Les États-Unis restent l’eldorado de la Tech, mais une dynamique européenne s’est amorcée et le retard que nous avons pris dans la révolution numérique s’amenuise. La France, en particulier, s’est donné les moyens de devenir un leader de cette reconquête européenne. Il reste encore du chemin à parcourir néanmoins pour que l’Europe se ménage une place dans le nouveau monde numérique qui soit à la hauteur de sa puissance économique, de son vivier de talents et de sa force entrepreneuriale. Le but sera atteint quand nos entrepreneurs bénéficieront d’une concurrence loyale en Europe, y trouveront des financements à tous les stades de leur développement et quand s’implanter dans les pays de l’UE sera devenu, pour eux, le marchepied le plus efficace pour s’internationaliser.
Des disparités fortes, mais en voie de réduction
Par rapport aux deux géants que sont les États-Unis et la Chine, l’Europe se trouve dans une position qui ne correspond ni à sa puissance économique, la deuxième mondiale, ni à la taille de son marché, le premier mondial. Quelques chiffres suffisent à mettre en évidence ce contraste flagrant. À eux deux, les États-Unis et la Chine possèdent 80 % des licornes (1) ; l’Union européenne 5 %. Ils hébergent la quasi-totalité des plateformes numériques, l’UE seulement 3 %. Les différences en termes de financement sont encore plus éloquentes. En 2020, les start-ups américaines ont levé 130 Mds€ contre 5,9 Mds€ en France, soit un écart de l’ordre de 1 à 20 !
Cependant, lorsqu’on regarde l’évolution des dernières années, l’état des lieux prend une tout autre tournure. Les start-ups et scale-ups européennes ont connu une très forte croissance. En 2021, les sommes levées ont augmenté de 169 %, contre + 120 % en Amérique du Nord et + 43 % en Asie (2). Ces levées ont dépassé la barre symbolique des 100 Mds$ pour atteindre le chiffre record de 121 Mds$, soit trois fois plus qu’en 2020 (3). En outre, leur montant moyen a plus que triplé en dix ans, passant de 13 M$ en 2010 à 43 M$ en 2021. Dans les tours de table allant jusqu’à 5 M$, les start-ups européennes représentent 31 % de tous les capitaux investis dans le monde, contre 33 % pour les États-Unis (4), soit une quasi- égalité ! De même, la part de l’Europe dans l’activité de capital- risque progresse rapidement : entre 2014 et 2021, elle a quasiment doublé en termes de financement, passant de 10 % à 19 % (5). Les levées de fonds supérieures à 100 M€ étaient en moyenne de 14 par an en Europe entre 2016 et 2020 ; elles ont décuplé en 2021 pour atteindre le chiffre record de 131 (6). Les start-ups européennes attirent en masse les fonds américains : en 2021, près de 30 % du capital déployé dans la French Tech est international, principalement américain. C’est la validation de la qualité de notre écosystème tech. Sequoia a lancé en 2022 un programme d’accélération en Europe, qui sélectionne 15 start-ups en quête d’une première levée de fonds — dite early ou seed stage — et investit dans chacune 1 M$. Aujourd’hui, on recense plus de 6 200 fonds de venture capital en Europe, dont 1 820 au Royaume-Uni. Quant au nombre de licornes, il a explosé : 31 nouvelles licornes européennes sont nées en 2022, portant leur nombre total à plus de 320, contre 131 en 2018, soit une hausse de près de 150 % en cinq ans à peine. Ces chiffres démontrent que le poids de l’Europe dans l’innovation augmente nettement plus vite que dans le reste du monde. L’UE est bel et bien entrée dans une phase de rattrapage accéléré.
La France contribue pour une large part à cette embellie européenne. Depuis une dizaine d’années, elle a multiplié les initiatives pour relever le défi de la révolution numérique. Rappelons quelques étapes. Début 2013 était créée la Banque publique d’investissement, Bpifrance, dont la principale mission est de soutenir le développement des start-ups, PME et ETI. La même année était lancée l’initiative French Tech visant à stimuler la création d’écosystèmes favorables à l’éclosion et à l’essor des start-ups françaises, en métropole et dans le monde. En 2018, le président Macron lançait l’initiative Scale-Up. En 2019, s’inspirant des acronymes de la place financière de Paris, est créé le French Tech Next 40, devenu French Tech 40/120 en 2020 pour promouvoir cet écosystème en réévaluant chaque année son classement, ce qui crée une saine émulation.
