Moscou et Staline songe très sérieusement à déporter des millions de Juifs, mais c’est Washington qui est malade !
G. R. — L’anti-américanisme de gauche se conjugue depuis toujours avec l’anti-impéralisme...
P. B. — Tout à fait, ce qui n’est pas dénué de paradoxe car les États- Unis eux-mêmes se veulent une puissance anticoloniale. Ainsi, ils ont soutenu le FLN en Algérie et, avant de poser eux-mêmes le pied au Vietnam, ils ont pressé les Français d’en finir avec l’occupation de l’Indochine. Ancienne colonie européenne, l’Amérique est accusée d’impérialisme alors qu’elle se positionne comme une championne des mouvements de décolonisation. Bref, il y a toujours eu de la part des Américains et de la nôtre une attitude ambivalente sur ces questions.
Cela dit, il existe une certaine continuité dans le désamour que l’extrême gauche porte aux États-Unis. On le constate avec la guerre en Ukraine : l’extrême gauche du Monde diplomatique, de la France Insoumise et consorts prend parti pour la Russie par anti-américanisme. Leur priorité reste de combattre l’impérialisme américain qui constitue, à leurs yeux, l’une des causes de ce conflit. C’est le cas d’un intellectuel comme Emmanuel Todd qui souhaite la défaite de l’Ukraine et la désintégration de l’Otan, essentiellement par détestation des États-Unis. On pourrait en citer d’autres, notamment des philosophes égarés, qui vomissent l’administration Biden et trouvent à Poutine toutes les excuses, tous les charmes. Misère de l’anti-américanisme primaire et secondaire.
Ce type d’analyse n’est pas le monopole de l’extrême gauche ; il est aussi celui d’anciens ministres des Affaires étrangères, comme Hubert Védrine et Dominique de Villepin, ou d’un ancien ambassadeur à Washington, Gérard Araud, qui affichent une méfiance a priori pour l’hyperpuissance. Védrine attribue aux États-Unis et à leur arrogance la responsabilité du raidissement de Poutine depuis le début du conflit. Villepin est plus nuancé. Mais les deux voient le soutien massif de Washington aux Ukrainiens comme la victoire de l’Amérique sur l’Europe et comme un affaissement de l’Europe incapable d’assumer sa défense. Macron leur emboite le pas tout en jurant ses grands dieux qu’il est atlantiste, mais se soucie juste d’assurer une autonomie stratégique européenne pour l’instant hypothétique. Tous se réclament du souverainisme et du général de Gaulle. Or, je le répète, le chef de la France libre, qui a dû gérer les relations bilatérales dans des circonstances difficiles, a toujours soutenu l’Amérique lors des crises importantes et savait qu’il pouvait s’appuyer sur elle en cas de menace. Ce que je vois chez un certain nombre de leaders de droite — on pourrait y inclure Henri Guaino et, bien sûr, la totalité du RN — et ce que je qualifie d’anti-américanisme —, c’est une tentative constante d’exonérer les ennemis de l’Europe (Poutine) de leurs fautes en reportant la responsabilité sur les méchants États-Unis qui veulent contrôler l’Europe orientale et faire chuter Moscou.
G. R. — On voit avec cet exemple que l’anti-américanisme n’est pas l’apanage des extrêmes…
P. B. — C’est exact, il est transpartisan et transgénérationnel. Tout comme le souverainisme ou l’euroscepticisme, on peut le retrouver dans tous les partis. Le problème, c’est qu’on ne peut pas balayer ces sentiments d’un large revers de main, car ils sont, pour certains d’entre eux, partiellement fondés. La complaisance de nos gouvernants envers Washington, la mainmise américaine sur nos affaires, l’hégémonisme des États-Unis : tout ce que les pourfendeurs de l’Amérique dénoncent n’est pas nécessairement faux.
On ne peut pas non plus contester les faits peu reluisants du passé de l’Amérique qui a commencé sa marche triomphale en massacrant les Indiens, en pratiquant l’esclavage et, jusqu’à récemment, la ségrégation raciale sur son sol.
Enfin, c’est à juste titre que les États-Unis sont critiqués pour être la patrie du mouvement woke et du multiculturalisme, ces dérives inquiétantes du progressisme qui remplacent la lutte des classes par la lutte des races. Et leur volonté tenace d’exporter ces modèles à travers le monde, sans oublier leur incompréhension de la laïcité à la française, est insupportable. Sans oublier la vulgarité d’un certain hyper-consumérisme qui heurte les vieux Européens que nous sommes.
