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German Marshall Fund : un pont entre deux rives

Grégory Rayko — En 2022, le German Marshall Fund a célébré son 50e anniversaire. Pouvez-vous nous rappeler les circonstances de sa naissance en 1972 ? Pourquoi la création de cette institution s’imposait-elle à ce moment-là aux yeux de ses fondateurs, à commencer par Willy Brandt ?

Alexandra de Hoop Scheffer — L’année 1972 marque le 25e anniversaire du plan Marshall en Europe. Et il se trouve que, à cette époque, l’intérêt pour les « European studies » dans le monde universitaire et dans les think tanks américains commence à décliner. C’est la détente, et l’Amérique se détourne déjà un peu de l’Europe au profit d’autres régions du monde. Par conséquent, l’avenir des études européennes aux États-Unis semble incertain.

C’est ce que constate le politiste américain Stanley Hoffmann, qui a créé en 1968 à Harvard le Centre d’études sur l’Europe et qui se retrouve, trois ou quatre ans plus tard, à court de financements. C’est alors que l’adjoint de Hoffmann, un jeune universitaire américain d’origine suisse, Guido Goldman, a l’idée de solliciter le gouvernement allemand pour marquer les 25 ans du plan Marshall. Goldman — futur premier président du German Marshall Fund — propose aux Allemands de perpétuer l’esprit du plan Marshall en finançant des études européennes (avec un fort accent sur les études allemandes) aux États-Unis, pour que la communauté intellectuelle américaine continue à travailler sur l’Europe.

Cette idée va rencontrer un succès immédiat, et bien au- delà de ce que Hoffmann et Goldman espéraient en termes de financement. Willy Brandt, le chancelier allemand de l’époque, salue cette initiative. Le 5 juin 1972, Brandt prononce un discours inaugural à Harvard (faisant écho au discours prononcé par George Marshall lui-même dans la même enceinte, 25 ans plus tôt) où il annonce la création du German Marshall Fund. Il déclare vouloir perpétuer ainsi l’esprit du plan Marshall et renforcer la coopération transatlantique sur tous les enjeux globaux auxquels font face les États-Unis et les Européens.

Brandt dit aussi — et il est très important de le rappeler — que l’Europe doit, selon lui, devenir un partenaire à égalité avec l’Amérique, afin de partager avec elle la responsabilité des affaires du monde. Il y a donc l’articulation de ces deux idées, de ces deux objectifs : amitié et parité.

Enfin, le nom complet de la fondation — The German Marshall Fund of the United States — prend en compte plusieurs éléments : German, parce que le Fonds est financé par le budget allemand ; Marshall, parce qu’il perpétue l’esprit du plan Marshall ; of the United States, parce que notre siège se trouve aux États-Unis.

G. R. — Donc, l’impulsion de la création du GMF vient des États- Unis tandis que le financement vient de l’Allemagne. Les Allemands imposent-ils un agenda et font-ils du lobbying pour promouvoir leurs intérêts à travers le GMF ?

A. H. S. — La fondation est totalement indépendante. Il est écrit dans les statuts qu’aucun lobbying par l’État allemand ne peut se faire à travers le GMF. La présidence est assurée par un(e) Américain(e). En revanche, pour ce qui est du personnel (environ 200 collaborateurs à ce jour), on compte deux tiers d’Européens et un tiers d’Américains.

Concernant nos financements, au début, en 1972, le gouvernement allemand s’est dit prêt à investir 150 millions de deutschemarks pour créer ce Fonds. Depuis, l’apport du gouvernement allemand reste toujours conséquent, mais il est équilibré par d’autres contributions provenant de multiples acteurs publics et privés, aussi bien européens qu’américains. Cet équilibre des financements nous donne une grande indépendance intellectuelle, ce qui est très rare pour un think tank.

G. R. — Depuis sa création, le GMF a ouvert des bureaux à Paris, Berlin, Bruxelles, Ankara, Belgrade, Bucarest et Varsovie. Pourquoi ces pays en particulier ?

A. H. S. — Le GMF a été conçu comme une institution permanente et pérenne d’un côté, mais aussi très dynamique et réactive de l’autre. Originellement, nous n’avions qu’un seul siège, qui se trouvait à Washington. Mais, très rapidement, les présidents successifs ont décidé que, pour être fidèles à l’esprit de la coopération transatlantique du plan Marshall, il était essentiel de s’implanter en Europe. La volonté d’ouvrir des antennes dans les pays d’Europe centrale et orientale remonte aux années 1980, mais il a fallu attendre la chute du Mur pour qu’elle se concrétise : le bureau de Berlin a été ouvert dès décembre 1990. Le GMF tenait à accompagner les pays de l’Europe de l’Est dans leur transition post-communiste. Nous avons également soutenu la société civile locale en accordant des bourses et des subventions pour permettre aux jeunes professionnels de se lancer, à la sortie du communisme.

