L’application extraterritoriale du droit américain figure parmi les pommes de discorde persistantes de la relation transatlantique, notamment en France. À la suite des amendes retentissantes infligées il y a quelques années par les autorités américaines à BNP Paribas pour violation des sanctions économiques contre l’Iran, le Soudan et Cuba, puis à Alstom pour corruption d’agents publics étrangers, le débat sur cette question est passé du registre académique du droit international à celui du discours politique et médiatique, avec les approximations et les surenchères qui en découlent inévitablement.
Aux yeux de certains, l’application extraterritoriale du droit américain serait ainsi l’instrument privilégié d’une « guerre économique » que les États-Unis livreraient à la France et à l’Europe par entreprises interposées. À l’occasion de l’affaire BNP Paribas, un homme politique d’ordinaire aussi mesuré que Michel Rocard n’hésitait pas à qualifier d’« extorsion » la pratique américaine de l’extraterritorialité. Selon cette théorie, les poursuites intentées par les autorités américaines contre Airbus pour corruption d’agents publics étrangers s’inscriraient dans le cadre du duel de titans avec Boeing, et celles ayant visé Alstom auraient eu pour finalité de permettre à General Electric de s’emparer à bon compte de la branche Énergie du groupe français. Pire encore, l’introduction en droit français de la « conformité » (ou « compliance ») dans la dans la vie des affaires serait l’expression d’un complot américain à visée géopolitique. Ajoutez à ces préoccupations « stratégiques » une certaine dose d’anti-américanisme et vous obtenez la dénonciation de l’« impérialisme juridique américain ».
Cette vision quelque peu simpliste tend cependant à occulter des réalités sensiblement plus complexes, et a longtemps empêché les pouvoirs publics et les entreprises visées d’apporter les bonnes réponses à un phénomène dont les abus et les possibles détournements appellent certes la vigilance, mais qu’il est essentiel de mieux comprendre, car il est consubstantiel à la mondialisation. Au-delà des postures, la querelle franco-américaine sur l’extraterritorialité du droit semble ainsi reposer largement sur des incompréhensions. Elle paraît d’autant moins justifiée aujourd’hui à la lumière des évolutions et des convergences observables entre les deux rives de l’Atlantique sur les principaux sujets de discorde.
Malentendus transatlantiques
Les critiques françaises se sont cristallisées sur le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA) de 1977, l’instrument juridique américain de référence en matière de lutte contre la corruption. Sa notoriété en France est née des poursuites intentées sur son fondement contre des fleurons industriels tels que Total, Technip ou Alcatel-Lucent par le Département de la justice (DOJ) ou la Securities and Exchange Commission (SEC), le gendarme boursier américain. Par son objet même — sanctionner la corruption d’agents publics étrangers —, le FCPA présente un caractère extraterritorial, en conformité avec le droit international. La Convention OCDE de 1997 sur la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales oblige, en effet, les États parties à exercer leur compétence sur des faits de corruption dès lors qu’il existe un point de contact minimum avec eux, et autorise une interprétation large du rattachement, même partiel, au territoire d’un État partie.
Une hostilité encore plus marquée s’est également manifestée à l’égard des sanctions économiques américaines dites « secondaires » ou « extraterritoriales », c’est-à-dire applicables aux personnes de pays tiers par rapport aux États-Unis et aux États visés par lesdites sanctions, telle une entreprise européenne soumise à la compétence des États-Unis du fait de ses activités américaines et condamnée de ce fait à choisir entre lesdites activités et ses projets en Iran ou autres pays sous sanctions.
Mais les affaires les plus emblématiques du débat transatlantique sur l’application extraterritoriale du droit américain révèlent avant tout un étonnant défaut d’acculturation des acteurs français ou européens les mieux informés aux spécificités du système juridique américain.
Le premier malentendu est entretenu dans le débat public français par le biais de rapports parlementaires, notes de think tanks ou articles de presse : l’utilisation du dollar ou d’Internet serait suffisante pour attraire la compétence extraterritoriale des États-Unis. Le FCPA exige toutefois un certain rattachement des auteurs poursuivis par les autorités américaines au territoire des États-Unis, tel que la cotation sur une bourse de valeurs américaine. Pour autant qu’un tel rattachement existe, les entreprises étrangères sont soumises au FCPA si leurs paiements frauduleux ont nécessité l’utilisation du courrier postal ou d’instruments du commerce entre États : ce fut le cas de Total ou d’Alstom. De même, l’utilisation du dollar n’est pas suffisante pour justifier la compétence américaine : elle doit se conjuguer avec d’autres critères comme l’effet de la compensation monétaire via le système bancaire américain, une activité de l’entreprise sur le territoire américain, l’exercice d’une activité réglementée et la jouissance d’un agrément gouvernemental à cette fin. Ces critères ont été retenus à l’occasion des sanctions infligées à BNP Paribas par les autorités fédérales américaines et celles de l’État de New York en juin 2014 pour violation délibérée des embargos américains. Aucune des lois américaines en cause n’évoque le dollar comme critère de compétence des autorités de poursuite. La jurisprudence des tribunaux américains s’opposerait du reste à l’exigence de ce critère unique hors dispositions législatives expresses puisque, dans un arrêt du 24 juin 2010 Morrison v. National Australia Bank, la Cour suprême des États-Unis a affirmé le principe général selon lequel l’extraterritorialité ne se présume pas et ne peut résulter que d’une disposition expresse de la loi votée par le Congrès.