Toutes ces critiques sont légitimes, mais on ne peut pas s’en contenter si l’on veut comprendre le rôle des États-Unis dans le monde et la fascination qu’ils exercent sur la planète entière.
G. R. — Comment distinguer la critique légitime des décisions prises par Washington de l’anti-américanisme primaire ?
P. B. — Les anti-américains manifestent une méfiance a priori à l’égard de cette société qu’ils décrivent comme uniformément injuste, inégalitaire, violente, brutale. À partir de cette critique, ils condamnent le projet américain en tant que tel, le déclarent nul et non avenu. Cette attitude s’apparente à l’antisionisme, le refus à l’État d’Israël du droit d’exister. D’ailleurs, l’anti-américanisme et la détestation d’Israël vont souvent ensemble.
G. R. — Comment définir ce projet américain ?
P. B. — C’est le projet d’un homme nouveau, une « cité sur la colline », une nouvelle Jérusalem... Ce projet est décrit dans le poème d’Emma Lazarus dont les mots sont gravés sur le socle de la statue de la Liberté : « Garde, Vieux Monde, tes fastes d’un autre âge ! Donne-moi tes pauvres, tes exténués, tes masses innombrables aspirant à vivre libres. Le rebut de tes rivages surpeuplés, envoie- les-moi, les déshérités, que la tempête me les rapporte. Je dresse ma lumière au-dessus de la porte d’or ! »
C’est l’idée que l’Amérique va réussir là où le monde entier, surtout l’Europe, a échoué. D’ailleurs, n’oublions pas qu’à l’anti-américanisme développé chez nous répond une détestation de l’Europe assez prégnante chez les Américains. Nous incarnons tout ce qu’ils ont voulu laisser derrière eux : l’intolérance, une certaine forme de bigoterie, l’inégalité et surtout le fatalisme, eux qui célèbrent le self made man… Ils rappellent toujours que le nazisme et le communisme sont nés en Europe et pas aux États- Unis. Aujourd’hui, ils trouvent que nos sociétés ne font pas assez pour combattre les discriminations.
G. R. — Sauf erreur, on a même pu entendre les Américains accuser les Français de racisme à cause des lois adoptées dans le cadre de la défense de la laïcité...
P. B. — En effet, les Américains n’ont pas du tout la même vision de la religion que les Français. Ils pensent que la laïcité française est une sorte de racisme caché. La République française s’est construite contre le catholicisme et dans la hantise des guerres de religion ; l’Amérique, avec les religions en général. Pour elle, toute confession est bonne en soi, à partir du moment où elle réunit des millions de fidèles. Nous sommes plus méfiants et surtout plus lucides qu’eux sur l’islam et ses dérives fanatiques.
Parmi les motifs de discorde, on doit mentionner également la concurrence économique qui nous oppose dans de nombreux domaines. Il est évident que, dans cette rivalité, ils ne se gênent pas pour nous écraser, en jouant la carte du protectionnisme quand il le faut et en cherchant à détruire ou à détourner un certain nombre de nos industries. Ce sont eux qui ont tué le Concorde et qui essaient de mettre des bâtons dans les roues d’Airbus. « Le dollar est notre monnaie, mais c’est votre problème », cette réplique du secrétaire au Trésor de Richard Nixon, John Connally, prononcée en 1971, est plus que jamais d’actualité.
Il y a donc, chez nous, une colère contre les États-Unis, mais ce n’est qu’une colère contenue, car nous gardons toujours à l’esprit que ce sont eux qui nous protègent et qui continuent, qu’on le veuille ou non, à nous fasciner, à nous indigner, à nous éblouir. D’ailleurs, la jeunesse française continue à émigrer aux États-Unis pour trouver des jobs meilleurs et non pas à Moscou ou Pékin.
G. R. — Cette question de la défense européenne assurée par les États-Unis est cruciale, et elle divise beaucoup au sein de l’Europe. Selon vous, la volonté de se défendre tout seuls relève-t-elle de l’anti-américanisme ou bien s’agit-il d’une aspiration logique puisque, après tout, rien ne dit que les États-Unis seront toujours là pour nous protéger ?