Pour ce qui est des bureaux d’Europe occidentale, pourquoi Paris plutôt que Londres ? La relation « spéciale » américano- britannique est « taken for granted », avec un alignement de Londres sur les grands axes de la politique étrangère américaine, tandis que les relations entre la France et les États-Unis « ont été, sont et seront toujours conflictuelles et excellentes », comme le disait Jacques Chirac en 1995. Sans doute parce que les deux alliés ont été historiquement en compétition, porteurs d’un message universel, mais aussi parce que les divergences de vues sur certains sujets n’ont jamais empêché la France et les États-Unis de coopérer. Disposer d’un bureau à Paris est très utile en période de désaccord, car nous jouons un rôle de diplomatie de coulisses en étroite collaboration avec les gouvernements, pour désamorcer les tensions et faciliter le dialogue. De la guerre en Irak (2003) à l’Inflation Reduction Act (2022) en passant par AUKUS (2021), le bureau de Paris du GMF a, chaque fois, joué un rôle central dans le dialogue franco-américain. Enfin, nous sommes en train de renforcer notre présence à Madrid afin de consolider notre présence en Europe du Sud et de booster nos programmes portant sur la Méditerranée, l’Afrique et tout le voisinage sud de l’Europe. Il s’agit, là aussi, de renforcer le dialogue et la coopération transatlantiques sur et dans cette région. Nous travaillons en synergie avec l’ensemble des bureaux, nous permettant d’avoir une approche multiscalaire (nationale, régionale et globale) des enjeux politiques, stratégiques et économiques. Nous avons aussi un réseau international de fellows, notamment dans la région indopacifique (Japon, Taiwan, Inde). Depuis septembre 2022, j’ai pris les fonctions de Senior vice- présidente pour la géopolitique et intégré le comité exécutif du GMF, ayant sous ma responsabilité l’ensemble des bureaux européens et à Ankara, ainsi que les programmes géopolitiques à Washington et notre réseau de fellows en Asie. Cela représente plus de 80 experts internationaux. Avec les autres membres du comité exécutif, je contribue à la restructuration du GMF, l’objectif étant d’inciter les experts à travailler en synergie et de manière transrégionale sur les grands enjeux, comme la guerre en Ukraine et ses implications à long terme pour la sécurité européenne; la compétition entre les États-Unis et la Chine; les enjeux de la compétitivité industrielle et de la transition énergétique.

G. R. — En cinquante ans d’existence, qu’a apporté le GMF, selon vous ? Quels sont les principaux accomplissements de l’organisation ?

A. H. S. — Notre valeur ajoutée dans le paysage des think tanks est notre empreinte géographique transatlantique qui nous donne une connaissance du terrain et des dynamiques politiques, sociétales et stratégiques nationales et régionales sans équivalent. Nous avons démontré au cours de ces cinquante dernières années une capacité à anticiper les enjeux et les risques émergents et à impacter le débat  public et politique des deux côtés de l’Atlantique, avec souvent plusieurs longueurs d’avance. Quelques exemples concrets: le GMF fut le premier think tank à concevoir dès la fin des années 1990 des dialogues stratégiques trilatéraux entre responsables politiques, experts et dirigeants d’entreprise américains, européens et asiatiques, nos fameux « Trilateral Forums » avec la Chine, l’Inde, le Japon et plus récemment Taiwan; nous avons aussi été parmi les premiers think tanks à avoir créé un programme Climat avec l’objectif de renforcer la coopération transatlantique sur les enjeux climatiques et environnementaux, un pan de notre travail que nous renforçons dans le cadre de la restructuration du GMF; enfin, dès 2012, nous avions anticipé l’affirmation de puissances régionales, les Global Swing States (Turquie, Inde, Indonésie, Brésil) dans les affaires internationales, appelant les États-Unis et l’Europe à redéfinir leurs relations et leurs coopérations avec ces pays. La guerre en Ukraine et la compétition sino-américaine accélèrent la reconfiguration des alliances et le travail du GMF sur les Global Swing States est aujourd’hui repris par gouvernements et think tanks comme travail de référence sur le sujet. Une version actualisée et élargie (intégrant aussi l’Arabie saoudite et l’Afrique du Sud) de cette étude, réalisée sous ma direction, est parue le 2 mai 2023.