Une autre spécificité du droit américain tient au recours habituel de la justice américaine à la transaction pénale ou civile en matière de délinquance économique et financière, et à la philosophie de la conformité (compliance) qui lui est associée. La France est restée longtemps attachée à l’idéal du débat judiciaire. Or les mécanismes transactionnels et préventifs utilisés par les autorités fédérales américaines ont démontré leur efficacité pour combattre la délinquance économique et financière : la nette accélération du recours à ces instruments à partir des années 2000 en témoigne. En échange de cette résolution transactionnelle des procédures, les autorités de poursuite exigent des entreprises leur coopération, qui se traduit en pratique par une enquête interne approfondie sur les faits reprochés, des sanctions adéquates contre les personnes à l’origine du manquement et le renforcement des programmes de compliance. L’absence de coopération, voire la dissimulation, peuvent à l’inverse se traduire par des amendes renforcées, comme dans les affaires BNP Paribas et Alstom.
Dans le cadre de la négociation de transactions pénales, les procureurs fédéraux américains imposent aux entreprises poursuivies leur interprétation des lois américaines. Le contenu des transactions et l’effet potentiellement extraterritorial qui s’y attache ne constituent donc pas nécessairement le droit tel que validé par les tribunaux américains. La jurisprudence en matière de droit pénal économique est en effet rare aux États-Unis en raison de la prédominance de cette justice négociée, et l’on peut douter que le juge américain, s’il était saisi sur le fond, retienne toujours des interprétations aussi extensives que celles des procureurs du DOJ ou de la SEC : la présomption contre l’application extraterritoriale du droit américain, hors dispositions législatives expresses adoptées par le Congrès, s’y opposerait.
Sur le fond, les entreprises européennes, et parfois les pouvoirs publics, ont longtemps pris à la légère les contraintes imposées par la lutte anticorruption et les sanctions économiques, considérées comme des entraves aux affaires, voire les objectifs poursuivis par ces législations, taxés de moralisme ou d’inefficacité, sinon d’hypocrisie. Le procès intenté à l’application extraterritoriale du droit américain occultait le plus souvent le fond des affaires, dans lesquelles les entreprises européennes versaient des sommes considérables à des « agents » et autres intermédiaires, sans ignorer que tout ou partie était destiné à corrompre des fonctionnaires étrangers. La rhétorique de la « guerre économique » a notamment ceci de fallacieux qu’elle évacue la dimension juridique ou éthique du fond des affaires, notamment le comportement délictueux des entreprises concernées en violation des règles américaines, mais également internationales et françaises. Cette attitude a retardé les entreprises européennes par rapport à leurs homologues américaines dans la prévention de la corruption transnationale en leur sein par la mise en œuvre effective d’un programme de conformité efficace. La loi Sapin II en France et le UK Bribery Act au Royaume-Uni y ont heureusement remédié depuis quelques années.
Enfin, la focalisation sur l’application extraterritoriale du droit américain a occulté l’importante production par l’Union européenne de normes de portée mondiale qui sont parfois appliquées de manière extraterritoriale. La protection des données personnelles est ainsi un domaine où l’Europe impose ses normes au-delà de ses frontières. En témoigne l’adoption du Règlement général sur la protection des données personnelles 2016/679 (RGPD), dont l’extraterritorialité est assumée en son article 3. Cette extraterritorialité est d’autant plus justifiée par la structure même d’Internet, qui s’affranchit des logiques de territoire, et par l’impératif de protéger le droit à la vie privée des internautes européens. La protection des données personnelles illustre une normativité européenne « par le haut » avec la définition de standards les plus élevés. Elle a permis à l’Union d’atteindre un pouvoir de négociation rarement atteint dans ses relations bilatérales avec les États-Unis. L’application extraterritoriale du droit européen s’observe aussi en matière de droit de la concurrence. La théorie dite « des effets » interdit ainsi les pratiques restrictives de concurrence des entreprises établies hors de l’Union dès lors que les effets des accords ou des pratiques incriminés auxquels elles ont participé sont ressentis au sein de l’Union.
Une convergence croissante
Si l’application extraterritoriale du droit américain alimente les polémiques médiatiques, la convergence et la coopération qu’elle a engendrées entre les deux rives de l’Atlantique en matière de sanctions des infractions économiques et financières et de politique pénale sont passées largement inaperçues. Bien loin de l’expression d’un complot géopolitique ourdi par les États-Unis, l’application extraterritoriale du droit américain a plutôt servi de fer de lance à l’harmonisation des régimes de régulation économique entre les deux rives de l’Atlantique.