P. B. — Je pense qu’avoir une défense européenne aurait été une bonne chose, depuis I945, sauf qu’on ne s’est jamais donné la peine de la construire et que le projet d’une autonomie stratégique relève pour l’instant du vœu pieux élyséen. Le premier test pour l’Europe, ce furent les guerres de Yougoslavie : les Européens avaient les moyens de défaire les Serbes, qui n’avaient qu’une petite armée. Mais il a fallu que ce soient les Américains qui bombardent les positions serbes à Sarajevo en 1994, puis assez modérément Belgrade en 1999 pour rendre l’armée serbe inopérante. Sur la relation Europe-Amérique pèse un fardeau formidable : le complexe du débiteur. Sans les troupes américaines, canadiennes, anglaises, australiennes en 1944, nous serions bruns ou rouges. Difficile de pardonner aux Américains de nous avoir libérés du fascisme, eux seuls et non les Soviétiques. Remarquez d’ailleurs que tous les pro- Poutine de nos jours, de Natacha Polony, directrice de Marianne, à Jean-Pierre Chevènement, sont massivement hostiles à Washington. Plutôt le knout et le goulag que l’affreux hamburger !
Aujourd’hui, la guerre en Ukraine est un nouveau coup de tonnerre. Berlin a déclaré vouloir investir 100 milliards d’euros dans sa défense mais je suis convaincu qu’il n’y aura jamais d’armée allemande. Les Allemands sont perdus pour la chose militaire — et c’est peut-être tant mieux. Ils ont remplacé le militarisme par le mercantilisme et la domination économique. Des chars d’assaut et des jets rutilants ne remplaceront jamais une mentalité guerrière qui n’existe plus de l’autre côté du Rhin. Aujourd’hui, je ne vois pas d’où la défense européenne pourrait naître. Le fameux diagnostic d’Emmanuel Macron — « l’Otan est en état de mort cérébrale » — était peut-être vrai quand ces mots ont été prononcés, en 2019, mais il n’est plus d’actualité. Poutine, par son agression, a ressuscité l’Alliance, et celle-ci est florissante. Pourquoi construirait-on aujourd’hui une « Communauté européenne de défense » alors qu’on a déjà l’Otan qui vient d’engranger deux nouvelles adhésions, la Finlande et la Suède ? Je ne vois franchement pas ce que l’Europe pourrait faire de plus ou de mieux. Modernisons l’armée française et travaillons avec nos alliés à contenir la triple menace qui vient de Moscou, d’Ankara et de Téhéran, la bande des trois larrons couvés par le Parrain chinois Xi Jinping, lequel a déclaré une guerre massive à l’Occident.
G. R. — Peut-on dire que 2022 a été l’année du grand retour de l’Amérique en Europe ?
P. B. — L’Amérique a traversé une période compliquée depuis les attentats de 2001. George W. Bush l’a engagée dans une série de guerres absurdes qui l’ont mise en grande difficulté. Nous pensions qu’étant à bout de souffle elle allait finalement rentrer dans ses casernes et se replier sur elle-même. Ce sentiment a été renforcé par la débâcle de Kaboul en 2021, qui a laissé une impression terrible. Les Américains n’ont pas perdu la guerre en Afghanistan ; ils ont juste perdu l’envie de se battre et de mourir pour les autres. No more boots on the ground. Et cet isolationnisme est massivement un sentiment républicain et conservateur.
Notre exaspération de voir les États-Unis se mêler des affaires du monde cohabite, de manière schizophrénique, avec le désir de voir ce pays servir de gendarme mondial. Mais le shérif reste intermittent, pour reprendre une expression célèbre. Autre exemple : au moment des attaques chimiques de la Ghouta en 2013, tout le monde a cru que Washington allait intervenir en Syrie ; mais, à cette époque, le courant isolationniste y a pris le dessus et ils n’y sont pas allés. Énorme faute stratégique de Barack Obama. Ce refus d’intervenir a nourri bien évidemment les critiques et le sentiment anti-américain. L’Amérique a tort lorsqu’elle intervient, elle a encore plus tort lorsqu’elle n’intervient pas ! Quoi qu’elle fasse, elle est prise en défaut…
G. R. — Les réactions européennes à l’action américaine dans le cadre de la guerre en Ukraine en sont-elles une nouvelle illustration ?