G. R. — Diriez-vous que la guerre en Ukraine a donné un coup de fouet salutaire aux relations américano-européennes alors que, au cours des années précédentes, Washington semblait se désintéresser progressivement de l’Europe et se concentrer sur la Chine ?

A. H. S. — Avec la guerre en Ukraine les États-Unis se sont réengagés massivement en Europe et, à moyen terme, la guerre en Ukraine accroît la dépendance militaire et énergétique de l’Europe à l’égard des États-Unis.

À plus long terme, la menace principale pour les États-Unis, telle qu’ils la perçoivent, reste la Chine. Le débat à Washington porte de plus en plus sur le besoin de « partager le fardeau » de l’aide à l’Ukraine et surtout de la reconstruction du pays avec l’Europe pour pouvoir déployer davantage de ressources américaines, y compris militaires, dans la région indopacifique. L’aide américaine à l’Ukraine se politise dans le contexte de la campagne présidentielle, et l’arrivée à la Maison-Blanche en janvier 2025 d’un autre candidat que Biden, a fortiori républicain, pourrait conduire à une révision à la baisse de l’engagement américain envers l’Europe et à une pression supplémentaire des États-Unis sur leurs alliés européens pour qu’ils prennent plus en charge la sécurité de leur continent. La position française, consistant à inciter ses partenaires européens à anticiper ce scénario et à muscler leurs capacités de défense en investissant dans leurs propres industries, reste pourtant inaudible à l’heure où les capitales européennes se sont tournées vers Washington et l’Otan.

G. R. — À quel point la rivalité sino-américaine déteint-elle sur la relation transatlantique?

A. H. S. — Les États-Unis regardent tous leurs partenaires et les enjeux stratégiques à travers le prisme de leur rivalité avec la Chine. C’est un facteur structurant de leur politique étrangère. En cela, ils voient le continent européen comme un espace de vulnérabilité, car de plus en plus perméable à l’influence chinoise et à ses investissements dans les infrastructures critiques européennes. L’offensive chinoise sur les ports européens est particulièrement préoccupante aux yeux de Washington.

Les administrations américaines successives, qu’il s’agisse de celle de Biden, de Trump ou d’Obama, attendent de l’Europe qu’elle s’aligne sur leurs positions face à la Chine. Or l’Europe ne veut pas d’une logique de blocs, ni d’une escalade des tensions avec la Chine autour de Taiwan. Si elle est engagée dans une politique de découplage avec la Russie, elle ne peut ni ne veut répliquer la même politique avec la Chine. Le choix du terme « de-risking » (consistant à identifier et à renforcer les secteurs stratégiques dans lesquels l’UE est trop dépendante de la Chine) au lieu de « decoupling » apporte une nuance importante, d’ailleurs partagée et reprise par Washington. Néanmoins, la pression américaine sur ses partenaires européens continuera à se renforcer quant aux restrictions d’exportations technologiques, impactant les industries européennes. Le dialogue transatlantique sur ces sujets doit être renforcé et le GMF y contribuera activement. 

G. R. — Imaginons un scénario où Donald Trump serait de retour aux affaires aux États-Unis, tandis que la plupart des grands pays d’Europe seraient dirigés par des partis de droite dure, comme c’est déjà le cas en Italie et en Pologne, et comme cela pourrait se produire à terme en France, voire en Espagne et en Allemagne. Dans un tel cas de figure, les relations transatlantiques seraient-elles en danger ? Ou bien résisteraient-elles à tous les aléas politiques ?

A. H. S. — La présidence Trump a montré à quel point la politique intérieure impacte la politique extérieure américaine et la capacité de Washington à coopérer avec ses plus proches alliés. La mise en veille du leadership américain au sein des instances multilatérales, voire le retrait des États-Unis de plusieurs accords multilatéraux, ont œuvré à créer un sentiment de grande incertitude parmi leurs partenaires et une perte de crédibilité des États-Unis dans les affaires mondiales. En Europe, les partis ultraconservateurs ou d’extrême droite ne portent pas le même regard sur le lien avec Washington : l’Italie de Meloni et la Pologne de Duda affichent une politique très atlantiste, tandis que l’AfD en Allemagne, le Rassemblement national en France ou Viktor Orban en Hongrie souhaitent une rupture avec cette politique atlantiste mainstream. Pour ce qui est d’un retour éventuel de Donald Trump, le GMF, en tant que think tank non partisan, a réussi, tout au long des cinquante ans de son existence, à maintenir un lien fort avec toutes les administrations américaines, y compris celle de Trump.