En parallèle, des financements sur projet étaient instaurés dans le cadre des programmes d’investissements d’avenir, du plan de relance puis de France 2030. Par exemple, la stratégie « start-ups industrielles et deep tech », dotée de 2,3 Mds€, soutient l’émergence d’entreprises à forte densité technologique.
Les résultats n’ont pas tardé. Aujourd’hui, la France compte, d’après l’INSEE, plus d’un million de start-ups. Le nombre de licornes est passé de 0 en 2014 à 31 en 2022 ; il a été multiplié par 7,5 entre 2016 et 2021, contre 4,7 en Allemagne et 3,4 au Royaume-Uni (7). La French Tech ne levait que 2 Mds€ en 2017 : le montant a bondi à 5,9 Mds€ en 2020, puis 11,57 Mds€ en 2021 (8) et 13,7 Mds€ en 2022 (9). Le financement par des acteurs français a également fortement progressé : de 600 M€ investis en 2011 par environ 30 fonds de capital-risque français, on est passé à 11 Mds€ en 2021, octroyés par plus de 100 fonds. Les levées des fonds de nos capital- risqueurs ont atteint 3,6 Mds€ en 2022, soit plus du double des années précédentes, 2021 exceptée. Notons enfin que ces évolutions se sont accompagnées d’un changement culturel : en 2018, 60 % des jeunes de 18-25 ans voulaient devenir entrepreneurs, contre 13 % en 2009.
Poursuivre la montée en puissance
Cette réjouissante montée en puissance de la Tech européenne doit toutefois encore se poursuivre et s’amplifier si l’on veut que l’écosystème de start-ups européen atteigne le niveau de celui des États-Unis ou de la Chine. Cela suppose à la fois d’utiliser tous les leviers d’opportunité américains, de mobiliser les acteurs financiers de l’UE et de déployer des politiques publiques européennes innovantes et ambitieuses.
Recourir davantage au marchepied américain
Les États-Unis demeurent le centre névralgique de l’innovation mondiale. La baie de San Francisco constitue un écosystème sans pareil, grâce à trois atouts : le nombre et l’excellence des talents, le nombre de grandes entreprises de la Tech et l’ampleur inégalée des financements disponibles. Ses venture capitalists concentrent un tiers des fonds investis dans le monde (10) et la région abrite près de 300 licornes. Nos partenaires européens poussent activement leurs start-ups nationales à s’y implanter afin d’acquérir l’état d’esprit qui fait le succès de la Silicon Valley, d’accéder à des capitaux et de pénétrer le marché américain, étape encore incontournable pour devenir un leader mondial. De nombreux incubateurs/accélérateurs — Y Combinator, Plug & Play, 500 Global… — y contribuent, qui facilitent l’intégration des start-ups européennes en début de croissance dans l’écosystème de la Baie.
La France a développé des services spécifiques pour accompagner ses propres start-ups à l’international, particulièrement aux États-Unis. L’agence chargée de l’internationalisation de l’économie, Business France, met en œuvre chaque année une trentaine de programmes, déployés dans près de 30 pays, auxquels recourent plus d’un millier d’entre elles. L’agence offre trois types de services — ignition, immersion, impact — qui répondent à leurs besoins à chaque stade de développement. Les plus jeunes sont emmenées à des événements incontournables de la Tech, après avoir été activement préparées afin d’optimiser leur présence et leur visibilité. Les start-ups plus avancées bénéficient de French Tech Tours et de French Tech Days, qui leur permettent de définir leurs marchés prioritaires et de caler leur stratégie de conquête. Aux plus matures l’agence propose avec Bpifrance un programme intensif destiné à leur implantation et à leur réussite commerciale rapide sur les marchés américain, chinois et maintenant européen. Depuis 2014, Impact USA, devenu SaaS Lander en 2022, a immergé plus de 110 start-ups : 70 % d’entre elles se sont implantées aux États-Unis et elles ont levé plus de 2 Mds$ de fonds. Entre autres exemples, Mirakl a atteint le statut de licorne, Jellyfish a acquis Tradelab, et Vadesecure, numéro trois mondial de la sécurité des boîtes mail, a levé plus de 80 M$.