P. B. — Quand l’opération russe en Ukraine a été lancée, en février 2022, nous étions nombreux à croire que Washington allait se contenter de protester, sans faire grand-chose, et que l’Europe allait se coucher parce que tel est son tropisme, vivre à genoux devant les dictatures. Mais il en est allé autrement...
Après un temps d’hésitation, et après que Biden eut proposé à Zelensky de l’exfiltrer, les Américains se sont appuyés sur les premiers succès ukrainiens —l’expulsion des troupes russes des environs de Kiev, la destruction d’une colonne de chars venant de Kharkiv et de la Biélorussie — pour se lancer à fond dans la partie et aider l’armée ukrainienne à résister à l’agresseur russe. La seule condition était qu’il n’y ait pas de soldats américains sur le sol ukrainien. Depuis le Vietnam, la doctrine américaine est le zéro mort. Hors de question de sacrifier des vies américaines.
J’ai entendu Jean-Pierre Raffarin dire qu’il trouvait malheureux que l’Otan prenne toute la place en écartant l’Europe. Mais si l’Ukraine doit être sauvée, ce ne sera pas grâce à l’Europe, même si l’Allemagne, la Pologne, le Danemark, la France participent eux aussi à l’effort de guerre. C’est le grand retour de l’Oncle Sam qui envoie ses armes, teste les nouvelles technologies sur le terrain, dépense sans compter et surtout fixe un cap stratégique : la défaite russe. Toute l’Europe orientale ne doit sa survie qu’aux troupes de l’Otan. Le divorce entre l’Ouest et l’Est européen est consommé.
L’échec afghan est dépassé, l’Amérique a retrouvé son leadership. Elle a cette capacité à se relever de ses incuries, à se renouveler, à réparer ses erreurs que nous n’avons plus en Europe. Même Macron, qui est un jeune dirigeant, est affecté par cette malédiction du vieux monde, qui consiste à s’accrocher à des automatismes, sans savoir se réinventer.
G. R. — Les détracteurs des États-Unis déplorent souvent l’hégémonie culturelle américaine et se désolent de constater que les repères des jeunes (et moins jeunes) Européens soient Hollywood, Netflix, McDonald’s, la NBA, le rock et le rap américains, qu’il soit devenu quasi indispensable d’apprendre l’anglais pour faire carrière dans de très nombreux métiers, que des mots anglais s’imposent dans les langues européennes, et même dans la communication des instances étatiques de nos pays. Cette « américanisation du monde » est-elle, par l’irritation qu’elle provoque parfois, l’un des moteurs de l’anti-américanisme ?
P. B. — Je peux comprendre l’exaspération provoquée par l’américanisation de la langue ou des modes de vie. Les anglicismes dans la vie des entreprises ou dans l’espace public sont devenus tout simplement insupportables. Particulièrement en France, qui est un vieux pays avec une vieille et grande culture. On peut toujours dénoncer la culture de masse américaine, l’alimentation, l’obésité galopante, les supermarchés, etc. L’Amérique incarne le pire et le meilleur de la modernité. Elle dispose d’une vitalité et d’une confiance en soi qui nous manquent. Hollywood, les GAFAM, Netflix, l’IA, il fallait les inventer. Or nous ne les avons pas inventés, même si nous en avions les moyens intellectuels et technologiques. Il n’y a pas de Jeff Bezos ou d’Elon Musk français. Les Français qui réussissent sont traités comme des exploiteurs, des buveurs de sang. Notre pays est fâché avec le succès, l’argent, le marché, le capitalisme entrepreneurial Nous mettons tout notre génie à douter de nous-mêmes ; la religion américaine est d’abord la foi dans l’Amérique.
G. R. — Détester l’Amérique, pour les Européens, n’est-ce pas en quelque sorte se détester soi-même dans la mesure où, aujourd’hui, la plupart des gens sont façonnés par la culture américaine...
P. B. — Vous avez raison. Prenez l’exemple des jeunes Français à New York : ils sont fascinés par le rap, le hip-hop, toutes les musiques et les danses nouvelles. En même temps, on peut aimer les films américains et critiquer le système nord-américain. On sait que Hitler adorait les westerns, tout comme le dictateur nord-coréen Kim Jong-un ; que Saddam Hussein raffolait, lui aussi, des films hollywoodiens ; que les Cubains ont une passion pour les vieilles voitures américaines et qu’une majorité de la population rêve de fuir en Floride… L’Amérique est décidément le pays qu’on adore détester.