Il y avait des responsables très compétents dans l’administration Trump, aux Départements d’État et de la Défense, avec lesquels nous avons pu bien travailler. Maintenir ce « working level » en toutes circonstances, garder le lien avec ceux qui doivent produire et mettre en œuvre la politique, est essentiel et au cœur du travail du GMF.

G. R. — Quand on parle de relations américano-européennes, de quoi parle-t-on précisément ? De relations diplomatiques, militaires, commerciales, culturelles, scientifiques, de tout cela à la fois ? Comment gérez-vous les différends lorsqu’ils surgissent, comme en 2021 à propos de l’accord AUKUS ?

A. H. S. — Les relations transatlantiques se nouent et se muent autour de tous ces domaines de coopération que vous avez évoqués : l’Union européenne et les États-Unis sont liés par la plus importante et la plus intégrée des relations économiques au monde. Les relations diplomatiques et la coopération de sécurité et de défense se sont routinisées et institutionnalisées depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale pour devenir un mécanisme bien huilé. Cette institutionnalisation des relations transatlantiques à tous les échelons permet aux États-Unis et à l’Europe de résister aux turbulences et aux désaccords (guerre en Irak 2003). Avec Trump, le dialogue transatlantique s’est libéré d’une forme d’hypocrisie. Sous Biden, le différend franco-américain autour du dossier AUKUS a contribué à libérer la parole et à rendre les relations entre Paris et Washington beaucoup plus franches.

J’ai fait partie de ce qu’on peut appeler la « diplomatie réparatrice » post-AUKUS. Pour Washington, AUKUS était présenté comme une simple maladresse américaine et ils voulaient évacuer ce problème le plus vite possible afin de revenir à une relation normale tandis que, pour la France, il s’agissait d’un énorme revers, qui devait faire l’objet d’une remise à plat de la relation et des modalités de consultation entre alliés. Pour moi, AUKUS confirme que la France et ses partenaires européens sont progressivement relégués à une position secondaire dans la pensée stratégique américaine, et intégrés après coup aux processus de décision. L’administration Biden n’hésite pas à mettre la France (et ses partenaires européens) devant le fait accompli lorsqu’il y a divergence d’intérêts ou d’objectifs. Dans ce cadre, c’est donc plus que jamais aux Européens de définir l’agenda transatlantique, en clarifiant leurs propres intérêts. C’est notamment le cas sur l’Inflation Reduction Act, mais la réponse européenne doit encore se muscler.

G. R. — Peut-on dire qu’aujourd’hui la page est tournée ?

A. H. S. — Oui, on peut parler d’apaisement relatif. La visite d’Emmanuel Macron à Washington en décembre 2022 a été une façon de relancer la relation bilatérale, et la guerre en Ukraine a conduit Washington à redoubler d’efforts pour renforcer les consultations et la coordination (sanctions contre la Russie, aide militaire à l’Ukraine) avec ses partenaires européens. Toutefois, à bien des égards, le « America First » de Trump a déteint sur le « America is Back » de Biden, avec une persistance du transactionnalisme et du court-circuitage des partenaires européens lorsqu’ils ne s’alignent pas totalement sur les positions américaines. Face à la Chine, la relation transatlantique est perçue comme une alliance parmi d’autres pour Washington. L’UE est désormais perçue comme un levier face à Pékin. Le Quad euro-atlantique que forment les États- Unis, la France, l’Allemagne et la Grande-Bretagne perd de son influence au profit du Quad transpacifique qui lie les États-Unis au Japon, à l’Inde et à l’Australie.

G. R. — Près de vingt ans plus tôt, en 2003, la relation franco- américaine avait été ébranlée, sans doute encore plus fortement, par le différend sur la guerre en Irak. Comment le GMF a-t-il réagi à cette époque ?

A. H. S. — Vous avez raison, la guerre en Irak a profondément ébranlé l’amitié franco-américaine (mais aussi germano-américaine). Pour y remédier, le GMF a décidé, en 2003, de lancer un nouveau projet en faisant venir à Paris, une fois par an, une délégation du Congrès américain composée de 8 à 9 sénateurs et représentants des partis démocrate et républicain. J’ai rédigé ma thèse doctorale sur la guerre en Irak, et j’ai tout de suite compris la nécessité de cette initiative qui vise à préserver le lien et le dialogue politique dans des moments de crise. Le projet était co-organisé avec le Quai d’Orsay. Lorsque j’étais chargée de mission au Centre d’analyse et de prévision, l’une de mes responsabilités consistait précisément à organiser le déplacement de la délégation américaine en France. Après des rencontres de haut niveau à Paris, on finissait toujours sur les plages du Débarquement en Normandie, pour rappeler le symbole de cette relation historique. Pour nos invités américains, c’était toujours un moment d’une intense émotion. Beaucoup d’entre eux n’avaient jamais voyagé en Europe. Or ils découvrent qu’ici, en France, il y a un bout de territoire américain. Ces rencontres organisées autour du D-Day, en mai-juin, existent depuis bientôt 20 ans. Elles permettent à nos pays de maintenir le lien franco-américain et de faire mieux connaître la France à des membres du Congrès qui pourraient être amenés à prendre des fonctions politiques importantes dans les années à venir.