Quelques start-ups emblématiques françaises comme Ivalua, Loft Orbital, Platform.sh ou DNA Script se sont implantées dans la baie de San Francisco. Notre présence n’est cependant pas encore à la hauteur de la réputation acquise là-bas par la Tech française et de la reconnaissance dont bénéficient nos ingénieurs, nos entrepreneurs et nos innovations.
En outre, le partenariat franco-américain ne se limite pas uniquement à projeter nos entreprises sur le marché américain. Il vise aussi à renforcer notre collaboration avec les acteurs américains directement sur le sol européen pour y appliquer des bonnes pratiques développées aux États-Unis. Plusieurs acteurs majeurs de la Silicon Valley ont fait connaître leur volonté d’approfondir les liens qui les unissent à la France : Google X, filiale R&D du groupe, voudrait travailler avec des institutions académiques d’excellence en France ; Plug & Play souhaite accueillir davantage de start-ups françaises pour assurer leur accélération au sein de l’écosystème local ; StartX, l’incubateur le plus important de Stanford, est prêt à signer un accord avec la France pour imaginer un accès privilégié pour nos start-ups nationales ; Xcelerator, l’incubateur de technologies blockchain de Berkeley, aspire à rencontrer des start-ups françaises du secteur. Autant d’opportunités que la France doit saisir en étoffant pour cela sa représentation institutionnelle locale afin d’engager le dialogue avec ces acteurs et donner suite à leurs offres de partenariat.
Accélérer la construction de l’Europe de la Tech
La poursuite de l’essor de la French Tech et des autres Tech nationales de l’UE suppose également le déploiement d’un écosystème européen performant, dont les intérêts seraient mieux défendus.
Dans le cadre de la présidence française de l’Union européenne, la France et l’Allemagne ont proposé, le 8 février 2022, trois avancées concrètes en ce sens. Elles font suite à l’initiative Scale-Up, lancée en France en 2018 par Emmanuel Macron, puis étendue au niveau européen en 2021. Scale-Up Europe réunit un groupe de plus de 300 fondateurs de start-ups et de scale-ups, investisseurs, chercheurs, grands groupes, avec l’objectif ambitieux de créer plus de 10 géants technologiques valorisés à plus de 100 Mds€ au sein de l’Union européenne d’ici à 2030.
L’Europe manque en effet de fonds d’une taille suffisante, et n’a investi l’univers du capital-risque que tardivement à la fin des années 1990, bien après les États-Unis, pour répondre aux besoins de financement de ses start-ups en phase de croissance exponentielle. Selon une étude de Dow Jones Private Equity, les fonds de pension apportent près de 20 % des financement des venture capitalists américain alors qu’en Europe on peine à atteindre les 2 % (11). En conséquence, les start-ups européennes sont amenées à recourir à des financements extra-européens, qui conduisent souvent à leur expatriation ou à leur rachat, donc à une perte pour l’UE. Concernant les fonds de late stage, qui financent l’accélération de la croissance et la projection à l’international, on en comptait un seul en Europe en 2020, contre 28 aux États Unis, d’où la première avancée proposée, soutenue par 18 États membres : la création d’un fonds destiné à financer les derniers stades de développement des scale-ups pour soutenir l’émergence des entreprises européennes de rang mondial de demain. Ce fonds, appelé European Tech Champions Initiative, alimentera les fonds de capital-risque européens afin d’accroître leurs capacités d’investissement. Sa gestion sera confiée au FEI, filiale de la Banque européenne d’investissement, qui joue déjà un rôle majeur dans le financement des start-ups tricolores et européennes. Ce nouveau mécanisme européen vise à faire naître 10 à 20 fonds européens de plus de 1 Md€ focalisés sur la croissance des licornes et des champions de la Tech. Il est déjà doté de 3,5 Mds€ et sera complété au fur et à mesure du déploiement de cette initiative.
La deuxième avancée a pour objectif de faire émerger des entreprises européennes d’innovation de rupture de rang mondial. À cette fin, le Conseil européen de l’innovation (12) a été doté d’une capacité accrue de soutien financier des projets, avec des plafonds d’investissements pouvant excéder 15 M€, et un projet EIC Scale Up 100 a été lancé pour sélectionner les entreprises prometteuses en matière d’innovation de rupture qui seront accompagnées dans leur développement.