Le droit de la concurrence fournit le premier exemple de cette convergence. Dans les années 1960 et 1970, les procédures antitrust américaines étaient ainsi la bête noire des entreprises françaises et européennes. Vingt ans plus tard, ces procédures sont entrées dans les mœurs en Europe, et la Commission européenne est devenue un régulateur de premier plan dans ce domaine, comme en témoignent par exemple les amendes infligées depuis 2018 à Google par la Commission pour abus de position dominante. Le droit européen de la concurrence peut ainsi impacter des entreprises et des opérations localisées en dehors des frontières de l’Union. En la matière, la Commission européenne a fait siennes un certain nombre de pratiques américaines efficaces comme la conclusion d’accords par lesquels les entreprises admettent leur participation à des accords anticoncurrentiels, la possibilité pour les tiers affectés par ces accords de demander devant les tribunaux la réparation des dommages subis du fait de ces pratiques (private enforcement) ou encore la réduction totale ou partielle du montant des amendes infligées aux entreprises en échange de la divulgation auprès de la Commission de l’existence d’une entente (leniency, ou programme de clémence). Plus largement, la convergence et la coopération dominent aujourd’hui dans ce domaine entre les régimes juridiques et entre les autorités de la concurrence de part et d’autre de l’Atlantique.
La lutte contre la corruption transnationale offre un exemple de convergence encore plus marquant. Les États-Unis prirent appui sur le FCPA pour promouvoir la négociation d’une convention internationale reprenant les grands principes de cette loi. Ces efforts furent cristallisés dans la conclusion en 1997 de la Convention OCDE sur la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales, signée depuis par 44 États qui s’obligent à mettre à niveau leur régime répressif contre la corruption. La loi Sapin II en France et le UK Bribery Act au Royaume-Uni ont été l’occasion d’un sursaut européen alors que les régimes juridiques français et britannique contre la corruption étaient bien en deçà des exigences internationales de l’OCDE.
Au-delà de l’harmonisation du cadre juridique de la lutte contre la corruption transnationale, ces législations ont introduit en France et au Royaume-Uni un régime de répression de la criminalité économique fondé sur la conformité préventive, la coopération des entreprises aux enquêtes les concernant et la résolution transactionnelle des procédures pénales. L’introduction en droit français de la « convention judiciaire d’intérêt public » (CJIP) dans les affaires de manquement à la probité impliquant des personnes morales place le principe de la coopération entre parquet et avocats de la défense au cœur des affaires de criminalité en col blanc et a permis de dépasser ce que l’on nomme pudiquement les « lenteurs de la justice », qui conduisaient en pratique à l’inefficacité, donc à l’impunité.
La CJIP conclue entre le Parquet national financier (PNF) et Airbus le 29 janvier 2020 illustre toutes les avancées de la loi Sapin II : recours à un mécanisme de transaction pénale, renforcement des sanctions, imposition d’audits ciblés du programme de conformité anticorruption de l’entreprise par l’Agence française anticorruption (AFA) et, surtout, coopération entre les autorités de poursuite de part et d’autre de l’Atlantique (répartition de l’enquête et des poursuites entre le PNF, le Serious Fraud Office britannique et le DOJ). Le PNF est désormais partie prenante, voire leader, des règlements multijuridictionnels des affaires de corruption transnationale impliquant des entreprises françaises.
Enfin, dans le domaine plus controversé des sanctions économiques internationales, la réponse occidentale à l’agression de l’Ukraine par la Russie a été l’occasion d’une approche commune dans les mesures prises par Washington et Bruxelles, reflet de la montée en puissance de l’Union européenne comme acteur géopolitique. Les Européens ont compris à cette occasion la nécessité des sanctions secondaires pour garantir l’efficacité des sanctions primaires. La criminalisation à venir de la violation des sanctions économiques par l’Union européenne est de nature à accélérer leur application et constitue un rapprochement supplémentaire entre les pratiques américaines et européennes en la matière.
À bien des égards, l’application extraterritoriale du droit américain comme européen apparaît donc comme un catalyseur puissant de la convergence des normes et de la coopération des régulateurs entre les deux rives de l’Atlantique.
Cette harmonisation s’accompagne cependant, dans ce domaine comme dans d’autres en cette ère de conflictualité géopolitique, d’un divorce croissant entre les États de droit occidentaux et les régimes autoritaires dans le maniement des armes juridiques. L’instrumentalisation croissante du droit par les régimes autocratiques des puissances émergentes dans la sphère économique internationale, de manière arbitraire et sans les garanties de l’État de droit, constitue une menace pour la poursuite de la mondialisation qui devrait retenir l’attention de l’Europe et des États-Unis bien plus que les querelles d’arrière-garde sur l’extraterritorialité.