G. R. — La relation transatlantique a-t-elle besoin, pour être forte, d’un adversaire fort — qu’il s’agisse de la Russie, de la Chine ou du djihadisme international ?

A. H. S. — C’est une vision très américaine ! Aujourd’hui, c’est la Chine qui est désignée comme l’adversaire numéro un. Mais nous, les Européens, n’avons pas la même approche. Cette façon de voir les choses nous met mal à l’aise : nous n’avons pas besoin d’un adversaire commun pour bien travailler avec nos partenaires américains. Il y a énormément d’enjeux transnationaux — le climat en premier lieu — sur lesquels nous devrions beaucoup plus travailler ensemble. D’ailleurs, notre étude-phare annuelle, Transatlantic trends, montre clairement que les opinions publiques américaine et européenne sont tout à fait favorables à l’approfondissement de cette coopération.

G. R. — Le conflit en Ukraine a contribué à déplacer le centre de gravité de Union européenne vers l’Est, vers les pays qui voient en Washington un protecteur indispensable et irremplaçable. Pour vous, ce déplacement a-t-il un effet positif ou négatif sur la relation transatlantique ?

A. H. S. — Je ne partage pas l’analyse selon laquelle le centre de gravité de l’Europe se serait déplacé vers l’Est. Certes, on ne peut que reconnaître l’affirmation du leadership de pays comme la Pologne et les pays baltes qui avaient anticipé le scénario d’une invasion russe de l’Ukraine. Sous l’impulsion de Washington, l’Otan a durablement renforcé sa présence sur le flanc Est. En revanche, le poids politique de l’UE demeure à Paris et à Berlin, et d’ailleurs Washington voit en ces deux capitales ses deux interlocuteurs privilégiés, souvent en association avec la Grande-Bretagne (Quad) et l’Italie (Quint). Toutefois, Berlin et Paris n’ont pas su orchestrer une réponse européenne à la guerre en Ukraine, le président Macron étant perçu comme trop conciliant avec Poutine, et Scholz comme trop hésitant. Le discours français sur l’autonomie stratégique est rapidement devenu inaudible, voire contre-productif, alors que c’est le « réflexe américain » qui a primé dans les capitales européennes, avec une otanisation de la réponse militaire. Je regrette la dissymétrie qui s’est accentuée au sein de la relation transatlantique, avec le retour d’une Amérique qui dicte et une Europe qui suit. Notre impuissance,exacerbée dans le contexte de la guerre en Ukraine, nous confine à ce rôle. Pour rallier ses partenaires européens à l’objectif d’une UE plus capable d’agir et de formuler ses propres intérêts stratégiques, la France doit complètement revoir sa méthode, créer des alliances avec d’autres pays, à l’Est, dans le Sud et le Nord, comme elle a commencé à le faire avec les Pays-Bas et l’Espagne par exemple.

G. R. — Sans doute y a-t-il la crainte, chez certains dirigeants américains, qu’une Europe plus forte et plus autonome ne s’émancipe des États-Unis et finisse par s’éloigner d’eux…

A. H. S. — Pour moi, c’est un faux débat. Bien au contraire, une Europe plus forte et mieux équipée sera un partenaire plus crédible pour les États-Unis. Mais, oui, vous avez raison, c’est un message que les Américains ne veulent pas entendre. Pour ma part, je trouve que les Européens doivent être lucides et réaliser que leurs dépendances leur coûtent très cher. Nous l’avons constaté à nos dépens lors des crises récentes : le Covid, l’Ukraine… Une chose est certaine : la dynamique de la relation transatlantique ne viendra plus de Washington mais de l’Europe. Pour cela, il faut revenir à une Europe des projets, avec une priorité accordée à l’émergence d’une Europe de la défense et d’une Europe de l’énergie. Les États- Unis doivent aussi changer de posture et reconnaître les avantages, y compris pour eux, d’une Europe pas toujours alignée avec leurs politiques, notamment à l’égard de la Chine : une complémentarité stratégique qui permettrait aux partenaires transatlantiques de diversifier les relations diplomatiques et économiques et de pouvoir peser plus efficacement sur les enjeux de demain.