Enfin, la troisième avancée consiste à s’organiser pour attirer davantage de talents internationaux en Europe. De nombreux États membres ont déjà déployé des dispositifs dans ce sens — des visas tech, notamment —, mais le manque de visibilité et de coordination entrave encore la mobilité des talents de l’étranger vers l’Europe et au sein de l’Europe. C’est pourquoi plusieurs agences et organismes européens en charge de l’attractivité se sont engagés à faciliter les procédures administratives et l’arrivée des talents étrangers sur le sol européen, notamment en instaurant un guichet unique d’information, l’European Tech Talent, en collaboration avec l’European Start-Up Nations Alliance (ESNA).
Retrouver la liberté concurrentielle
À toutes ces initiatives bienvenues doit toutefois s’ajouter une considération plus vaste, celle du cadre concurrentiel général dans lequel évoluent les entreprises européennes. Leur création et leur essor supposent en effet non seulement des financements et des talents, mais encore la possibilité de capter une clientèle. De fait, les grandes plateformes existantes, particulièrement américaines, les GAFAM pour bien les nommer, tendent à rendre les entreprises et les consommateurs dépendants de leurs services et donc à empêcher la concurrence des autres entreprises. La réglementation européenne de la concurrence s’applique évidemment à elles, mais les sanctions viennent souvent bien tard et de façon ponctuelle. Le règlement Digital Markets Act du 14 septembre 2022, qui est entré en application le 2 mai 2023, est destiné à remédier aux pratiques anticoncurrentielles de ces géants d’Internet et à corriger les déséquilibres de leur domination sur le marché numérique européen. Il va instaurer une concurrence loyale entre les acteurs du numérique, notamment au profit des petites et moyennes entreprises et des start- ups de l’UE ; il va aussi stimuler l’innovation, la croissance et la compétitivité sur le marché numérique et renforcer la liberté de choix des consommateurs européens.
Après l’adoption du DMA et du DSA (13), les autorités européennes travaillent maintenant sur un Digital Governance Act (DGA), visant à favoriser la souveraineté numérique de l’Union européenne. Complémentaire du règlement européen sur la protection des données (RGPD), il entend faciliter le partage sécurisé des données entre les différents secteurs d’activités et entre les États membres en créant un marché unique européen des données. Cette disponibilité partagée va permettre de créer de nouveaux services et produits innovants et, par conséquent, de stimuler l’entrepreneuriat Tech européen.
(1) Jeunes entreprises tech non cotées en Bourse et valorisées à plus d’un milliard d’euros.
(2) Goldman Sachs, « Europe’s digital economy : Venture Capital », 15 mars 2022.
(3) Pitchbook European Venture Report Q2.
(4) Atomico.
(5) KPMG –VenturePulse Q4 2021, « Global analysis of venture funding ».
(6) Calculs Banque de France à partir de données CB Insights, Banque de France, Billet n°286, « Les enjeux d’un renforcement du financement européen des start- ups », 14 octobre 2022.
(7) Dealroom & French Tech, « French startups and VC on record track in 2021 », novembre 2021.
(8) Baromètre EY du capital-risque, 2021.
(9) Maddyness, 3 janvier 2023.
(10) Selon Crunchbase, 431 VC de la Silicon Valley ont levé 207 Mds$ en 2021 : https://www.crunchbase.com/hub/silicon-valley-investors-funds-raised-in-2021
(11) L’Opinion, 31 janvier 2023.
(12) Créé officiellement en 2021, le Conseil européen de l’innovation est un dispositif de financement public destiné à des projets et à des entreprises qui développent ou lancent la commercialisation d’une innovation de rupture ou radicale. Il s’agit d’un guichet unique destiné aux « innovateurs » qui portent des projets à haut risque et peinent à trouver des financements.
(13) Le Digital Services Act du 19 octobre 2022 responsabilise les plateformes numériques et lutte contre la diffusion de contenus illicites ou préjudiciables et de produits illégaux en vue de mieux protéger les internautes européens et d’aider les petites entreprises de l’UE à se développer.